SOUVERAINETÉ RÊVÉE, DÉPENDANCE ASSUMÉE
EXCLUSIF SENEPLUS - Développement endogène contre dépendance financière, approche morale contre réalisme politique... : la "Vision 2050" du nouveau régime sénégalais porte en elle de nombreuses contradictions, d'après une étude universitaire

(SenePlus) - L'histoire politique du Sénégal peut sembler faite de ruptures spectaculaires - alternances démocratiques, changements de cap économiques, nouveaux slogans mobilisateurs. Pourtant, une analyse scientifique approfondie menée par Elhadji Mamadou Mbaye, enseignant-chercheur en science politique à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis, révèle une réalité plus nuancée. Sous les discours de transformation radicale se cache une remarquable continuité dans les valeurs fondamentales qui guident l'action publique sénégalaise.
Cette recherche, basée sur une méthodologie qualitative originale incluant des entretiens avec des acteurs politiques de premier plan, des scientifiques et des leaders communautaires, ainsi qu'une analyse socio-historique des discours et pratiques gouvernementales, offre un regard inédit sur soixante-cinq années de construction étatique sénégalaise.
Pour comprendre la spécificité sénégalaise, il faut d'abord saisir ce qui constitue le socle idéologique du pays depuis l'indépendance. Le chercheur identifie trois piliers fondamentaux qui traversent tous les régimes politiques : la souveraineté nationale, la préservation de l'unité nationale et la protection de la dignité humaine. Ces valeurs forment ce qu'il appelle une "approche humaniste" des politiques publiques, directement héritée de la philosophie politique africaine traditionnelle.
Cette approche trouve sa formulation la plus claire dans l'expression wolof "Nitt nitay Garabam" - l'homme est le remède de l'homme. Cette maxime, qui traverse toute l'histoire politique sénégalaise, traduit une conception de l'État comme garant de la dignité humaine et promoteur de l'interdépendance sociale. Contrairement aux modèles occidentaux souvent centrés sur l'individu rationnel ou l'efficacité économique, le modèle sénégalais place l'être humain dans sa globalité au cœur de l'action publique.
Cette approche humaniste se distingue également du libéralisme occidental par sa dimension morale explicite. Comme l'explique l'étude, "dans les sociétés religieuses, agir moralement c'est obéir à Dieu". Au Sénégal, pays à 95% musulman, cette dimension religieuse irrigue naturellement la conception de la politique, créant un lien organique entre morale et gouvernance que les dirigeants successifs ont maintenu, chacun à leur manière.
Mamadou Dia : l'architecte d'une vision endogène
L'analyse historique révèle que cette approche humaniste trouve son expression la plus aboutie dans l'œuvre de Mamadou Dia, président du Conseil de 1957 à 1962. Figure longtemps occultée de l'histoire sénégalaise, Dia apparaît dans cette étude comme le véritable concepteur d'un modèle de développement endogène qui continue d'inspirer les dirigeants actuels.
Sa vision du "socialisme africain" ne constitue pas une simple adaptation du marxisme aux réalités locales, mais une pensée politique originale centrée sur les coopératives paysannes et l'animation rurale. Dia propose alors "un développement participatif, générateur de démocratie, à travers l'économie sociale des coopératives", visant à "libérer les paysans et les travailleurs de toute forme de tutelle".
Cette expérience, brutalement interrompue en 1962 par le conflit avec Senghor, illustre les tensions permanentes entre vision endogène et contraintes externes qui caractérisent l'histoire politique sénégalaise. Comme le note l'auteur, la vision de Dia "s'est très tôt heurtée à la résistance d'une partie des autorités musulmanes et d'une grande partie de la classe politique ainsi qu'aux intérêts économiques dominants hérités de la colonisation".
L'une des contributions majeures de cette étude réside dans sa mise en évidence de la hiérarchie des référentiels qui encadrent l'action publique. Au-dessus des référentiels nationaux portés par les dirigeants sénégalais s'impose un "référentiel global néolibéral" qui limite considérablement leur marge de manœuvre.
Ce référentiel global, né de la "victoire" du modèle capitaliste sur le communisme après la guerre froide, impose ses normes à travers les institutions de Bretton Woods. Les Politiques d'Ajustement Structurel des années 1980-90 illustrent parfaitement cette contrainte externe : "réduction des déficits publics, privatisation des services de l'État, réduction des politiques sociales" deviennent les maîtres-mots imposés aux gouvernements africains.
Cette analyse permet de comprendre pourquoi, malgré leurs convictions socialistes affichées, les présidents Diouf et même Sall ont dû appliquer des politiques néolibérales. "Sous Abdou Diouf, le Sénégal sous perfusion était gouverné par le Consensus de Washington", résume le chercheur. Cette tension entre aspirations nationales et contraintes internationales constitue l'un des défis permanents de la gouvernance sénégalaise.
Wade et Macky Sall : le pragmatisme néolibéral
L'arrivée de l'alternance en 2000 avec Abdoulaye Wade marque une rupture dans l'histoire politique sénégalaise, mais pas nécessairement dans le sens attendu. L'étude révèle que Wade, paradoxalement élu par une coalition anti-système, va en réalité accentuer l'orientation néolibérale du pays tout en développant un style de gouvernance hyper-personnalisé.
La vision économique de Wade se caractérise par une priorité accordée aux "grands travaux" et aux projets d'infrastructure spectaculaires, au détriment des politiques sociales de renforcement du capital humain. Cette approche, que l'auteur qualifie de "socio-néolibérale", combine des mesures libérales (privatisations, ouverture aux investisseurs étrangers) avec quelques politiques sociales destinées à maintenir la paix sociale.
Macky Sall, successeur de Wade, s'inscrit dans cette même logique avec son Plan Sénégal Émergent (PSE). Conçu par le cabinet international McKinsey, ce référentiel "n'est pas une vision endogène ni contextualisée aux réalités du pays" mais "s'inscrit dans une tendance d'un développement néolibéral basé sur des critères macro-économiques qui doivent satisfaire les institutions internationales".
L'échec relatif du PSE dans sa dimension sociale illustre les limites de cette approche. Malgré des indicateurs macro-économiques favorables (croissance de 6,6% entre 2014 et 2018), la pauvreté a continué d'augmenter : "37,8% des Sénégalais sont pauvres en 2019, ce taux atteint 70% dans certaines régions rurales, et leur nombre ne cesse d'augmenter".
L'arrivée au pouvoir du tandem Diomaye-Sonko en 2024 marque potentiellement un tournant dans l'histoire des référentiels sénégalais. Le nouveau référentiel "Vision 2050" se veut explicitement en rupture avec les approches précédentes en revendiquant un "développement endogène" et une "approche morale" de la politique.
Cette vision s'articule autour de deux dimensions principales que l'étude analyse en détail : l'approche morale et la quête de souveraineté. L'approche morale, directement inspirée de l'héritage de Mamadou Dia, place l'éthique et la transparence au cœur de l'action publique. Elle se traduit concrètement par des initiatives comme la révélation de la "vraie" situation des finances publiques, quitte à subir les conséquences diplomatiques et financières de cette transparence.
La dimension souveraine se manifeste par une volonté de "compter sur ses propres ressources pour un développement endogène". Cette approche se décline dans tous les secteurs : transformation locale des matières premières, développement des coopératives agricoles, création d'un fonds souverain pour les hydrocarbures, souveraineté pharmaceutique et numérique.
Les contradictions et défis du nouveau référentiel
Cependant, l'analyse révèle plusieurs contradictions internes qui fragilisent ce nouveau référentiel. La première concerne la tension entre souveraineté revendiquée et dépendance financière réelle. Avec une dette publique de 99,67% du PIB en 2024, "principalement une dette étrangère contractée auprès des bailleurs internationaux", le Sénégal reste largement tributaire des institutions financières internationales.
La deuxième contradiction porte sur la méthode d'élaboration du référentiel. Malgré ses ambitions participatives, la "Vision 2050" souffre du même défaut que ses prédécesseurs : elle a été conçue "sans associer les administrations et les populations". Cette approche "top-down" limite considérablement les chances d'appropriation par les principaux concernés.
L'étude identifie également un défi majeur dans le financement des politiques publiques. Les 18.000 milliards de francs CFA nécessaires à la mise en œuvre de la vision doivent provenir à 14% du secteur privé. Or, "la majorité des grandes entreprises sénégalaises sont des filiales de groupes étrangers", ce qui questionne la réalité de la souveraineté économique visée.
Face à ces défis, le chercheur plaide pour un retour aux fondamentaux de l'approche humaniste sénégalaise. Cette approche, qu'il théorise dans son étude, "analyse la place accordée à l'humain dans les décisions politiques en vue de répondre aux besoins humains fondamentaux".
Contrairement aux pays du Nord qui ont largement résolu les questions de droits fondamentaux, "les États en Afrique peinent encore à résoudre ces défis primaires de leurs populations". L'approche humaniste consiste donc à "concevoir et mettre en œuvre des politiques pour l'accès à ces droits élémentaires" : eau, nourriture, logement, soins de santé primaires.
Cette approche ne rejette pas la croissance économique mais la subordonne à l'épanouissement humain. Elle s'inspire notamment du concept bantou d'Ubuntu, qui valorise "l'interdépendance entre les humains" et "la disposition à faire du bien". Adaptée au contexte sénégalais, elle pourrait permettre de dépasser les contradictions entre efficacité économique et justice sociale.
Recommandations pour l'avenir
L'étude se conclut par plusieurs recommandations pour optimiser l'efficacité des politiques publiques sénégalaises. La première concerne la nécessité d'une plus grande inclusion dans l'élaboration des référentiels. "Son appropriation par les différents acteurs suppose au préalable leur contribution, leur implication dans son élaboration", insiste l'auteur.
La deuxième recommandation porte sur la nécessité d'équilibrer éthique de conviction et éthique de responsabilité. Si l'approche morale constitue un atout dans un contexte de défiance envers les élites politiques, elle doit s'articuler avec une approche pragmatique tenant compte des contraintes internationales et des rapports de force géopolitiques.
Enfin, l'étude plaide pour un développement des indicateurs humanistes dans l'évaluation des politiques publiques. Au-delà des performances macro-économiques, il convient de prendre en compte "les critères non monétaires du bien-être comme l'état de santé ou le niveau d'alphabétisation".
Cette analyse approfondie de l'évolution des référentiels politiques sénégalais éclaire d'un jour nouveau les défis contemporains du pays. Elle montre que malgré les discours de rupture, une certaine continuité traverse l'histoire politique sénégalaise, portée par des valeurs humanistes profondément ancrées dans la culture nationale.
Le défi pour les dirigeants actuels consiste à actualiser cet héritage humaniste face aux contraintes du monde contemporain. Cela suppose de dépasser les approches purement technocratiques pour réinventer des formes de gouvernance qui articulent efficacité et dignité humaine, souveraineté nationale et coopération internationale, tradition et modernité.
L'expérience sénégalaise, avec ses réussites et ses limites, offre ainsi des enseignements précieux pour l'ensemble des pays africains en quête de modèles de développement authentiques et durables. Elle démontre que la voie vers un développement endogène passe nécessairement par une meilleure compréhension et une valorisation des référentiels culturels et politiques propres à chaque société.
Cette étude constitue une contribution majeure à la compréhension des dynamiques politiques africaines et ouvre de nouvelles perspectives pour repenser l'action publique en contexte postcolonial. Elle invite à dépasser les analyses superficielles des alternances politiques pour saisir les continuités profondes qui structurent les sociétés africaines et leurs aspirations au changement.