DE L'ŒUF NAÎT LE POUSSIN... OU LE SERPENT
plus les symboles sont libérateurs plus ils nous rapprochent de la compréhension de la réalité. On ne peut pas chanter à la pluie si on n’en sent pas les gouttes tomber

«Tous les inventaires fixes nous trahiront.» (Stuart Hall) Les symboles sont importants car ils sont une création collective de l’homme. Ils nous assignent une identité et une forme culturelle. À cause des symboles, il y a des hommes qui jouent les idiots, tuent ou meurent : « Pour Dieu, la patrie et le roi Nos ancêtres se sont battus. Pour Dieu, la patrie et le roi, nous nous battrons aussi » (Marche Oriamendi, Saint-Sébastien, 1837). * Les symboles sont également libérateurs et créateurs d’espoir : « La République du Congo a été proclamée et l’avenir de notre cher pays est désormais entre les mains de son propre peuple. Ensemble mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir lorsqu’il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique toute entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. (Patrice Emey Lumumba Discours lors de la cérémonie de proclamation de l’indépendance du Congo, 30 juin 1960. ) Les symboles livrent à la misère ou à la douleur, justifiant poétiquement la spoliation coloniale :
« Prenez le fardeau de l’Homme Blanc/Les guerres cruelles de la paix/Remplissez la bouche de Famine/Et demandez à la maladie de cesser ;/Et quand vous êtes au plus près du but/La fin que vous recherchez pour les autres,/Regardez Paresse, et Bêtise la païenne/Réduire tout votre espoir à néant. »
Rudyard Kipling dans : The White Man’s Burden, publié à l’origine dans McClure’s Magazine, 1899. Et il y a les symboles qui sont investis de modernité pour pardonner les péchés coloniaux et légitimer la poursuite du pillage par des moyens plus modernes et moins coûteux : « C’est la raison pour laquelle il faut cesser de lier les luttes pour la mémoire aux luttes pour l’identité comprise comme différence insurmontable. Là où la colonisation, l’esclavage, le sexisme nous ont trop longtemps divisés, nous devons remplacer la politique de la différence par la politique de l’en-commun. Comment réarticuler les mémoires des souffrances humaines afin qu’elles deviennent toutes des éléments fondamentaux pour rebâtir le monde en commun ? » :Achille Mbembe : « Les relations entre l’Afrique et la France arrivent à la fin d’un cycle «13-06-2021 ; A Coumba Kane, lemonde.fr En définitive le fait est qu’il y a donc des symboles qui sont utilisés pour soumettre les hommes au pouvoir et d’autres qui sont utilisés pour les en libérer. Et comme les frontières ne sont pas étanches et que les symboles ne sont pas statiques, ils nous tiennent en alerte permanente, même à propos de nousmêmes. Pour éviter le contrôle autoritaire du symbole, l’on doit alors en négocier l’efficacité symbolique, l’interroger, l’agiter et même la subvertir surtout si le sacerdoce autoproclamé cherche à imposer au groupe une vision prétendument irréfutable, la sienne et dont le dessein réside dans la poursuite de ses propres et seuls intérêts. Les symboles libérateurs sont ceux qui permettent aux communautés de comprendre de façon aiguë leurs propres réalités et non ceux qui leur exigent la soumission à un pouvoir incontesté. C’est en cela que le sens s’impose dans l’arène de la lutte politique. De tout mouvement culturel, nous devrons tirer des significations pour interpréter nos réalités et prendre des décisions.
En criant liberté
Les cloches sonneront
Depuis les clochers
Les chants déserts
Se remettront à grainer
Des épis hauts
Prêts pour le pain
Pour le pain qui durant des siècles
Ne fut jamais partagé
Parmi tous ceux qui firent leur possible
Pour propulser l’histoire
Vers la liberté
José Antonio Labordeta, Canto a la libertad (Hymne à la liberté)
Il faut donc pousser sans cesse l’histoire vers la liberté, sans jamais y renoncer. C’est la tâche ardue des colonisés. Et nous avons dû trimer dur, simplement pour que l’on nous considère comme des êtres humains ; nous avons dû investir des siècles de parlotes et de confrontations : du rejet du pape catholique et de ses encycliques où Dieu parle et confie aux Européens la tâche de prendre par la main les créatures païennes pour les tirer vers le royaume des cieux, en échange des terres, des matières premières, de main-d’œuvre corvéable à souhait et des marchés pour l’industrie manufacturière. Nous avons même dû essayer de nier la mission civilisatrice qui n’a jamais été remplie nulle part : pour nous, colonisés, il n’y a toujours pas eu ni siècle des lumières, ni renaissance. Ou encore pour résister maintenant à la vision utopique d’un monde merveilleux commun entre ex-colonisés putatifs et ex-colonisateurs putatifs, alors que Orange S.A. qui se déploie en Afrique est une multinationale française de télécommunications basée à Paris, juste pour donner un exemple rapide illustrant le fait que le futur merveilleux est encore bien inégal...
Des siècles de dur labeur pour essayer de rééduquer l’Europe, ses gens ! Cependant, aujourd’hui encore leurs constantes explosions racistes, montrent qu’ils ont la tête aussi dure que le cœur. L’on ne pourrait taire le fait qu’avant même de penser à regarder vers l’Afrique ou de fondre sur l’Amérique, ils s’étaient déjà accusés et s’étaient construits les uns les autres comme des «barbares» ou des «envahisseurs», cela pour justifier les razzias dans les villages lorsqu’ils voulaient voler la nourriture, le bétail, les femmes, les territoires et les routes des autres. Leur « conception du racisme » provient de ces traditions familiales de construction de l’»altérité».
Combien donc cela a-t-il été difficile de passer par la guerre des symboles pour leur démontrer que les Lumières ont jeté les bases du racisme scientifique et philosophique ! Ah, cette blague tant lumineuse: quand quelqu’un dit que Kant était un raciste, Dieu tue immédiatement un Européen blond d’une crise cardiaque. Heureusement, des exemples plus grossiers a l’instar de Gobineau et Chamberlain facilitent la lutte politique, tant il y a toujours de grands imbéciles qui disent de grosses bêtises. Mais, comme il est souvent difficile de désavouer parmi les racistes les plus fins et endurcis tels que Linné, Leclerc, Camper, Blumenbach, Cuvier !
Chacune des propositions européennes d’explication du monde, du darwinisme social aux anthropologies postmodernes, sont devenues des champs de discussion du symbolique où nous ne savons même plus clairement pourquoi nous continuons à nous perdre en conjectures. Sans doute parce que dans notre concession certains jouent en faveur de l’équipe adverse.
Ainsi, lorsque nous nous appuyons sur Cheikh Anta Diop comme sur du roc, il se trouvera toujours l’un ou l’autre intégriste qui claironnera pour le traiter d’ « alchimiste solitaire et presque halluciné ». Nous aurions un Aimé Césaire en face que le médiocre l’interrogera sur le métissage et non sur ce qu’il a écrit. On accusera Fanon de tendances violentes alors qu’il n’y a rien de plus violent que la domination de certains hommes par d’autres !
Sans cesse, nous parcourons le monde en exigeant nos propres référents par la subversion symbolique. Nous nous donnons naissance à nous-mêmes dans nos textes, nous célébrons notre propre philosophie, la récupération de nos langages et langues locales ; nous résistons aux assimilations faciles, nous remettons en question nos hybridations.
C’est pourquoi, de temps à autre, nous nous joignons les mains pour en pousser un plus haut, afin qu’il récolte les mangues les plus mûres de l’arbre. Nous en faisons de lui un symbole de nos luttes politiques, de nos résistances… C’est de cette façon que nous y avons cru et avons renforcé les philosophies locales et, par la même, nous avons été lents et condescendants, par nécessité politique. Puis, convaincus que ces nouvelles propositions féministes, anthropologiques, philosophiques, didactiques sont aussi les nôtres... nous avons omis d’y exercer de la rigueur avant de les applaudir ou de les célébrer. Nous avons ainsi laissé passer entre les mailles du filet les problèmes de structure, d’ontologie, de discours, les problèmes de fond, de forme ou de contenu, les irrégularités entre ce que l’auteur dit et ce qui est écrit, pire encore, le manque d’intégrité entre les propositions libératrices et l’exemplarité éthique que commande la vie de la communauté.
Négligents quant à écouter notre soif de nous-mêmes, notre soif de notre propre source de pensée, nous avons a priori supposé que tout ce qui se disait et se faisait sur le continent devrait être intrinsèquement une fontaine où boire. Et nous le payons cher, car voilà que l’un de nos prêtres intellectuels, ébloui par le reflet des pierres de cristal qu’il remue dans le creux de la main, nous saisit par l’anneau des naseaux, par le bout du nez et nous invite à discuter de la colonisation au Quai Branly, le plus colonial des musées français dont les collections et les taxonomies muséographiques nous ramènent deux siècles en arrière. Les symboles sont importants : bien des personnes sont mortes pour empêcher le troupeau d’aller à une fête dans la tanière du loup. L’image de cet espèce de livraison volontaire au Quai Branly nous a déjà conduits à nous demander si nous devions recommencer à répondre à tout comme avant, avec un « Oui papa » immanent ?
Et comme toute histoire d’horreur peut devenir plus horrifiante, pendant que nous étions occupés à remettre le trésor de la parole entre les mains de notre chaman, Macron lui a proposé de nettoyer le Palais de Montpellier, de polir ces mauvaises relations colonisé-colonisateur, de polir la mémoire jusqu’à ce qu’elle soit vide de souvenirs, d’habiller le mort avec de nouveaux vêtements, de baigner le mendiant et d’attacher les chiens au fond du jardin. Voici que le sacerdote investit le capital symbolique que ses fidèles lui ont confié pour nous faire croire que l’avenir justifie tout, que nous sommes passés de la mission civilisatrice à la mission des relations dans un monde commun, et de surcroit insiste sur le fait que la Françafrique a perdu son sens et sa forme et qu’elle est désormais laissée pour compte, relevée aux oubliettes, et que nous devons nous souvenir sans rancune au nom d’un avenir partagé, que les différences insurmontables entre les deux continents ne le sont plus ?
Mais réitérons-le : plus les symboles sont libérateurs plus ils nous rapprochent de la compréhension de la réalité. On ne peut pas chanter à la pluie si on n’en sent pas les gouttes tomber : et l’on pourrait bien se demander quand donc le capitalisme a-t-il pris fin sans qu’on s’en rende compte... Alors que notre missionnaire clame tout haut que nous vivons un aggiornamiento, une mise a jour, les conséquences d’un long continuum d’exploitation vorace sont toujours vivaces et peignent un avenir sombre sans aucun doute : le franc CFA est bien vivant et pille le taux de change sur nos côtes, la pauvreté est toujours en hausse, la maladie, la faim et le changement climatique menacent la vie sur le continent ; il n’y a pas de vaccins ; la santé, la science, la technologie, l’éducation, sont toujours considérés comme des privilèges qui laissent leur empreinte sur les indicateurs GINI comme nulle part ailleurs sur terre.
Et lui, le chaman, qui a joué au maître de la parole a trouvé du boulot. Il convoque l’Afrique pour parler du destin de l’Afrique en dehors de l’Afrique et le comble chez un hôte qui est le pire interlocuteur possible au pire moment possible de l’Europe. Cette Europe qui a lancé des avis pour solliciter des porteurs pour endosser la terrible crise économique que la pandémie et son assouplissement quantitatif apporteront à l’Atlantique Nord. Mais le boulot c’est le boulot, et notre sacerdoce a répondu avec véhémence que celui qui peut le manipuler n’est pas encore né et que nous devons l’accepter ainsi.
Ce qu’il faut relever ici c’est que manipuler n’est pas la même chose qu’acheter. Ce qui se déroule sous nos yeux c’est qu’ils ont acheté le capital symbolique que nous avions offert à notre chaman en l’écoutant et en conservant ses paroles dans nos cœurs. Et les symboles sont importants, la réalité s’impose, parfois on croit que de l’œuf va éclore un poussin, alors qu’en réalité c’est un serpent qui incube.
Heureusement, que nous autres ne croyons pas aux inventaires fixes. Nous savons comment bousculer l’histoire, et de l’étonnement nous savons migrer vers l’action politique. Nous savons surtout comment détruire les symboles s’ils nous conduisent à l’abattoir de l’oppression. Et ce moment grave ne fera pas exception ! La forfaiture ne passera pas. Plus jamais de 1884-85. Plus jamais une Afrique sans nous.