KANKOU MOUSSA ET LE COÛTEUX INCIDENT PROTOCOLAIRE DU CAIRE
La prosternation de 1324 revêt une charge symbolique considérable, en tant que signe avant-coureur des conséquences dévastatrices du triptyque historique : traites négrières, colonisation et néo-colonialisme

Le Mansa Kankou Moussa, empereur du Mali, est traditionnellement présenté comme un grand souverain négro-africain, à la tête d’un État immensément riche grâce à de considérables ressources en or. Lointain successeur de Soundiatta Keita, fondateur du Mali en 1235, Kankou Moussa, musulman pieux, a marqué les esprits par son pèlerinage grandiose à la Mecque, précédé d’une halte de 3 jours au Caire, en Égypte. Son escale égyptienne est une occasion de nous interroger sur une constante des relations de l’Afrique Noire avec le reste du monde, en l’occurrence le monde arabe.
On estime qu’environ 15.000 personnes composaient la caravane impériale, essentiellement des soldats et des esclaves. L’empereur avait également apporté avec lui pas moins de 12 tonnes d’or pour financer le voyage mais également, et surtout, pour faire des dépenses royales et offrir des présents de haute valeur aux dignitaires rencontrés sur son itinéraire.[1]
C’est donc en 1324 que le souverain malien arrive en majesté au Caire, étape vers la Mecque, et qu’il s’apprête à y rencontrer le sultan mamelouk Malik an Nassir Muhammad ibn Qala’un pour une entrevue diplomatique de courtoisie. Mais avant de relater cette rencontre, intéressons-nous à la dynastie mamelouk d’où est issu an Nassir.
Un premier indice sur cette dynastie est à chercher dans l’origine de cette appellation ; en effet mameluk signifie chose possédée en arabe. Les mamelouks constituent une armée d’élite d’origine caucasienne, dont les membres sont des esclaves affranchis suite à leur formation militaire. C’est en 1250 que ces soldats – esclaves mettent fin à la dynastie ayyoubide (fondée par Saladin) et prennent le pouvoir au Caire.
Suite à ce coup d’État, la dynastie mamelouk restera au pouvoir jusqu’en 1517. Mais deux autres exploits sont à mettre à leur crédit. Profitant de la chute du califat abbasside en 1258 suite à la prise de Bagdad par les Mongols, les mamelouks deviennent les protecteurs des califes, qui se retrouvent sans territoire politique et sont accueillis par les sultans du Caire[2]. De plus, les maîtres de l’Égypte puis du couloir syro-palestinien contrôlent également les deux villes saintes de La Mecque et Médine.
Cette aura religieuse se trouve amplifiée lorsque les mamelouks mettent fin à 2 siècles de croisades euro-chrétiennes en Orient, en remportant une victoire décisive à Acre (Israel actuel) en 1291[3]. C’est donc dire si an NASSIR est issu d’une lignée illustre qui a fait de l’État mamelouk, la première puissance dans le monde islamique.
De son côté, Kankou Moussa est l’un des souverains négro-africains les plus puissants de son temps. Il entend le faire savoir, lui le fin lettré en arabe, qui utilisait malgré tout des interprètes avec ses interlocuteurs arabes. Cependant, en tant que mansa musulman se rendant en pèlerinage à la Mecque, ville contrôlée par les mamelouks, sa position n’est pas des plus confortable.
C’est ainsi que le protocole diplomatique cairote demande à Kankou Moussa d’aller rendre hommage au sultan mamelouk. En clair, il lui est demandé instamment de se prosterner devant an Nassir. Ce que refuse l’empereur malien. Mais devant l’insistance mamelouk pour satisfaire au protocole, se trouvant face au sultan an Nassir, il s’exécute en usant d’un « subterfuge » verbal, affirmant : « Je me prosternerai devant Allah qui m’a créé et mis au monde. »[4]
En parallèle à cet incident protocolaire, l’arrivée massive d’or sur les marchés du Caire dévaluera le métal jaune pendant plusieurs années. Les témoignages au Caire comme à la Mecque sont unanimes pour saluer la prodigalité et la magnificence toutes royales de Mansa Moussa. Ces qualités fort louables incitèrent néanmoins certains marchands à tripler voire décupler les prix des produits vendus aux Maliens (Ki-Zerbo 1978, p.135).
Ce tableau historique, vieux de 700 ans, n’est pas sans rappeler des constantes dans les relations internationales des pays négro-africains avec leurs voisins européens ou arabes. Avec Kankou Moussa, on observe la même fascination de certains chefs d’État noirs africains contemporains pour la civilisation arabo-islamique. Le « subterfuge » de l’empereur Moussa devant son homologue mamelouk n’abuse personne. En 1324, l’histoire a retenu la génuflexion impériale de l’homme le plus puissant d’Afrique de l’Ouest devant un souverain étranger.
De nos jours, les Comores, Djibouti et la Somalie, trois pays musulmans, font partie de la Ligue Arabe, fondée en 1945, alors que leurs langues nationales appartiennent au groupe linguistique négro-africain. Ils ont été acceptés dans l’organisation panarabe du fait de l’usage de l’arabe comme langue officielle dans ces pays. Or, l’article 1 de la charte de la Ligue dispose que chaque pays arabe indépendant a le droit d’adhérer à l’organisation. Au-delà de l’acceptation de ces trois pays au sein de la Ligue, il convient de se demander ce qui a poussé Somaliens, Comoriens et Djiboutiens à faire leurs demandes d’adhésion.
Il est probable que la raison majeure est à chercher du côté du prestige accolé au rayonnement de la civilisation arabo - islamique et, fait non négligeable, de la solidarité organique en pétro – dollars qui en découle. Avec Kankou Moussa, il est désormais possible de faire l’historique de cette subjugation d’une fraction du Monde Noir par le Monde Arabe.
De plus, la non-réciprocité s’insinue également dans les déplacements de princes nègres hors d’Afrique Noire. Au-delà de son caractère religieux, le pèlerinage à la Mecque d’un souverain s’apparente souvent à un déplacement politique. Et c’est Mansa Oulé (1255-1270), fils et successeur du fondateur Soundiatta Keita, qui inaugure les pèlerinages. Il sera imité par Mansa Sakoura (1285-1303). Ce dernier fut d’ailleurs assassiné sur le chemin du retour par des brigands en Tripolitaine (Libye actuelle) (KI-ZERBO 1978, p.135).
Quelques décennies après l’avènement de l’empire Songhay en 1464, un coup d’État porte au pouvoir le lieutenant torodo Mohamed Sylla sous le nom de Askya Mohamed en 1493. En mal de légitimité, bien que soutenu par les oulémas de Gao, Askya Mohamed s’empresse d’aller à la Mecque et en revient auréolé du nouveau statut de calife pour le Soudan (pays des Noirs, en arabe) (KI-ZERBO 1978, p.145).
Askya Mohamed venu en Arabie avec 300.000 pièces d’or renforçait cette tradition pèlerine des souverains musulmans d’Afrique Noire, sans égaler le faste du déplacement de Kankou Moussa. Mais si les princes nègres ont beaucoup voyagé dans le monde arabe, force est de constater que la réciproque n’est pas vraie. N’oublions pas que la traite orientale des Noirs qui avait débuté au VIIème siècle se perpétuait. L’Afrique Noire étant considérée comme un réservoir inépuisable d’esclaves par les arabo-berbères, le regard inévitablement condescendant du monde arabe sur l’Afrique noire a probablement joué comme un frein puissant dans l’absence de visites de haut rang vers l’Afrique noire.
Le parallèle avec la période contemporaine est également frappant. On ne compte plus le nombre astronomique de visites officielles ou privées de chefs d’État négro-africains en France depuis 1960, date charnière dans l’accession à l’indépendance. Alors que le président français de l’époque, Charles de Gaulle (1958-1969), ne s’est rendu dans aucun pays indépendant d’Afrique noire.
Pour en revenir aux fameuses 12 tonnes d’or emportées par Kankou Moussa, la préparation du pèlerinage a nécessité une contribution spéciale des marchands et des provinces de l’empire.[5] Assurément Mansa Moussa avait soif de prouver quelque chose à ses coreligionnaires du proche Orient. L’historienne Madina Ly Tall estime que ce pèlerinage aura coûté plus de 10 tonnes d’or aux finances maliennes [6].
De la magnificence et la munificence des premiers jours, le souverain malien sombrera dans l’embarras lorsque, 10 tonnes d’or plus tard, il se retrouva contraint d’emprunter une lourde somme à un marchand d’Alexandrie pour tenir son rang sur le chemin du retour (Ki-Zerbo 1978, p.135).
Au total, le voyage de Kankou Moussa en Arabie est une malheureuse préfiguration de notre temps présent négro-africain. Les dépenses folles de certains dirigeants politiques d’Afrique noire (biens immobiliers, voitures de luxe…) en Méditerranée septentrionale rappellent furieusement les 10 tonnes d’or dépensées 700 ans plus tôt par un souverain nègre fasciné par la civilisation arabo-islamique.
Le besoin de se faire certifier par l’étranger calife hier, président aujourd’hui est révélateur d’un fait dont l’épaisseur historique est sidérante en Afrique Noire contemporaine : l’absence patente de projet politique conçu par et pour les Négro – Africains, sous-tendu par un niveau élevé de sciences et techniques.
La prosternation de 1324 revêt une charge symbolique considérable, en tant que signe avant-coureur des conséquences dévastatrices du triptyque historique : traites négrières, colonisation et néo-colonialisme.
[1] Hadrien COLLET in Romain BERTRAND, ss dir. (2019), L’exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Seuil, p.97
[2] François REYNAERT (2016), La grande histoire du monde, Fayard, p.282
[3] Christian GRATALOUP (2019), Atlas historique mondial, Les Arènes – L’Histoire, p.131
[4] Joseph KI-ZERBO (1978), Histoire de l’Afrique Noire, ed. Hatier, p.135
[5] Djibril Tamsir NIANE in UNESCO - Tome IV. ss dir. D.T. NIANE, (1985) L’Afrique du XII au XVIème siècle, ed. UNESCO/ Présence Africaine / Edicef, p.112
[6] Madina LY TALL (1977), L’empire du Mali, Nouvelles Editions Africaines, p.181