N’ayant pas pu joindre directement M. Bèye afin de connaître la source de son affirmation, Africa Check a contacté Seydou Touré, coordonnateur de la cellule communication du Port autonome de Dakar qui nous a mis en rapport avec Papa Ibrahima Sow, le directeur commercial du Port. Ce dernier nous a recommandé de consulter les données de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie du Sénégal (ANSD).
L’édition 2019 de la Note d’analyse du commerce extérieur (NACE) publiée par l’ANSD révèle que « le Sénégal a principalement dirigé ses exportations de l’année 2019 vers les continents européen (34,1%), africain (32,1%) et asiatique (24,2%) ».
Pour ce qui est de l’Afrique, les principaux clients du Sénégal sont pour l’essentiel les pays de la CEDEAO, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest. « Les exportations vers les pays de la CEDEAO en 2019 se sont hissées à 518,5 milliards de FCFA contre 490,6 milliards de FCFA l’année précédente, soit une progression de 5,7% », lit-on.
Le document ressort notamment que les exportations vers la CEDEAO, représentent 81,7 % des expéditions vers le continent africain au cours de la période sous revue.
Le Mali arrive en tête avec 205 milliards de FCFA, suivi de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, de la Gambie et du Burkina Faso », précise le document.
Ce que disent les données de la BCEAO et de la statistique malienne
Nous avons consulté le dernier rapport de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) sur la balance des paiements et position extérieure globale du Sénégal, publié en décembre 2019 mais portant sur l’année 2018. Bien que les données qui y sont contenues soient différentes de celles de l’ANSD sur la même période (2018), on observe la même tendance.
Il y est ainsi indiqué à la page 7 que « les pays de la CEDEAO et en particulier ceux de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) sont les principaux clients du Sénégal ».
Parmi ceux-ci, « le Mali, qui concentre 22,4 % des exportations, reste la principale destination des ventes extérieures de marchandises au sein de l’Union. Il est suivi par la Côte d’Ivoire, la Gambie (non membre de l’UEMOA), la Guinée-Bissau et le Burkina Faso. Les expéditions vers les pays de l’UEMOA sont constituées principalement de produits pétroliers, de ciment et, dans une moindre mesure, de produits alimentaires manufacturés », précise le document.
RESTITUTION DES BIENS CULTURELS AFRICAINS, L'IMMENSE DÉFI
Pour mener à bien ce projet, il va sans dire qu’un autre tabou doit être levé : celui d’éveiller les consciences politiques africaines, là où les politiques publiques ont échoué malgré une implication de plus en plus forte de la société civile
L'Afrique des Idées |
Nadia Lamlili |
Publication 06/12/2020
Le mercredi 4 novembre 2020, le Sénat français a adopté le projet de loi restituant au Bénin et au Sénégal des biens culturels amenés en France à l’époque coloniale : 26 œuvres réclamées par Cotonou, prises de guerre du général Dodds dans le palais de Béhanzin, après les sanglants combats de 1892. Le Sénégal, de son côté, est maintenant propriétaire d’un sabre et son fourreau attribués à El Hadj Omar Tall, grande figure religieuse et résistant sénégalais du XIXème siècle.
Cette restitution, intervenue suite à un engagement du président français Emmanuel Macron lors d’une visite à Ouagadougou en novembre 2017- visite qui a été suivie d’un éminent rapport commandé à Bénédicte Savoy, professeure au Collège de France et historienne de l’art, et à Felwine Sarr, écrivain et économiste sénégalais- reste cependant un premier pas d’un parcours plus long: « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique», avait assuré le président français sous les applaudissements.
Dans leur rapport de 232 pages, intitulé « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain : Vers une nouvelle éthique relationnelle », Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont clairement expliqué que le sujet des restitutions soulève des questions plus profondes. Ils évoquent la nécessité d’une révision des paradigmes hérités de la colonisation pour rendre justice à une mémoire africaine profondément blessée.
« Parler d’œuvres d’art et de restitutions du patrimoine africain en Afrique, c’est ouvrir un chapitre, un seul, dans une histoire plus vaste et certainement plus difficile. Derrière le masque de la beauté, la question des restitutions invite en effet à mettre le doigt au cœur d’un système d’appropriation et d’aliénation, le système colonial, dont certains musées européens, à leur corps défendant, sont aujourd’hui les archives publiques », est-il souligné dans le rapport.
Une restitution au cas par cas
Malgré le signal fort qu’il envoie, le projet de loi restituant les œuvres d’art au Bénin et au Sénégal est donc loin d’être à la hauteur des enjeux. Juridiquement parlant, il s’agit d’une dérogation au code du patrimoine français qui impose d’une façon claire et absolue l’inaliénabilité des collections publiques françaises, leur imprescriptibilité et leur insaisissabilité. En clair, les objets d’art français ne peuvent être destitués/ôtés du domaine public et donnés à d’autres. Une des seules manières de les faire circuler passe par des échanges ou des dépôts-prêts. Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont donc eu raison de souligner que le véritable défi de la restitution des œuvres patrimoniales africaines reste la réforme de ce Code. Ils proposent d’y introduire une procédure ad hoc adaptée pour les besoins de la restitution des objets africains.
À plusieurs reprises, par complicité avec son enfance, il affirmera qu’il n’a eu de cesse, toute sa vie et d’un film à l’autre, de vouloir refaire Le Train sifflera trois fois (High Noon, 1952, Fred Zinnemann), qu’il avait vu quand il était jeune
1945. Dakar. Il y a encore, à l’époque, des cinémas dans la capitale sénégalaise. Dans le quartier populaire de Colobane, où grandit Djibril Diop Mambety, il y a le cinéma ABC. On y projette, dans une petite cour intérieure séparée de la rue par des palissades de tôle, des films français, des films du cinéma novo brésilien et surtout des westerns américains. À plusieurs reprises, par complicité avec son enfance sans doute, il affirmera qu’il n’a eu de cesse, toute sa vie et d’un film à l’autre, de vouloir refaire Le Train sifflera trois fois (High Noon, 1952, Fred Zinnemann), qu’il avait vu quand il était jeune.
Après le lycée, Djibril Diop Mambety étudie la comédie et la mise en scène au théâtre Daniel Sorano (inauguré quelques années plus tôt par Léopold Sédar Senghor) dont il est exclu en 1969 pour indiscipline.
Il tourne son premier film, Badou boy – d’abord en noir et blanc, puis en couleur – l’année suivante, puis Contras’ city (1969), Dakar, ville de contrastes, "trébuchant sur elle-même", "ignorant son propre cri", dont il a fait non seulement le décor exclusif mais également un des personnages principaux de ses films.
Quelques années plus tard, en 1973, sort son premier long métrage, Touki bouki (en français, Le voyage de la Hyène) qui deviendra, bien plus tard et surtout après la mort de son auteur, un des objets les plus cités et commentés du cinéma africain et du cinéma indépendant plus généralement. Incantatoire et trivial, Touki Bouki est un film multiple, poétique et cruel, vivant et libre, visuel et sonore, radicalement en rupture avec les formes narratives de son époque. Plus que jamais actuel, il raconte avec insolence le désir d’un jeune couple pour une Europe à la fois réelle et fantasmée dans le contexte d’une société sénégalaise elle-même partagée, les limites de l’indépendance, les inégalités sociales et les ambivalences des traditions et de la modernité.
Samedi 27 juin 2020. Sur une île de l’océan Atlantique, au large de Dakar et à près de 8 000 kilomètres de Minneapolis, en pleine épidémie de coronavirus, un conseil municipal se conclut par une réponse africaine à la mobilisation interraciale consécutive à la mort de George Floyd, énième victime du racisme endémique qui frappe les afrodescendants en Occident depuis les siècles de traite et d’esclavage des Africains.
Liberté et Dignité
« Face à la vague de violences raciales dont la communauté noire et afrodescendante est régulièrement victime – dont la dernière en date a coûté la vie à George Floyd –, la communauté de l’île-mémoire veut être à l’avant-garde du combat pour l’éradication totale et définitive de toutes les formes de racismes, particulièrement celles dirigées contre les personnes de race noire […]. Le conseil municipal de l’île de Gorée a adopté à l’unanimité le projet de délibération portant changement de dénomination de la place de l’Europe, qui devient la nouvelle place de la Liberté et de la Dignité humaine », déclarent les élus.
Une remise en mouvement de l’action antiraciste mondiale qui part du continent mais qui, comme souvent dans l’Histoire, s’inspire d’une mobilisation née outre-Atlantique.
Si beaucoup ont semblé découvrir Black Lives Matter (BLM) à l’issue du confinement et au lendemain du meurtre de l’Africain-Américain George Floyd, le 25 mai, très peu savent que ce mouvement a été, en réalité, lancé durant la présidence d’un homme dont l’ascendance et l’autorité avaient fait espérer, vainement, que la sécurité corporelle des afrodescendants serait assurée en Occident.
C’est, en effet, sous le deuxième mandat de Barack Obama qu’est né un slogan qui, de New York à Dakar en passant par Paris, redéfinit le mouvement antiraciste international. Concomitamment à l’émergence de figures féministes antiracistes, BLM est apparu en 2013, à la suite du meurtre de Trayvon Martin et de l’acquittement par la justice américaine de George Zimmerman, le vigile qui avait tiré sur cet adolescent du quartier, dont le seul tort avait été de porter une capuche.
L’histoire de ces aventures aux fortunes diverses, c’est aussi des joies, des drames, des ascensions sociales fulgurantes, des désillusions, de l’ingéniosité. Bref, des vies ont été construites ; d’autres ont été bouleversées
Dans les années 1980, le phénomène de la migration a couvert de « gloire » la terre de Louga où le contexte économique a poussé beaucoup de ses fils à aller voir « ailleurs » pour se fabriquer un destin enviable. Mais, l’histoire de ces aventures aux fortunes diverses, c’est aussi, hier comme aujourd’hui, des joies, des drames, des ascensions sociales fulgurantes, des désillusions, de l’ingéniosité. Bref, des vies ont été construites ; d’autres ont été bouleversées.
C’est au début des années 1970 que Louga a inauguré l’ère de la migration vers l’Europe. Une période coïncidant un peu avec la fin de la sécheresse des années 1960 qui a impacté les conditions de vie des populations. La migration en était une réponse pour ces dernières. Selon une étude réalisée par le Laboratoire Genre, Environnement, Religion et Migration (Gerim) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, l’émigration trouve sa source dans le chômage, la crise du secteur agricole, le manque de terres cultivables, l’appauvrissement des sols, la désertification… « J’ai émigré en France en 1975 parce que l’agriculture ne marchait plus et on ne disposait d’aucune ressource pour vivre. Un ami m’a conseillé d’aller en France tenter l’aventure ; je suis allé à Marseille », confie Mandiaye Guèye, ancien émigré revenu au bercail. « Certains d’entre nous étaient engagés dans des usines pour jouer les seconds rôles certes, mais les salaires que nous percevions étaient supérieurs à ce qu’on gagnait au Sénégal », se rappelle-t-il.
En 1981, une circulaire du ministre français de l’Intérieur, Gaston Defferre, lors du premier septennat de François Mitterrand, assouplissait les conditions d’accès au titre de séjour. Une autre précisait les conditions de régularisation exceptionnelle instaurées en faveur des travailleurs clandestins et des autres immigrés en situation irrégulière. Les dispositions de la loi Bonnet étaient ensuite abrogées. On introduisait une série de garanties nouvelles pour les étrangers : l’expulsion ne peut être prononcée que si l’étranger a été condamné à une peine au moins égale à un an de prison ferme. C’était là une aubaine dont ont profité beaucoup de Lougatois.
Mitterrand, le bon « Samaritain »
« J’ai quitté Louga le 7 septembre 1974 pour aller en France. Je n’avais pas le choix car c’était difficile au Sénégal avec la sècheresse. On vendait à la sauvette. Les choses ont, quelques années plus tard, évolué positivement grâce au président français François Mitterrand arrivé au pouvoir en 1981. Il a accordé à tous les Sénégalais des permis de séjour d’une durée de 10 ans. Ce qui a permis à tous les émigrés de l’époque d’être embauchés dans des entreprises françaises avec un travail stable et bien rémunéré. Tous les émigrés partis en France à cette époque bénéficient d’une pension de retraite parce l’offre de séjour du Président Mitterrand nous a permis d’avoir de bons contrats de travail », renseigne Mansour Fall. Cela a eu le don d’aiguiser les appétits des jeunes restés au pays. La France, pays d’accueil le plus attrayant à l’époque, devient l’eldorado.
Ainsi est née la « deuxième génération de migrants » dans les années 1980 à Louga ; le flux de migrants le plus important selon les témoignages. Grâce à une chaîne de solidarité organisée dans les cercles familiaux ou d’amitié, les premiers de la « génération 80 » ont fait partir un nombre important de jeunes, dont beaucoup qui vivaient dans le désœuvrement. Alioune Ndiaye, 59 ans aujourd’hui, est un ancien émigré. « Informé » des opportunités d’emploi en France alors qu’il travaillait dans une boulangerie à Louga, il claque ses économies pour se payer un billet et s’envoler vers la France de ses rêves. « Je ne savais pas ce que j’allais trouver là-bas mais mes devanciers m’ont convaincu de les rejoindre en France qui offrait plus d’opportunités que le Sénégal. C’est pour cette raison que je suis parti et je ne l’ai pas regretté », soutient-il, heureux de son choix.
De migrants à convoyeurs
La migration à Louga, c’est aussi l’histoire d’un modus operandi rendant compte d’une chaîne de solidarité entre les migrants et les aspirants au voyage.
La migration des Lougatois vers l’Europe, particulièrement en France à l’époque, s’organisait à travers une chaîne bien huilée. Certains, habitués du trajet dès le début du phénomène, se sont mués en « convoyeurs ». Et trois options s’offraient aux candidats à l’émigration. Le « convoyeur » se chargeait de faire établir un passeport, trouver un visa de séjour et préfinançait, dans beaucoup de cas, le voyage du futur migrant. Dans ce cas, le candidat au voyage était accompagné par son « convoyeur » jusqu’à son arrivée au pays d’accueil. Sans moyen financier au départ, le remboursement des frais du voyage, à l’actif du migrant, se faisait selon un échéancier d’un commun accord entre les deux parties. « Je n’avais aucun sou quand j’ai voulu voyager. Mais on m’a mis en rapport avec quelqu’un qui s’est chargé de tout et m’a accompagné jusqu’à Paris. Nous étions tombés d’accord sur un montant de trois millions dont je me suis acquitté en plusieurs tranches », a confié Mara Fall, ancien émigré. La deuxième option consistait pour le candidat à s’accorder avec le facilitateur qui soit encaisse l’argent avant le départ, soit s’entend avec lui sur un paiement intégral dès son arrivée à destination. Dans les deux cas, c’est le « convoyeur » qui préfinançait. Et une fois arrivés à destination, ils sont accueillis par leurs frères ou des amis qui les acheminent chez eux le temps de démarrer leurs activités.
Avec la complicité des troupes artistiques
Les « convoyeurs », qui étaient au départ des migrants ayant régularisé leur séjour en Europe, avaient fini de faire de ce « trafic » un business florissant. O. Sall, émigré devenu convoyeur, en est un exemple typique : « J’ai aidé bien des jeunes à voyager et gagné beaucoup d’argent aussi. Je connaissais bien le circuit et n’avais aucune difficulté à avoir des visas à l’époque et j’en avais fait mon travail ». Dans le troisième cas, depuis les années 1980, la migration se faisait via les troupes artistiques. Un autre « business » opaque du phénomène sous le couvert des activités culturelles. Souvent invités pour participer à des festivals ou à des jumelages, des acteurs culturels en profitaient pour faire voyager des Lougatois. Ce sont des responsables qui intégraient dans leurs troupes invitées des candidats au voyage qui n’étaient en réalité que des « migrants clandestins ». Ces derniers se fondaient dans la nature dès qu’ils foulent le sol du pays d’accueil. Il y a aussi un autre modus operandi. Des artistes, invités pour faire des prestations en Europe (France, Belgique et Espagne), se fondent dans la nature à la fin des spectacles, au grand désarroi des organisateurs européens. Ces derniers ont fini, avec le temps, par se rendre compte que les troupes invitées étaient devenues des organisations « convoyeuses » d’émigrés clandestins.
Du Franc français pour frimer
Dans les années 1980, le retour d’un migrant (modou-modou) était un moment d’étalage de « luxe » pour beaucoup. Les vacances à Louga, surtout quand « ça caille de l’autre côté » en hiver, alimentaient les fantasmes et aiguisaient l’appétit de ceux restés au « bled ». Tout y était : le style vestimentaire, les rutilantes bagnoles, les belles maisons, les mariages célébrés en grande pompe… « Quand j’ai vu des gens de mon quartier revenus de France construire leur maison et conduire de belles voitures, j’ai abandonné mon atelier et quitté le pays pour tenter ma chance. En deux ans, j’ai pu construire ma maison et amélioré les conditions de vie de ma famille », se réjouit Mbaye Sène, menuisier de profession. Plusieurs parents n’hésitaient pas à vendre leurs biens pour faire voyager leurs enfants comme le confirme Astou Diop Mbodj : « Quand j’ai vu ce que les émigrés faisaient pour leurs familles, j’ai vendu mes bijoux pour faire voyager mon fils. Je ne l’ai pas regretté car il a beaucoup amélioré notre cadre de vie ». La concurrence entre les familles qui s’épiaient et la figure du migrant adulé se pavanant dans les rues de Louga avec ses goûts de « luxe » et ses francs français excitaient les envies d’un ailleurs « prospère ». Les années 1980 furent les moments fastes des émigrés.
Les femmes, la « troisième vague »
Si, à ses débuts jusqu’aux années 1980, l’émigration vers l’Europe était exclusivement le fait des hommes, les femmes ont commencé à migrer vers l’Europe à partir de 1985. Certains Lougatois établis en Europe ayant bénéficié de la régularisation de leur séjour ont emmené leurs épouses auprès d’eux. Une option motivée à la fois par le « rapprochement conjugal », mais surtout par des opportunités de travail qui s’offraient à elles. À l’instar des hommes, leurs premières vacances au Sénégal ont éveillé des désirs de voyage chez les Lougatoises. C’est ainsi qu’aidées par leurs maris, elles ont réussi à rallier la France, l’Italie ou l’Espagne. Et comme par effet de contamination, les femmes ont commencé à migrer. Ainsi est née « la troisième vague » de migrants qui a rallié l’Europe avec les mêmes procédés que les hommes à la différence qu’avec les femmes, les voyages se faisaient via les troupes artistiques. N. D. Dieng, émigrée établie en Espagne, raconte le mode opératoire : « Je suis arrivée en Espagne depuis 1994 avec une troupe invitée à un festival. Je m’étais préparée pour rester à la fin des prestations et j’ai pu bénéficier plus tard d’une carte de séjour qui m’a permis de trouver un travail et depuis lors je suis employée dans une usine. Nous sommes nombreuses à être en Espagne et presque toutes les femmes sont venues par les troupes artistiques ». Sa compatriote T. Bâ, qui vit dans la même ville, renchérit : « C’est en 1993 que je suis arrivée en Espagne via une troupe théâtrale. J’ai pu avoir des papiers et, par la grâce de Dieu, je parviens à assister ma famille restée à Louga ». Pourtant, renseigne Khar Yalla Diop établie en Espagne depuis plus de 30 ans, il y a des femmes émigrées sans papier qui opèrent dans les salons de coiffure ou dans les exploitations agricoles. « Certaines d’entre elles sont obligées de travailler dans le noir avec le risque d’être expulsées ».
La phobie du retour
Bien des migrants rechignent à rentrer quand ils tardent à rencontrer la fortune dans leur aventure, au grand dam de leurs familles restées au pays.
Les sans-papiers vivent quotidiennement la psychose d’un rapatriement au pays même si en Espagne les services de contrôles sont moins regardants qu’ailleurs. C’est tout le contraire en France et en Italie où les contrôles stricts rendent la vie des « sans-papiers » extrêmement difficile. C’est ce qui explique que beaucoup prolongent leur séjour indéfiniment en Europe pour n’avoir pas réalisé leurs objectifs : revenir en s’entourant de tout un faste. « Certains, habités par une gêne de rentrer au pays sans argent, finissent par s’éterniser en Europe pendant que d’autres refusent tout bonnement de rentrer, laissant leurs familles dans le désarroi », révèle Moustapha Sylla, émigré « sans papier » définitivement rentré au Sénégal en 2000. « Lorsque je partais en Italie, je croyais que les choses n’allaient pas être aussi dures. Je n’ai pas eu de papier de séjour et la vie que je devais mener là-bas n’en valait pas la peine. J’ai choisi de rentrer à Louga après deux ans et de reprendre à zéro mes affaires. Rester en Europe sans carte de séjour est un suicide », estime M. Sylla.
Les épouses des « sans-papiers », du fait de la précarité de ces derniers en Europe, vivent souvent des moments difficiles dans leurs foyers. Vivant pour la plupart dans les maisons familiales et soumises à l’autorité de la belle-mère, elles reviennent très vite de leurs illusions. « Au début, mon mari me prenait totalement en charge et je ne manquais de rien. La situation s’est malheureusement petit à petit dégradée. Le peu qu’il envoyait était destiné à sa mère. Je dois assumer mon choix même si mon mari est absent pour je ne sais combien de temps encore », se désole F. Diallo, épouse d’un émigré.
La galère des épouses
Sall, elle, a pris son destin en main : « Je suis ancienne femme d’émigré. Mais, depuis huit ans, mon mari n’est pas revenu parce qu’il n’a pas les papiers nécessaires pour faire la navette. Je ne pouvais plus supporter cette situation et nous avons divorcé par consentement mutuel ». A. N’Diaye, quant à elle, dit vivre un calvaire pour n’avoir toujours pas vu son mari dont le mariage a été célébré au moment où ce dernier était déjà en Italie : « Nous avions un projet de mariage avant qu’il ne parte en Europe. C’est quelques mois après que le mariage a été célébré et, depuis 12 ans, il n’est pas revenu même s’il appelle régulièrement et fait des envois d’argent par moment. J’ai demandé le divorce, mais il ne veut pas me libérer ; et, compte tenu des liens entre nos deux familles, je me suis résignée à attendre mais, pour dire vrai, je n’en peux plus, l’attente est longue ». La migration, c’est l’aspiration à un mieux-être mais aussi beaucoup de sacrifices difficilement supportables.
L’équation de la réinsertion
Le séjour des « modou-modou » a un impact réel sur les flux financiers entrants à Louga. Mais les transferts d’argent vers le Sénégal se faisaient depuis ses débuts par des « réseaux informels » ; ce qui a toujours rendu difficile la production de statistiques fiables. Pour Maguette Diouf, administrateur de la Maison du Développement local de Louga, 75% des transferts d’argent des émigrés sont réinvestis dans l’immobilier et dans la consommation courante des ménages. Or, renseigne-t-il, la capacité d’épargne des émigrés de Louga est au-dessus de la moyenne nationale (26%), d’où la nécessité d’inverser la courbe et d’orienter l’investissement vers des secteurs productifs. C’est pour cette raison que la Maison du Développement local, dans son rôle de « conseil, orientation et accompagnement », a posé des actes allant dans le sens d’assurer « un retour sécurisé des émigrés ». Des actes s’articulant autour du secteur agricole surtout avec des mécanismes efficaces et générateurs de revenus qui « contribuent à la lutte contre la pauvreté ».
Toutefois, assure l’administrateur, ce sont les « collectivités territoriales qui n’affichent pas une volonté réelle d’accompagner le processus d’intégration et d’encadrement des émigrés qui ont une forte capacité d’épargne et aspirent au retour ». Pourtant, au niveau national, le Bureau d’accompagnement et d’orientation des Sénégalais de l’extérieur (Baos) est aussi une structure d’encadrement tout comme la Plateforme « Diaspora région de Louga : Une nouvelle vision de l’émigration » mise en place par des ressortissants de la capitale du Ndiambour qui envisagent, en collaboration avec les services techniques de l’État, d’élaborer des projets pour assurer aux émigrés un retour sécurisant. Inspirée par la crise liée à la Covid-19, la plateforme, qui compte 300 membres, est la dernière née des associations d’émigrés lougatois. Son objectif, selon Djily Keinde qui en est le vice-président, est « d’aider les émigrés à s’insérer dans le tissu économique local ».
LES AFRICAINS N'ONT PAS LES DIRIGEANTS QU'ILS MÉRITENT
Elle a inspiré Beyoncé, les stylistes de Dior et les scénaristes de Hollywood. Mais Chimamanda Ngozi Adichie reste attachée à son Nigeria natal. Rencontre avec une star tendre et féroce pour qui la cause des femmes et celle du continent sont liées
Jeune Afrique |
Clarisse Juompan-Yakam |
Publication 05/12/2020
Elle a inspiré Beyoncé, les stylistes de Dior et les scénaristes de Hollywood. Mais la romancière multiprimée pour Americanah reste indéfectiblement attachée à son Nigeria natal. Rencontre à Lagos avec une star tendre et féroce pour qui la cause des femmes et celle du continent sont intimement liées.
Il s’en est fallu de peu pour que la rencontre avec Chimamanda Ngozi Adichie n’ait pas lieu : un vol annulé à la dernière minute, une équipe intransigeante, un point de rendez-vous communiqué moins de deux heures avant… Sécurité oblige après le rapt, en 2015, du père de l’écrivaine multiprimée.
Port de reine, sourire bienveillant, Chimamanda Ngozi Adichie vit dans les beaux quartiers, à Lagos comme à Washington. Elle a peut-être reçu l’éducation corsetée qui va avec, mais elle manie à la perfection les codes de l’humilité. Quelques légumes typiquement nigérians en guise d’apéritif, puis elle s’abandonne à l’objectif du photographe, bercée par un chant traditionnel igbo.
Son œuvre, traduite dans une trentaine de langues (y compris en mandarin), elle l’a construite à partir de son histoire personnelle, laissant parfois deviner, à travers les thèmes qu’elle explore de manière quasi obsessionnelle (l’africanité, l’identité noire, les cheveux, l’amour, l’exil…), le poids du passé familial : c’est la mort de ses deux grands-pères dans des camps de réfugiés qui l’a poussée à écrire L’Autre Moitié du soleil, sur la guerre du Biafra. Et c’est sa grand-mère qui l’a biberonnée à la culture igbo, dont elle se revendique à cor et à cri.
Membre de l’Académie américaine des arts et des lettres – l’une des plus belles consécrations aux États-Unis –, la romancière promène un regard tendre et sévère sur tous les continents. Se considère-t-elle comme une écrivaine politiquement engagée ? Elle rejette l’étiquette mais distribue les coups de griffe. Trump ? Pire que ce qu’elle aurait pu imaginer. L’Afrique ? Malade de l’incompétence de ses dirigeants. Une belle rencontre avec une âme heureuse.
Jeune Afrique : Vous avez publié votre premier roman en 2003, à l’âge de 25 ans. Vous avez depuis rencontré un grand succès international. Avez-vous le sentiment d’appartenir à ce que l’on appelle communément la « littérature africaine » ?
Chimamanda Ngozi Adichie : Oui et non. Oui parce que mon identité d’Africaine compte pour moi. À mes débuts, j’écrivais des textes sur des enfants en Angleterre parce qu’ils étaient au cœur des livres que je lisais, notamment ceux de la collection britannique à l’eau de rose de Mills & Boon. Tout a changé quand j’ai découvert deux romans mettant en scène des enfants du continent : La Flèche de Dieu, de Chinua Achebe, et L’Enfant noir, de Camara Laye. Ce sont pour moi deux ouvrages fondateurs, et je fais corps avec cette lignée d’écrivains africains qui m’ont inspirée. De ce point de vue, il existe, évidemment, une littérature africaine.
Cela étant, cette notion peut se révéler restrictive quand certains s’arrogent le droit de la définir à notre place. Un exemple : mes romans campent des personnages vivant dans des sociétés modernes globalisées au Nigeria, aux États-Unis, en Angleterre ou ailleurs. On me demande parfois pourquoi j’écris sur l’Amérique alors que je suis africaine. Mais ce n’est pas contradictoire ! Je rejette cette vision étriquée de la littérature africaine.
Le choc des cultures que vous décriviez dans votre premier ouvrage, L’Hibiscus pourpre, reste-t-il d’actualité ?
C’est un roman sur la nécessité, pour nous Africains, de trouver notre équilibre dans ce monde, et c’est un véritable enjeu. L’un des personnages du livre est un fervent catholique auquel on a appris que tout ce qui avait préexisté au christianisme était à jeter aux orties. Évidemment, je n’adhère pas à cette thèse. Le continent a un passé riche, des traditions millénaires et des langues qu’il nous faut conserver ou nous réapproprier avec fierté.
Ces langues sont-elles suffisamment mises en valeur sur le continent ?
Non. Les jeunes générations ne les parlent pas et n’ont aucun respect pour elles. En avoir l’usage aiderait pourtant nos enfants à être pleinement conscients de leur identité. Chez moi, à la maison, nous parlions l’anglais et l’igbo, et cela a été enrichissant et structurant : je me sens à l’aise partout dans le monde parce que je sais qui je suis.
Nous nous rendrons compte de l’ampleur du désastre lorsque les jeunes générations seront devenues adultes : délestées de leur identité propre, elles ne seront jamais tout à fait occidentales pour autant. C’est d’autant plus inquiétant que cela augure aussi du devenir de notre continent : qui seront les dirigeants de nos pays dans soixante-quinze ans, sur quel socle de valeurs s’appuieront-ils ?
Le Nigeria est omniprésent dans vos récits. Vous avez beau vivre en partie aux États-Unis, il ne vous quitte pas !
Bien sûr ! Je suis née et j’ai grandi au Nigeria, pays que j’ai quitté pour la première fois après mes 19 ans. Bien que je sois ouverte au monde, ma sensibilité reste nigériane. Je me dois de le rappeler parce que nombre de mes compatriotes, parmi lesquels des intellectuels, doutent que je sois encore des leurs.
LA COLOMBOPHILIE, NOUVELLE PASSION DES JEUNES SÉNÉGALAIS
Cette discipline qui en Europe pâtit d'une image de passe-temps pour retraités, connaît à un essor au Sénégal, où une jeune génération se lance dans l'élevage de pigeons voyageurs, en espérant un jour rivaliser avec les meilleurs champions du monde
La colombophilie, qui en Europe pâtit d'une image de passe-temps pour retraités, connaît à l'inverse un essor au Sénégal, où une jeune génération se lance dans l'élevage de pigeons voyageurs, en espérant un jour rivaliser avec les meilleurs champions de Belgique ou du nord de la France.
Quand il s'introduit dans son petit colombier, sur le toit de son immeuble de la Médina, un quartier populaire de Dakar, Oumar Johnson, la trentaine, est obligé d'avancer penché.Parmi les dizaines d'oiseaux qui volent en tout sens dans l'espace confiné et malodorant, il en repère un et le saisit d'un geste sûr.
"Celui-ci, c'est Super King", le pigeon de concours le plus cher jamais vendu au Sénégal, dit-il avec fierté.
M. Johnson, qui préside la jeune Fédération Colombophile Sénégalaise (FCS), a dû débourser 420.000 francs CFA (environ 640 euros) pour acquérir aux enchères ce pigeon marocain au pedigree flatteur.Il espère créer avec Super King une lignée de champions quand il se reproduira.
M. Johnson élevait déjà des pigeons locaux pour le plaisir lorsqu'il a découvert, "il y a sept ou huit ans, sur internet", que certaines espèces était spécialement sélectionnées pour effectuer de longs voyages.
Sa passion pour la colombophilie était née.Depuis, c'est comme une drogue, et même un "mode de vie", dit ce scientifique de profession.
Née en Belgique, cette discipline s'est développée dans les cités minières et industrielles du nord de la France au début du XXe siècle.
Au Sénégal, les concours se tiennent généralement sur des distances de 100 à 250 km, soit nettement moins que les épreuves européennes les plus prestigieuses, mais les règles sont identiques: les pigeons sont lâchés d'un même endroit et doivent regagner leur pigeonnier le plus rapidement possible.
- "Des athlètes" -
La France compte encore quelque 10.000 colombophiles, dont 50% dans le Nord et le Pas-de-Calais, mais leur nombre décline d'environ 2% par an.En Belgique, où ils étaient 250.000 juste après la Seconde Guerre mondiale, il en reste environ 20.000, pour la plupart âgés.
L'irruption ces dernières années de riches collectionneurs venus de Chine, où posséder des pigeons de concours est signe de prestige, est venu bouleverser le petit monde colombophile.
Les élevages se sont professionnalisés et les prix se sont envolés.Le 15 novembre, un pigeon d'un élevage belge a été adjugé aux enchères à un acheteur chinois à un prix record de 1,6 million d'euros, lors d'une vente en ligne.
Le Sénégal est encore loin de ces sommets: le pays d'Afrique de l'Ouest ne compte que quelque 350 passionnés.Les pigeons s'échangent à partir de 10.000 francs CFA (15 euros) et gagner un concours ne rapporte que l'équivalent de quelques centaines d'euros.
Il n'empêche, "ce sont des athlètes, ils ont besoin de s'entraîner", explique à l'AFP un autre passionné, Moustapha Gueye.
Tous les jours, dès 07H00, ce commerçant de 40 ans nourrit et soigne ses protégés, avant de les lâcher pour une séance d'exercices.
Il s'essaye aussi à croiser mâles et femelles d'espèces étrangères et locales, en espérant développer une lignée des pigeons capables d'endurer de longue distances et de supporter la chaleur du Sénégal.
- "Vivre de sa passion" -
Il y a quelques semaines, plusieurs dizaines de colombophiles s'étaient donné rendez-vous à Dakar, en toute fin de soirée, pour un test grandeur nature, juste avant le début de la saison officielle des courses.
Après les formalités d'enregistrement, les volatiles sont convoyés jusqu'à Diourbel, à 155 km plus à l'est, où ils sont relâchés à l'aube.
Quelques heures plus tard, l'un des participants, Mamadou Diallo, fait les 100 pas sur le toit de sa maison, quand soudain un pigeon apparaît.
L'électro-mécanicien de 33 ans joue d'un sifflet et agite une bouteille remplie de graines pour attirer l'oiseau vers le colombier.Il note ensuite soigneusement l'heure d'arrivée, que les juges compareront au temps des autres participants.
Son "rêve", dit-il, c'est "d'amener la colombophilie dans les greniers" du Sénégal.Mais aussi d'avoir "une grande ferme" d'élevage pour "vivre de (sa) passion", qu'il espère transmettre à ses enfants.
Au Sénégal, ces nouvelles générations, bien que souvent dépourvues de moyens financiers, représentent l'avenir de la colombophilie, estime Oumar Johnson, le président de la fédération.
"En Europe, on doit motiver les jeunes pour qu'il s'adonnent à la colombophilie.Ici, il se ruent", dit-il, en rêvant qu'un jour le Sénégal soit "l'une des grandes nations des pigeons de course".
LA SOCIÉTÉ SÉNÉGALAISE EST VIOLENTE AVEC SA JEUNESSE
Le cinéaste Moussa Sène analyse le phénomène de l'émigration irrégulière, revenu avec acuité au devant de la scène, 14 ans après l'histoire des 12 jeunes Sénégalais dont la découverte des corps en état de décomposition avait suscité l'émoi
En 2010, Moussa Sène Absa avait réalisé «Yoolé» (le sacrifice), un documentaire poignant sur l’histoire tragique de 12 jeunes Sénégalais. Les cadavres en décomposition de ces candidats à l’émigration avaient été découverts, le 29 avril 2006, dans une pirogue partie des côtes sénégalaises il y a plusieurs mois et qui dérivait au large des îles de la Barbade. Quatorze ans après ce drame, d’autres jeunes bravent encore les océans pour rejoindre l’Europe. Dans cette interview, le cinéaste sénégalais analyse le phénomène avec un œil critique.
Qu’est-ce qui avait déclenché, chez vous, le désir de réaliser le documentaire «Yoolé» en 2010, à une période où vous viviez à la Barbade, dans les Caraïbes ?
«Yoolé est un film qui s’est imposé à moi. Je ne pouvais pas ne pas le faire. Il était vital au sens premier du terme. A l’époque, je vivais à la Barbade, dans les Caraïbes, comme senior lecturer à l’Université West Indies. Un bateau transportant des migrants avait dérivé pendant des jours aux larges des côtes. Douze corps rigides gisaient à bord. D’horribles images qui ont choqué les populations de cette île. Les migrants étaient tous des Sénégalais. Dans la poche d’un des cadavres, un petit mot pour lister les 52 clandestins du départ et leur détresse en mer. C’est cette liste qui m’a ému : des noms bien de chez moi. Des jeunes à la fleur de l’âge. Et tout le monde me demandait ce qui pouvait bien pousser ces jeunes à cette folle aventure. Y’avait-il une guerre civile chez vous, une famine ? me demandaient-ils. Je répondais toujours par la négative. L’idée du film s’est alors imposée à moi. J’ai pris ma caméra et, tout seul, j’ai filmé des images et enregistré des sons. Je n’avais demandé l’aide à personne. Seuls les Cubains en avaient assuré le montage son et le mixage pendant que j’y organisais un atelier de mise en scène de plan séquence. Le documentaire Yoolé est un film à l’arraché, caméra au poing».
Dix ans après, votre film garde encore toute sa pertinence et son actualité. Selon vous, qu’est-ce qui pousse toujours les jeunes à prendre la mer, au risque de perdre leur vie ?
«La société sénégalaise est violente avec sa jeunesse. Elle tue en elle toute attention aux choses simples qui nourrissent l’esprit. Le mot tekki (réussir) devient fétiche : tekki pour avoir amassé de l’argent et se faire voir. La mère a bien travaillé, n’est-ce pas, comme on dit dans notre société. Nous avons une société anthropophage pour une jeunesse déboussolée. Elle n’est pas libre dans sa tête. Il y’a tant de codes et de valeurs qui se résument en un seul mot : l’argent. Et tout est fait pour que cela soit à la Une : dans les télévisions, les radios, les khawaare et tanebeer (cérémonies festives) où des idoles, des stars et starlettes exhibent leurs perruques, fortunes et flonflons. La jeunesse est à l’abandon. Pourtant, elle constitue plus de 60 % de la population. Nous sommes assis sur une bombe et jouons avec le feu. La seule chose qui peut arrêter cette vague, c’est de remobiliser le peuple, créer des récits nationaux et stimuler la pensée qui a abandonné ce pays au profit de charlatans. A mon avis, il faut inventer un Sénégal prospère au moment où même les analphabètes savent que nous avons du pétrole, du gaz, du fer, du zircon et de l’or en abondance. La jeunesse ne comprend pas pourquoi elle souffre alors qu’une petite minorité de politiciens et de marabouts s’accaparent des richesses. Elle vit un dépit amoureux, est rejetée par sa famille, oubliée par les politiciens, narguée et endoctrinée dans ses croyances par des prophètes d’un autre ordre. Cette jeunesse n’a plus rien à perdre car elle n’a jamais rien eu. D’autant plus qu’elle est mal formée, loin des besoins réels du pays et totalement extravertie».
Quelle est la responsabilité des autorités, des parents et de la société en général face à ce fléau qui entraîne des dizaines de morts, pour la plupart des jeunes à la fleur de l’âge ?
«La responsabilité des autorités est immense. Ce sont elles qui ont les gouvernails du pays et toutes les cartes entre leurs mains. Elles jouent mal leur partition. Les libéraux, bien avant l’actuel régime, avaient détruit les fondamentaux de notre société et privatisé les secteurs essentiels de notre vie. Ils ont bradé les terres et bon nombre de nos ressources. La mer est vendue à la découpe pour des miettes pendant que les autres pays sont plus exigeants sur leurs ressources. L’homo senegalensis a été échangé contre des pièces de monnaie contrefaites. Dans ce pays, on ne parle plus que de milliards. Quand la pauvreté gronde, la famille est en lambeaux. C’est le sauve-qui-peut ! On a l’impression que tout tourne autour du mot tekki, c’est-à-dire réussir à tout prix. Garçons comme filles sont logés à la même enseigne. Tout est marchandise. Tout se résume à la dot d’une telle fille, au mariage d’un fils de…, la voiture d’un tel, la villa d’un ministre ou d’un maire. Les Sénégalais se construisent au lieu de construire le Sénégal. A la fleur de l’âge, toute jeunesse a des rêves plein la tête. C’est l’âge des désirs fous, des amours passionnées et des rêves les plus sublimes. C’est l’âge de se projeter dans le monde, mais nos jeunes, eux, se jettent à l’océan à défaut de rencontrer leurs rêves. Leur pays ne leur fait plus rêver, la vie est ailleurs, loin de leur terre natale, loin des leurs. Et c’est cela qui me fait le plus mal, mais je garde espoir qu’un souffle nouveau renaîtra sur cette terre bénite qu’est le Sénégal»
Quel devrait-être, selon vous, le rôle des cinéastes, des artistes en général, dans la lutte et la sensibilisation pour venir à bout du phénomène de l’émigration clandestine ?
«La tâche est immense. C’est d’abord une ferme envie de consoler cette jeunesse en lui apportant le reflet de sa propre société, dans ses grandes valeurs et ses belles figures. Les viatiques ne manquent pourtant pas. Malheureusement, les jeunes ne connaissent pas assez leur pays, donc n’ont aucun attachement à leur terroir. Ils ignorent pratiquement leur histoire. Rares sont ceux qui peuvent remonter leur généalogie au troisième degré, par contre, ils connaissent presque toutes les pratiques de l’Occident. Tout cela est le résultat du mirage de l’Europe et des Amériques. Notre jeunesse est fascinée par tout ce qui vient d’ailleurs, est hyper connectée et au courant des enjeux de son époque, mais n’entrevoit pas d’issue à ses problèmes existentiels. Face à tous ces défis, l’artiste doit servir de balise en période de tempête. Il doit éclairer les voies de salut, proposer des productions de sens et délier tout un récit pour magnifier la grandeur d’un peuple».
Votre documentaire a-t-il eu des effets dissuasifs sur les jeunes de Tableau Ferraille, dans votre quartier de pêcheurs à Yarakh d’où partent des candidats à l’émigration, sur les jeunes Sénégalais et Africains en général ?
«Le film Yoolé a été montré en plusieurs occasions lors des Dialogues en Humanité organisées à Yarakh. Les jeunes qui ont eu la chance de le voir en sont sortis différents. Lors d’un séjour professionnel en Sardaigne, en Italie, j’ai projeté plusieurs fois le documentaire dans des centres de rétentions, principalement dans ceux de la commune de Fluminimaggiore qui abrite 350 personnes, de Narcao avec ses 200 pensionnaires, hommes et femmes, où des bébés métis sont nés, fruits de viols d’Africaines dans le Maghreb. Des histoires horribles y sont racontées. A la fin de la projection, un jeune originaire de Pikine m’avait d’ailleurs dit : «Père, si j’avais vu ce film avant de venir ici, je ne serais pas parti de chez moi !».
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L'ART COMME EXUTOIRE
Didier Diop, président du groupe Sup'Info, parle du rôle ô combien important dévolu à l'artiste dans une existence humaine souvent accaparée par le carcan quotidien
L'institut de formation en arts graphiques et numériques Sup'Imax a abrité samedi 5 décembre 2020, la cérémonie de remise des prix du concours Art et Humanité, initié par la Croix -Rouge internationale en partenariat avec le Groupe Sup'Info. L'occasion pour son président Didier Diop de revenir sur l'importance de l'art dans la communauté. ''Dans notre société, on a aussi besoin de l'art comme source d'inspiration mais aussi de distance avec la réalité pour nous permettre de réfléchir à des prises de décision, pour impulser notre développement'', a-t-il déclaré.
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CULTIVER L'ESPRIT HUMANITAIRE
EXCLUSIF SENEPLUS - Bafou Ba, directrice de la Croix-Rouge sénégalise évoque à l'issue du concours Art Humanité ce samedi 5 décembre 2020, l'importance d'appréhender son prochain avec compassion et bienveillance
Le mot humanité est le principe fondamental de la Croix-Rouge, à en croire sa présidente au Sénégal, Bafou Ba. C'est le sens du concours Art Humanité organisé par la Croix-Rouge internationale samedi 5 décembre 2020, en partenariat avec l'institut de formation en Arts graphiques et numériques, Sup'Imax. Une initiative à l'issue de laquelle, la patronne de la Croix-Rouge sénégalaise s'est exprimée au micro de SenePlus.