CES TRACES QUI NE DOIVENT S’EFFACER
Si l’autorité coloniale, crainte et impitoyable, n’a pas pu empêcher la circulation de pièces matérielles, comment un autre pouvoir pourrait-il maîtriser le flux de technologies qui ignorent tout des distances ?

Un truculent Baay Faal sillonnait les quartiers populaires de Dakar dans les 1940-50, l’attirail chargé de colliers en cuir à l’effigie de cheikhs mourides, d’un chou de boubous patchworkés, de bijoux accrochés aux rastas ou clinquants aux doigts et aux poignets. C’était le temps où la transition entre le guerrier ceddo et le disciple de Cheikh Ibra Fall s’opérait encore… Le Baay Faal en question avait dans sa besace un lot de fixés sous-verre. L’attraction de son trésor était la pièce « Julli géej ».
Ce souwéer reproduisait la prière de Cheikh Ahmadou Bamba sur la mer, avec l’archange qui vole vers l’érudit pour le récompenser d’une grande et belle mosquée (de Touba). Le Baay Faal voilait ce tableau d’un tissu blanc, et consentait à le montrer quelques petites secondes, contre une pièce de 25 fCfa. Le sous-verre s’est introduit au Sénégal en début 1900, par les pèlerins de La Mecque qui passaient par la Tunisie.
Cet art naïf s’est vite révélé un merveilleux et inespéré outil d’information, de propagande et d’éducation sociale. C’était un quasi-spectacle, par la rutilance des formes et des couleurs de cet art figuratif. Les écoles confrériques l’ont vite pris à leur compte pour séduire la populace, par la puissance de l’image. La religion n’était certes pas représentée sous ses meilleurs traits et dignités, mais l’adhésion des populations, surtout non instruites, était très active.
L’affaire était telle que le Gouverneur général de l’Aof, William Merlaud-Ponty, dans les années 1910, a émis une circulaire administrative pour censurer la représentation religieuse par le sous-verre au Sénégal, afin de casser le mouvement. L’édit est suivi d’une intraitable rigueur au début, avant de s’avérer peu efficace par la suite. Dans le livre « Peinture sous verre du Sénégal » de Michel Renaudeau et Michèle Strobel, on lit un passage de cette circulaire : « On ne saurait nier quel merveilleux instrument de propagande constitue ici la propagation à des milliers d’exemplaires de ces gravures grossières, hautes en couleur, présentant les défenseurs de la seule vraie religion sous le jour le plus favorable ».
Un propos édifiant sur la peur face à l’appropriation obstinée des masses. Encore que souwéer était démocratique, logeant autant dans les masures que dans les palais. Avec les restrictions sur le fait religieux, les sujets sociaux vont être mieux traités, rendant encore plus populaire cet art figuratif. La peinture sous-verre va passer l’étape de sa première vigueur, posant les premiers pas vers sa timide désuétude, avec la popularité de la photographie dès 1960.
On était maintenant loin du daguerréotype. Les photos, quoique n’ayant pas encore à l’époque toutes leurs couleurs, devenaient de moins en moins un luxe. Des maisons avaient, sinon un poster d’une vedette, la photo du patriarche ou de la matriarche décorant souverainement le mur du salon. La photographie était plus réelle. Elle entraîne plus de fantasmes et agite mieux l’imagination, forgeant par là une nouvelle définition de la foi, de la politique, des idéologies, bref, de la révolution.
La photo, comme le sous-verre et tous les autres médias qui vont suivre, réduit les distances entre les temps, les espaces, les esprits, les sens. Qui peut mesurer les effets sur la marche de l’Histoire des photographies de Serigne Touba et des six dernières qui sont parues en 2020, du Che Guevara, des évènements Mai-68, de « la Fillette et le vautour », du « Tank Man », de « La petite fille brûlée au Napalm », d’Emett Till tué et défiguré, … ? Artistes-photographes, photojournalistes, portraitistes de studio-photo, anonymes capteurs d’un instant fugace, entre autres, tous ont participé à défricher des sentiers nouveaux dans les pensées et les démarches sociopolitiques. Mais si ceux-là ont bougé les lignes en fouettant l’imagination, allez donc penser l’impact quand l’image peut bouger, parler et interagir. Passons même sur les mass-médias (tv, cinéma, publicité, etc.) qui ont bouleversé et corrompu jusqu’à d’autres cultures.
L’intelligence artificielle est dans une tout autre forme d’accélération, faisant et défaisant les nœuds les plus complexes. Si l’autorité coloniale, crainte et impitoyable, n’a pas pu empêcher la circulation de pièces matérielles, comment un autre pouvoir pourrait-il maîtriser le flux de technologies qui ignorent tout des distances ? De la propagande socio-religieuse immortalisée sous verre, à ces pixels qui naviguent nos quotidiens, la même quête demeure : figer l’instant pour mieux transcrire une époque. Si l’image n’a plus besoin de cadre, elle n’a jamais cessé d’être un miroir tendu, un griot silencieux qui parle à tous. Il lui faut s’exprimer avec responsabilité et éthique, mais sa liberté reste fondamentale.