VIDE SOCIAL, VIOLENCE ET STRATÉGIE DU CHAOS, LES GERMES DU DÉSORDRE SOCIAL
EXCLUSIF SENEPLUS - Le parcours politique de Macky Sall révèle des épisodes qui tranche avec la tempérance. Sonko est prêt à assumer, quoi qu’il en coûte, le rôle de l’acteur principal dans le scénario d’un combat fractricide

Ma réflexion sur la question de la violence et des nervis adopte la distance critique vis-à-vis de la pratique du pouvoir qui s’adonne, en dépit de son autorité sur les forces républicaines, à ce que l’on peut appeler le construit politique de la violence dans ses rapports avec les opposants et les forces démocratiques. Dans le cadre de la praxis politique, la force de la tenaille que représente la dialectique des rapports de force conduit parfois à l’usage de la violence sous ses différentes formes. Mais, aujourd’hui, dans le contexte sociopolitique du Sénégal, la logique de conflictualité, pour les besoins du changement des rapports de force, présage des dérives aux conséquences imprévisibles. Il y a la stratégie du chaos, génératrice du désordre social, qui se construit, par la désacralisation et la fragilisation des forces de sécurité, avec la présence des nervis et des milices dans le champ politique. Les conséquences dramatiques qu’une telle pratique est susceptible de produire sont à situer dans un contexte de post crise, marqué par le vide social et la crise de l’éducation due à la fragilisation des différentes instances de socialisation que sont la famille, l’espace communautaire et l’école. Les médias et les réseaux sociaux, qui ont capturé les jeunes, n’ont pas aidé à inverser la tendance. Leur obsession aux chiffres de l’audimat et leur inféodation à des chapelles politiques les délestent, de plus en plus, de leurs rôles d’agents de socialisation. Il s’y ajoute les enjeux économiques et géostratégiques liés aux nouvelles ressources pétrolières et gazières qui aiguisent des appétits.
Vide social et mécanismes de construction de la violence sociale
Dans le jeu démocratique, les conflits d’intérêts, les affrontements d’idées, les oppositions d’opinions relèvent de l’évidence. Mais, quand la tendance à la radicalité l’emporte sur le jeu des équilibres, les divergences peuvent conduire à la violence aux conséquences souvent dramatiques. Au Sénégal, des signaux qui alertent sur un tel scénario sont, de plus en plus, perceptibles. L’espace politique est redevenu un lieu de conflictualité et d’expression de la violence aiguisée par la passion et les rancunes.
Des historiens de l’histoire politique du Sénégal vont remonter les compétitions électorales au mois d’octobre 1848, pour l’élection du député représentant la colonie à l’Assemblée nationale française. Le corps électoral était composé par les Français de souche, les métis et les habitants de Gorée et de l’île de Saint-Louis. Depuis les années 1960, on a dénombré neuf scrutins présidentiels et dix élections législatives. Bien que le Sénégal se prévale de cette longue tradition démocratique, notre pays n’est pas, au regard de la prégnance de la violence dans les rapports entre acteurs politiques, à l’abri des déchirures sociales. Depuis l’avènement de Macky Sall au pouvoir, la violence est immergée dans l’épaisseur des rapports politiques pouvoir/ opposition. Cette violence présage, en perspective des élections en vue et du troisième mandat, le scénario d’une dialectique aux allures de catastrophe : la violence du pouvoir contre la violence de résistance de l’opposition radicale. L’analyse sociologique et historique de la société sénégalaise montre que la violence politique a ses bases dans une société fortement configurée par la culture de la violence à travers ses différents ressorts et formes d’action. Elle est une donnée structurelle dans une société confrontée à la crise des sociabilités et à la défaillance de ces instances de socialisation et de reproduction sociale. La violence à l’école, la violence politique et la violence dans la rue au quotidien, relèvent toutes de la même source matricielle que sont le délitement des liens sociaux et son corollaire, la crise des valeurs et du religieux et le tarissement des sources de solidarité. C’est au prisme d’une telle lecture qu’on peut comprendre que le champ politique n’est que le lieu de prédilection de la violence structurelle, ancrée dans notre histoire politique et enchâssée dans les modes de sociabilité d’une société en crise, rattrapée par la perte de ses référentiels existentiels. Les multiples cas de violence, du verbal au physique, en passant par la violence symbolique, qui scandent le quotidien des Sénégalais, prouvent, à suffisance, qu’il y a dans notre pays la circularité de la violence, depuis les formes les plus ordinaires, les plus familières jusqu’aux formes les plus extrêmes qui se donnent à voir par des agressions violentes, pouvant conduire, souvent, à des morts d’hommes. La violence se banalise et devient une variable structurelle dans la société sénégalaise, confrontée aussi à son ouverture sous régionale qui en fait un lieu de refuge pour les délinquants de la sous-région.
Plusieurs facteurs ressortent de l'explication que les théoriciens donnent de cette violence dans notre contexte de vie. Mais, c’est par le prisme du triptyque vide social, culture juvénile délinquante et crise de l’éducation qu’il faut situer les mécanismes de production de la violence dans notre société. La notion de vide social, que nous empruntons aux sociologues de l’école de Chicago, vise à procéder à une objectivation de la situation des jeunes, confrontés à une double précarité : celle de l’angoisse des lendemains incertains et la précarité vécue dans l’univers familial où la survie au quotidien devient le signe révélateur d’un marasme social aigu.
Le vide social auquel les jeunes sont confrontés n’est pas le seul fait de la désorganisation sociale, mais il dérive plus des échecs politiques des régimes qui se sont succédé. Les différents pouvoirs, qui ont jalonné l’histoire économique, sociale et politique du Sénégal post indépendant, n’ont pas su produire des formes de gouvernance articulées à des stratégies efficientes dans la prise en charge des demandes sociales. C’est donc au niveau de ces échecs, corrélés à la crise de l’éducation, où se trouvent les mécanismes sociaux et/ou politiques de la violence dans notre société. On se rend compte que le construit politique de la violence n’est pas dissociable stricto sensu de celle qui imprègne l’ensemble des rapports sociaux. La paupérisation, le chômage des jeunes, la crise du modèle d’éducation, ont relié la violence à la crise des valeurs, donnant ainsi naissance à un contexte social chargé qui prédispose un champ politique en ébullition. La crise de l’éducation, qui résulte de la défaillance des rapports d’autorité au niveau des sphères familiale, scolaire, est un autre lieu de gestation de l’indiscipline et de la violence. L’affaissement de l’autorité familiale et la violence dans l’espace scolaire permettent de mettre en lumière l’homologie entre violence sociale et violence politique. Il subsiste ce que Bayart appelle cet « entrelacement des sentiments privés et de la politique publique ».
Certes, depuis le règne du parti socialiste, et bien avant même, la violence, tel un héritage génétique de l’évolution politique du Sénégal, est nichée au cœur de la vie politique de ce pays. Les « Tontons Macoutes » du PS, les « Calots bleus » du PDS, les « Marrons du feu » de l’APR, renseignent sur une tradition de mise en variable factuelle des nervis dans le champ politique sénégalais. Mais la dangerosité du phénomène est plus perceptible dans le contexte actuel où les enjeux sont à la fois énormes et complexes. C’est dans ce contexte de crises multiformes que prospère la réémergence des nervis sur la scène politique, avec des motivations inavouées qu’il faut situer dans la stratégie de préservation du pouvoir par tous les moyens.
Le construit politique de la violence au Sénégal
Les stratégies des hommes politiques s’inscrivent dans la logique de la mise en scène de la violence à travers toutes ses formes pour la fragilisation de l’adversaire. Le construit politique de la violence est allogène à la précarité et à l’instrumentalisation des appartenances à des fins d’endoctrinement (registre appartenances partisanes et identitaires, voire ethniques) ou bien par la marchandisation des allégeances politiques (argent distribué pour des besoins de mobilisation lors des rassemblements), ou encore par la défaillance des institutions démocratiques. Le construit politique de la violence au Sénégal est imputable à une conjonction de facteurs multiformes. On peut citer, à cet effet, l’absence de consensus sur les règles du jeu électoral ou leurs modifications unilatérales par les différents régimes au pouvoir, l’inefficacité et l’inefficience des mécanismes de régulation du processus électoral, l’instrumentalisation des organes de régulation des élections et de celui de l’audiovisuel, capturés par les régimes au pouvoir, une justice aux ordres des tenants du pouvoir, la présence des nervis et des milices dans le champ politique et l’instrumentalisation des identités de proximité ou ethniques. En dehors de ces déterminants qui s’expriment dans l’ordre du jeu politique, on peut évoquer le contexte socio-économique de précarité qui résume ce que nous avons désigné comme le vide social, en usant d’un concept des sociologiques de l’École de Chicago. Dans le registre communicationnel des opposants, renforcé par la violence symbolique de l’exhibition de la richesse mal acquise des hommes du pouvoir, l’opinion publique situe les difficultés sociales au niveau de la patrimonialisation des ressources du pays. Il s’est cristallisé, à travers les régimes qui se sont succédé, le sentiment d’amertume, la ligne de césure entre les politiques au pouvoir et le peuple sénégalais. Tous les régimes ont vécu cette temporalité du désamour entre le pouvoir et les populations. Voilà, en quoi le vide social devient une variable structurante de conflictualité et de violence dans notre pays, fortement ébranlé par une crise économique, sociale, politique, existentielle, à la fois profonde et multidimensionnelle.
Face au rejet des pouvoirs, après quelques années de grâce, l’élite politique gouvernante éprouve la peur de la perte des privilèges et, surtout, celle de rendre compte, pour avoir détourné les deniers publics. Les violences politiques des acteurs du pouvoir s’inscrivent dans l’obsession de rester au pouvoir, face à des populations résolues à opérer des ruptures profondes dans la gouvernance du pays. Le clivage entre les forces politiques actuelles se lit dans cette radicalité des postures, autour d’un duel de taliban entre Macky Sal et Ousmane Sonko.
Macky Sall et Sonko : les deux talibans du landerneau politique
Il est de tradition dans l’histoire politique du Sénégal, l’existence d’un invariant politique qui se traduit par une dualité pouvoir et opposition, par un duel affiché entre des figures au tempérament conflictualiste : Senghor/Dia, Wade/Diouf et aujourd’hui Macky/Sonko. Les discours politiques du moment et les stratégies en perspective vont se structurer et se produire dans cette dualité entre deux acteurs politiques que tout oppose et que rien ne prédispose à s’entendre, selon les principes de la concurrence apaisée, par le respect de la légalité démocratique et des institutions.
Comparant les tempéraments de Georges Bush fils et de Ben Laden, le philosophe iranien, Darush Shayegan, utilisait la figure métaphorique du taliban, pour désigner le premier comme le taliban du dollar et le second le taliban du pétrole. Ils sont tous deux portés vers la violence et la conflictualité permanente, partisans de la logique de la résolution des différends, par un usage démesuré de la violence. Au Sénégal, Macky Sall et Ousmane Sonko sont dans cette logique du clivage des postures tranchées, en perspective des échéances électorales en jeu.
Depuis 2012, il se dévoile dans la stratégie du pouvoir la transgression des fondamentaux du jeu démocratique, par la domestication des institutions et la manipulation des institutions judiciaires. Macky Sall est versé dans la constance du jeu politicien, comme un joueur d’échecs qui éprouve du plaisir à vouloir ériger, comme principe de gouvernance, la conflictualité dans l’adversité, face aux opposants pour qui il se donne la mission de les anéantir. Son obsession à diriger, comme un superman, la plus grande coalition de l’histoire politique du Sénégal, peut être interprétée, par le procédé de l’analyse psychologique, comme l’expression de la peur de l’adversité ou le réflexe de l’instant dictateur. Ou encore, il est, pour certains, dans la stratégie de se donner, à défaut de ressorts sociologiques, les leviers politiques pour briguer un troisième mandat, par la claudication de l’esprit de la constitution. L’analyse trajectorielle du parcours politique de Macky Sall révèle des épisodes dans la vie de l’homme qui tranche avec la tempérance. Le vote sans pièce d’identité, en tant que ministre de l’Intérieur de Wade, durant les élections de 2017, l’emprisonnement d’opposants politiques, l’exclusion d’adversaires d’envergure lors des dernières présidentielles, le rôle joué, en tant que Premier ministre, dans la disgrâce d’Idrissa Seck concernant les chantiers de Thiès, sa radicalité durant les émeutes du 23 juin, sont autant d’éléments instructifs sur le style machiavélique de sa gouvernance. Sa posture d’homme d’État n’a pas étouffé en l’homme l’âpreté de caractère. Le dernier projet de loi liberticide, proposé à l’assemblée, s’inscrit dans cette logique de conflictualité, dans la stratégie du chaos.
À propos de la présence des nervis lors de la tournée politique et/ou-économique, il faut en avoir une double lecture pour comprendre les motivations et les enjeux. Au-delà de sa fonction de mission-sécurité, la présence des nervis est aussi un signal, un message à l’endroit des prédicateurs de la seconde vague, en rapport avec les évènements de mars dernier. C’est d’ailleurs, ce message que retient une partie de l’opposition, en particulier Ousmane Sonko qui décide, dans le cadre du Mouvement pour la défense de la démocratie (M2D), de se donner les moyens et les instruments d’une adversité à la dimension de l’engagement du pouvoir à procéder par le forcing pour briguer un troisième mandat. Sonko est convaincu que Macky Sall est dans le schéma d’Alassane Ouatara et d’Alpha Condé.
À défaut du respect des règles du jeu démocratique, comme rituel inhibiteur de la violence politique, le pouvoir et l’opposition sont dans une logique d’affrontement. Sonko est dans cette optique, prêt à assumer, quoi qu’il en coûte, le rôle de l’acteur principal dans le scénario d’un combat fratricide aux conséquences imprévisibles. Pour cette raison, Ousmane Sonko semble prendre l'envol de l’opposant qui adopte la position de l’opposition radicale, à la dimension des défis et des enjeux du moment, dans un contexte où les acteurs du pouvoir sont hantés par le drame d’une troisième alternance, synonyme de retour au dehors, dans le vécu fatidique du sénégalais lambda. La sortie de Sonko, appelant à ses partisans à adopter la loi du Talion, réaffirmé dans son discours lors de la commémoration des dix ans des évènements du 23 juin 2011, est, selon lui, la seule réponse qui vaille face à la fermeté du pouvoir. Il exhorte la jeunesse à ne pas flancher face aux nervis de Macky Sall. « Soyez prêts. Préparez-vous au combat. Il n’y a pas plus dangereux qu’un président qui recrute des nervis. On répond à la violence par la violence. N’écoutez pas ceux qui vous disent le contraire. Ce n’est pas en restant les bras croisés que les choses vont changer. Les maux de 2011 ont doublé ». La tonalité de la déclaration de Sonko s’inscrit dans le registre culturel du principe dionysiaque de l’éthique tiedo, « door fayou ». Par-là, il traduit le modèle oppositionnel de Wade qu’Ousmane Sonko adopte comme paradigme. Il ne cesse de rappeler à ses partisans que le pouvoir ne s’offre pas sur un plateau d’argent. Voilà deux figures politiques, deux styles, mais le même référentiel dans la praxis politique : l’adversité dans la conflictualité qui caractérise l’habitus taliban.
Les déclarations d’Aly Ngouille Ndiaye et Mansour Faye, situant la responsabilité des émeutes du 22 mars au niveau de ceux qui ont appelé à manifester, montre la cécité du pouvoir à comprendre que dans la dynamique des crises sociales et politiques, les facteurs de cause transcendent les effets de circonstance. En dehors des déterminants liés aux difficultés des Sénégalais, les griefs portés à Aly Ngouille Ndiaye, lors de son passage au niveau du ministère de l’Industrie et celui de l’Intérieur, et la gestion décriée de Mansour Faye concernant les fonds de la Covid, sont parmi les facteurs explicatifs du débordement populaire qui a failli emporter le régime de Macky Sall. On a l’impression qu’ils n’ont rien compris, de ce qui se pointe à l’horizon comme une nuée dans l’histoire politique du Sénégal. Au lieu de travailler à un resserrement des allégeances aux idéaux du progrès social et de l’État démocratique, pour construire du sens politique autrement, le régime de Macky Sall est dans la logique de la stratégie du chaos. Il est temps que les dirigeants de ce pays comprennent qu’au-delà de l’image de reflet de la propagande politique forcenée, par un régime qui réinvente son retour aux consciences, la stabilité du Sénégal devrait être une surpriorité pour tous. Ceux qui pensent qu’ils sont à l’abri de qui peut advenir de la violence politique, en perspective des élections en jeu, sont dans l’illusion et la naïveté coupables du vieillard de la fable, emporté par le duel des margouillats. Il faut espérer, peut-être, dans ces moments d’incertitude, que l’exception sénégalaise puisse prévaloir, car jusqu’ici les ressorts sociaux et religieux n’ont pas totalement dysfonctionné. Ils nous servent encore de soupape de sécurité, à l’exemple des évènements de mars dernier, quand tout semblait être compromis.
Amadou Sarr Diop est sociologue, enseignant chercheur, directeur du laboratoire Groupe interdisciplinaire de Recherche sur l’Éducation et les Savoirs (GIRES) Université Cheikh Anta Diop