QUAND LA MONNAIE DEVIENT UNE AFFAIRE DE LIBERTÉ
Le franc CFA n'est pas une anomalie économique. Il s'agit d'un choix politique hérité du passé, prolongé par le silence des élites et l'invisibilité des traités. Mais un choix politique peut être modifié, reconstruit

Pourquoi continue-t-on à penser que la monnaie n'est qu'une affaire de comptables, d'économistes et de banquiers ? Qu'elle serait neutre, technique et déconnectée des enjeux de pouvoir ? Pourtant, l'histoire dit tout le contraire. Chaque peuple qui s'est libéré a voulu sa propre monnaie. La monnaie est en effet un acte de souveraineté. Elle indique qui décide, qui contrôle et qui oriente le destin économique.
La monnaie c'est une arme de souveraineté et un enjeu de pouvoir
1. Souveraineté monétaire : quand une nation maîtrise son destin économique
Une monnaie nationale, c'est bien plus qu'un simple moyen de paiement. C'est l'un des derniers symboles de la souveraineté d'un État, un levier essentiel pour affirmer son indépendance et orienter son développement.
Pourquoi ? Parce qu'elle permet à un pays de :
- Piloter sa politique économique : fixer les taux d'intérêt, ajuster la masse monétaire, lutter contre l'inflation ou, au contraire, relancer l'activité en cas de récession. Sans maîtrise de sa monnaie, un État se retrouve les mains liées, soumis aux décisions d'autrui.
- Financer ses priorités (écoles, hôpitaux, infrastructures...). Une banque centrale souveraine peut créer de la monnaie pour investir dans l'avenir, ou emprunter à des conditions avantageuses. À l'inverse, l'adoption d'une devise étrangère (dollar, euro) prive les gouvernements de cette marge de manœuvre.
- Amortir les crises : En cas de choc économique, un État peut dévaluer sa monnaie pour augmenter ses exportations, ou injecter des liquidités pour sauver des emplois. Ceux qui dépendent d'une monnaie étrangère n'ont pas cette liberté.
Exemple criant : Les pays de la zone euro ont dû subir les plans d'austérité imposés par Bruxelles pendant la crise de la dette, faute de pouvoir dévaluer ou imprimer des euros à leur guise. La monnaie, c'est le droit de dire "non" aux diktats extérieurs.
2. La monnaie, c'est d'abord un cadre juridique avec des règles pour asseoir l'autorité de l'État
Une monnaie ne s'improvise pas. Elle repose sur un arsenal juridique et institutionnel qui en fait un outil au service du pouvoir politique :
- La banque centrale, gardienne de la stabilité : Que ce soit la BCE pour l'euro, la Fed pour le dollar ou la BCEAO pour le franc CFA, ces institutions décident qui a le droit de créer de la monnaie, à quel rythme, et dans quel but. Leur indépendance est souvent brandie comme une garantie de sérieux... mais elle peut aussi servir à dépolitiser des choix éminemment politiques.
- Le cours légal est une obligation imposée : refuser une monnaie nationale pour régler une dette sur son territoire, c'est risquer des poursuites. C'est ce qui distingue le franc CFA du dollar dans les pays africains qui l'utilisent : le premier est une obligation, le second, un choix.
- La lutte contre la contrefaçon, une affaire d'État : falsifier la monnaie, c'est s'attaquer à la crédibilité même de l'État. Les peines sont lourdes, car c'est la confiance dans la nation qui est en jeu.
En clair : Une monnaie, ça se défend. Par les lois, par les institutions, et parfois... par la force.
3. Quand la monnaie devient une arme géopolitique
Dans l'ombre des traités et des banques centrales, la monnaie est aussi un instrument de domination ou de résistance :
- Le dollar est une arme de guerre économique que les États-Unis n'hésitent pas à utiliser : exclure des pays du système SWIFT (comme l'Iran ou la Russie) pour les asphyxier financièrement. Une preuve que contrôler la monnaie mondiale, c'est détenir un pouvoir quasi impérial.
- L'émergence de monnaies alternatives, acte de rébellion : par exemple, lorsque la Chine pousse son yuan numérique pour contourner le dollar et protéger ses échanges des sanctions américaines. L'euro, à sa création, était un projet politique avant d'être économique : une Europe unie face à l'hégémonie du billet vert. Même les cryptomonnaies d'État (comme le e-naira au Nigeria) sont des tentatives pour échapper à la tutelle du dollar ou du franc CFA.
Le message est donc simple : dans un monde où les rapports de force se jouent aussi en devises, une monnaie, ça se conquiert, ça se défend, ou ça se subit.
En une phrase : La monnaie n'est pas qu'un outil économique, c'est un pouvoir. Et comme tout pouvoir, elle se partage rarement sans combat.
C'est là que le franc CFA devient bien plus qu'une simple devise. Il est un révélateur. Il révèle un déséquilibre ancien entre indépendance politique proclamée et dépendance monétaire persistante. Il révèle également un débat confisqué, trop souvent dominé par des économistes qui réduisent cette monnaie à des indicateurs techniques, occultant ainsi les traités qui l'encadrent et les choix politiques qu'elle implique.
Alors, posons les vraies questions. Non pas « Faut-il sortir du CFA ? » (question trop étroite), mais « Quelle monnaie pour quelle Afrique ? »
1. Monnaie : un drapeau qui ne flotte pas au vent des marchés
Une arme de souveraineté
Disposer de sa propre monnaie permet de financer ses priorités sans dépendre des marchés. C'est aussi ajuster ses politiques en fonction de ses réalités locales. C'est pouvoir répondre aux crises avec des outils souples et adaptés. Bien entendu, à condition que l'économie soit bâtie sur des fondamentaux solides et que la bonne gouvernance politique, économique et des affaires en soit la colonne vertébrale.
Les grandes puissances ne s'en privent pas : les États-Unis utilisent le dollar comme levier géopolitique et l'Union européenne a conçu l'euro pour cimenter son projet politique. Pourquoi l'Afrique serait-elle la seule à devoir attendre des « garanties » extérieures pour décider ?
L'illusion de la neutralité. On nous dit que la monnaie est une « affaire de stabilité ». Mais de quelle stabilité parle-t-on ? Celle qui rassure les investisseurs ou celle qui donne aux peuples le contrôle de leur avenir ? Derrière les indicateurs se cachent des rapports de force. Derrière les « bons chiffres », une absence criante de justice.
Comme le rappelle l'économiste togolais Kako Nubukpo, « une monnaie, c'est comme un drapeau. La réduire à des chiffres, c'est nier son âme. »
2. Le franc CFA : une stabilité qui coûte cher
Un débat biaisé par l'économisme. Sur les plateaux de télévision et dans les journaux, le débat est dominé par des experts en économie. Résultat : on parle d'inflation, de parité, de compétitivité, mais rarement de traités ou de décisions politiques. Or, la France reste impliquée dans le fonctionnement du franc CFA.
Les mécanismes actuels :
- Garantie de convertibilité : La France garantit toujours la convertibilité du franc CFA en euros à un taux fixe (1 euro = 655,96 francs CFA). Les pays de la zone peuvent ainsi échanger leurs francs CFA contre des euros à tout moment, ce qui assure une certaine stabilité monétaire. Cette garantie est perçue par la France comme un pilier de la stabilité économique de la région et elle est toujours en vigueur, même après les réformes de 2020.
- Assistance en devises : La Banque de France s'engage à fournir des devises aux banques centrales africaines en cas de besoin, si leurs réserves sont épuisées.
- Présence institutionnelle : Avant 2020, la France avait un représentant au sein des organes de décision et de contrôle de la BCEAO (Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest) et de la BEAC (Banque des États de l'Afrique centrale), ainsi qu'à la Commission bancaire. Depuis la réforme de 2020, la France a officiellement retiré ses représentants de ces instances pour la zone UEMOA (Afrique de l'Ouest). La Banque de France reste toutefois garante de la convertibilité de l'Eco (la nouvelle monnaie) avec l'euro, et la parité fixe est maintenue. Aucune réforme similaire n'a été appliquée pour la zone CEMAC (Afrique centrale) : la France conserve une influence indirecte et les accords initiaux (dont la présence française dans les instances) restent en place.
- Gestion des réserves : Avant 2020, les pays de la zone UEMOA devaient déposer 50 % de leurs réserves de change sur un compte d'opération au Trésor français. Ce dépôt était rémunéré à un taux plancher de 0,75 % par an et les intérêts revenaient aux pays africains. Depuis, cette obligation a été supprimée pour la zone UEMOA : les réserves de change ne sont plus centralisées en France et la BCEAO peut désormais les gérer comme elle l'estime approprié. En revanche, pour la zone CEMAC, l'obligation de déposer 50 % des réserves de change en France reste en vigueur.
Des traités invisibles pour le citoyen. Les accords qui régissent le CFA sont rarement lus, encore moins débattus. Leur langage technique les rend inaccessibles. Or, ce sont ces textes, et non les marchés, qui conditionnent ce que nos pays peuvent faire ou non.
La réforme de 2020, qui a renommé le franc CFA en « Eco » dans l'UEMOA, a été présentée comme une rupture. Pourtant, rien n'a vraiment changé : parité fixe, réserves déposées en France, absence de pilotage politique africain. Un changement de vitrine, pas de système.
3. Comment sortir du piège ? Il faut repolitiser la monnaie : redonner leur place aux juristes, historiens et citoyens
Trop longtemps, le débat a été monopolisé par une expertise dépolitisée. Il faut élargir le cercle : les juristes doivent expliquer les clauses qui lient les États africains à la France, les historiens rappeler que le franc CFA a été créé en 1945 comme outil colonial, et les citoyens doivent comprendre que la monnaie les concerne au quotidien, qu'il s'agisse de l'éducation, de l'emploi ou de la souveraineté.
Des forums publics, des infographies et des vidéos pédagogiques peuvent permettre de populariser ce débat. Le CFA ne doit plus être un sujet tabou, ni une affaire réservée aux techniciens.
Explorer les vraies alternatives. Certains pays, comme la Guinée ou le Mali, ont tenté de suivre des voies monétaires indépendantes. Il faut en tirer des leçons, mais pas des leçons de morale. Le projet d'Eco de la CEDEAO reste une possibilité, à condition qu'il soit conçu par les Africains pour les Africains.
Exiger la transparence : Pourquoi les accords du franc CFA ne sont-ils pas rendus publics dans un langage clair ? Pourquoi la France conserve-t-elle un siège à la BCEAO ? Ces questions doivent être posées publiquement, sans détour.
Conclusion : La monnaie, c'est nous
Comme on le voit, les réformes de 2020 ne concernent que la zone UEMOA (Afrique de l'Ouest) et la future monnaie « Eco ». La zone CEMAC (Afrique centrale) n'a pas connu de changements similaires. La garantie de convertibilité et la parité fixe avec l'euro restent en vigueur dans les deux zones, ce qui maintient une dépendance économique à l'égard de la France et de l'Union européenne.
Les critiques soulignent que ces réformes sont symboliques et ne remettent pas en cause la structure de dépendance monétaire, notamment en raison du maintien de la garantie de convertibilité et de la parité fixe.
Le franc CFA n'est pas une anomalie économique. Il s'agit d'un choix politique hérité du passé, prolongé par le silence des élites et l'invisibilité des traités. Mais un choix politique peut être modifié. Mieux encore, il peut être reconstruit à l'échelle régionale, démocratique et populaire.
Alors oui, il faut sortir du faux débat « pour ou contre le CFA ». Il faut poser la vraie question : « Quelle monnaie voulons-nous pour une Afrique souveraine, digne et unie ? »
Et vous, quelle monnaie imaginez-vous pour une Afrique libre et maîtresse de son destin ? Quelle monnaie imaginez-vous pour une Afrique libre et maîtresse de son destin ?
Chérif Salif Sy est économie-politiste, professeur à l’Institut supérieur de finances, militant pour l’unité Africaine et la naissance de la monnaie de la CEDEAO et dans l’Union.