«POURQUOI LE CHEF DE L’ETAT A RAISON DE RÉAJUSTER LA STRATÉGIE CONTRE LE COVID-19 »
Dans cet entretien avec «L’AS », El hadj Hamidou Kassé explicite les dernières décisions un peu controversées du chef de l’Etat avant de passer sa loupe de philosophe et de politicien sur toutes les questions liées au covid-19.

Ministre Conseiller en charge des questions culturelles, El hadj Hamidou Kassé n’en est pas moins un des idéologues de l’APR dont il a contribué à la création. Dans cet entretien avec «L’AS », il explicite les dernières décisions un peu controversées du chef de l’Etat avant de passer sa loupe de philosophe et de politicien sur toutes les questions liées au covid-19.
L'As : Deux mois après le couvre-feu, le chef de l'Etat vient d'assouplir les mesures. N'est-ce pas là une reculade dans un contexte de montée en puissance du covid-19 ?
El hadj Hamidou Kassé : L’assouplissement des mesures est un réajustement de la stratégie. Dans le volet couvre-feu, la variable horaire bouge de 21H à 5H du matin, donc la mesure elle-même demeure. La fermeture des marchés et des commerces un jour de la semaine pour le nettoiement est une nouvelle mesure qui complète les gestes barrières. Le réaménagement des heures de travail obéit à l’exigence de relancer notre économie qui ne peut supporter l’hibernation dans la longue durée. Même les pays plus développés ne le peuvent pas. La nouveauté, c’est l’ouverture des lieux de culte. D’abord, cette ouverture est assortie de mesures d’accompagnement, avec notamment des conditions d’accès strictes à déterminer avec les autorités compétentes, et parmi ces conditions, il y a forcément les gestes barrières. Ensuite, le président de la République dispose, sans aucun doute, d’une masse critique d’informations qui le fondent à prendre cette mesure. Gouverner, c’est aussi être à l’écoute des bruits de fond de la société, c’est ne pas céder à ses propres sentiments. Il s’agit donc d’un nouveau tournant dans la stratégie qui engage toute la communauté. Je ne crois pas que le moment soit propice pour la politique politicienne. Les Sénégalais attendent de tous les acteurs des propositions constructives pour plus d’efficacité et de performance dans la lutte contre la maladie, pas l’invective, la polémique futile ou la posture dénonciatrice qui n’est assortie d’aucune alternative à la stratégie en cours.
Beaucoup pensent que le Ministère de la Santé a péché dans la communication en instaurant une psychose inutile mais aussi en faisant apparaître le covid-19commeunemaladiehonteuse. Comment faire pour inverser cette tendance ?
Ce n’est pas mon point de vue. Le Ministère de la Santé a l’obligation d’informer les Sénégalais au jour le jour pour ne pas dire d’heure en heure. Je suis comme tout le monde la sortie du matin qui combine le point de la situation et l’exhortation : « voilà ce qui se passe et voilà ce que chacun doit faire pour rompre la chaîne de transmission de la maladie, se protéger et protéger la communauté ».Je n’ai perçu dans cet axe de communication ni une tentative de créer une psychose, ni une entreprise de culpabilisation des malades. Encore une fois, ce qui importe au premier chef, c’estla prise en charge de la crise sanitaire par l’ensemble de la communauté. Et je sais que partout, y compris dans les zones intérieures du pays qui ne sont pas encore touchées, les populations se mobilisent pour parer au pire. Elles sont dans l’action.
On a vu une certaine rébellion de religieux qui ont refusé de se conformer aux directives : on peut citer Gounass et Touba. N'est-ce pas là la preuve pour paraphraser Karl Marx, que la religion est l'opium du peuple ?
Attention ! Je ne crois pas que nous soyons ici dans la philosophie. Nous sommes dans le cas de comportements dans un contexte de crise sanitaire. Et dans un contexte où la crise sanitaire n’est pas que clinique, mais aussi et surtout socio-culturelle, il est indiqué de négocier des virages et de bannir la violence. Si dans la communauté, il y a une partie qui fait preuve de résistance, de réticence ou même de rejet d’une mesure, la solution n’est pas dans l’exercice de la violence, c’est-à-dire le rapport de forces qui se dénoue dans la confrontation
Beaucoup pensent que c’est cette rébellion des religieux qui a poussé le chef de l'Etat à revoir sa stratégie. L’opposition parle de capitulation du Général.
A supposer qu’une partie de notre peuple ait des réticences pour l’application de telle ou telle mesure, notre réponse ne doit pas être dans le registre de la colère ou de la répression aveugle, mais dans l’intelligence, l’approche persuasive. Tous les spécialistes et les praticiens des sciences humaines et sociales vous le diront.
Que pensez-vous de la décision de l'Eglise et de la famille Omarienne de maintenir le statu quo ante ?
On peut saluer la décision de ces composantes essentielles de la communauté des fidèles. Dans le contexte d’une crise qui a une dimension socio-comportementale évidente, la meilleure démarche est celle qui privilégie la prudence et la persuasion.
Qu'est-ce qui a motivé le changement de cap du Pr dans la croisade contre le covid-19 ?
Je ne peux vous dire ce qui a motivé le Chef de l’Etat, ne possédant pas la masse critique de données qu’il a. Mais je sais que le Chef de l’Etat n’a pas changé de cap. Il est de sa responsabilité de procéder, quand il le faut, à des réajustements dans la stratégie aux différentes étapes d’évolution de la crise tout en restant dans l’axe. Dans une guerre, rien n’est jamais figé. La tactique peut subir des évolutions tout en s’adossant au parti-pris stratégique. Et c’est cela l’intelligence du commandement qui résulte de ce qu’un grand dirigeant et stratège politique, le Russe Lénine, appelait « l’analyse concrète de la situation concrète ».
Cela veut-il dire que les signaux de l'économie sont au rouge ?
C’est le monde entier qui est confronté à la réalité d’une récession. Toutes les économies sont sévèrement affectées. C’est la raison pour laquelle le président de la République a lancé un Plan de résilience économique et sociale pour maintenir les équilibres et faire face au pire. Les allocations pour la bonne préparation de la campagne agricole, l’appui au secteur de l’élevage, l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui bénéficient de plusieurs mesures en sus de celles en faveur du tourisme et des transports s’inscrivent dans ce cadre. C’est donc ainsi qu’il faut lire et comprendre les mesures d’assouplissement pour la relance de l’activité économique comme cela se passe partout en Afrique et dans le monde. Et c’est heureux que le Président ait insisté fermement sur l’impératif non négociable de combiner la prise en charge de la dimension sanitaire et la reprise économique, d’autant plus que sans cette dernière, il est illusoire de garantir la première. Je pense que toutes les mesures de la première séquence ont permis de circonscrire la crise, d’apprendre dans un contexte où très peu était connu du coronavirus. Maintenant que certains aspects essentiels sont connus, nous pouvons aborder un autre tournant.
Que vous inspirent le retrait du FNr du comité de suivi de la force Covid…
A mon avis, le retrait de telle ou telle composante du Comité peut relever du type qu’on appelle « contradictions au sein du peuple », contradictions qui trouvent des solutions lorsque la conversation, c’est-à-dire l’échange franc, est bien conduite entre les interlocuteurs.
On a vu le président enfiler la robe d'avocat de l’Afrique pour l'annulation de la dette. N'est-ce pas là un pas pour asseoir son leadership africain et éventuellement se propulser vers une autre sphère internationale comme le SG de l'ONu ? C’est ce que beaucoup pensent en tout cas ...
Vous voyez en tout cas trop loin… Non, plus sérieusement, le Chef de l’Etat exprime une exigence aussi pertinente que légitime. L’annulation de la dette africaine n’est ni une faveur ni une mesure d’ordre moral. Le Président Sall a clairement dit que si l’Afrique s’effondre, le monde s’effondre. C’est la réalité. Or, l’Afrique ne peut en même temps et à la fois mobiliser des ressources pour faire face à la crise sanitaire, prendre en charge les urgences sociales, sauvegarder les équilibres économiques, respecter ses engagements, notamment en matière de service de la dette, et assumer les stratégies d’édification des bases de son développement économique et social dans la durée. Des nations alors et autrement plus développées ont bénéficié d’annulations de dettes et de ressources colossales pour la relance de leurs économies. Dans une tribune publiée dès le début de la crise, j’avais appelé les intellectuels africains, les amis de l’Afrique, les classes politiques, les sociétés civiles, les organisations patronales, syndicales et de producteurs du monde rural à soutenir la proposition du Président sénégalais. Cette proposition transcende nos différences et nos divergences. Elle correspond à un impératif historique et il est salutaire qu’elle ait eu une résonance auprès de voix autorisées aussi diverses que légitimes. Je signale, en passant, que je suis activement impliqué dans une dynamique de pensée et d’action appelée Collectif Penser-Agir qui s’inscrit dans cette perspective de convergences minimales et transversales de toutes les forces vives pour l’Afrique et le Sénégal.
J'interroge à présent le philosophe. Quels enseignements peut-on tirer de cette maladie ?
Des maîtres absolus, en philosophie, ont toujours récusé le dogme, la pétition de principe et la prétention d’un monopole de la vérité. C’est la raison pour laquelle ils sont plus porteurs de la question que de réponses fermées. A leur abri, depuis Kocc Barma et Socrate plus loin dans l’histoire, ensuite plus près de nous, ceux qui m’ont directement enseigné tels Mamoussé Diagne, Abdoulaye Elimane Kane, Djibril Samb, Dieydi Sy, Alassane Ndao, Souleymane Bachir Diagne, Aloyse R. Ndiaye, Ousseynou Kane, Alain Badiou, Michel Lefeuvre, et ceux qui sont encore au Département de Philosophie, qui ne sont cependant nullement responsables et comptables de mes propos, j’ai pourtant appris le principe de l’humilité. La crise actuelle nous indique que nous ne savons pas tout. Nous pouvons travailler sur des hypothèses, donc des ouvertures, accepter de croiser des regards, être critiques dans le respect de l’autre, considérer le monde dans la figure mouvante du devenir qui nous somme de travailler ensemble sur ce qui nous est commun. Nous sommes proprement dans une sorte de méta mondialisation absolument irréductible à la simple circulation sans limite des capitaux et des produits. La crise du coronavirus nous dicte qu’il y a « quelque chose », en un seul mot, qui nous transcende et exige que nous entreprenions, dans la séquence historique en cours, une synergie des forces pour faire face à l’inconnu, à l’incertain et au vide. En effet, notre déficit de connaissance de ce virus qui a pulvérisé tous les repères de notre vie sociale nous impose de rompre avec les modes de pensée simplistes pour affronter les complexités de notre vivre-ensemble. En d’autres termes, il nous faut co-construire une intelligence collective pour une vie elle-même plus ouverte sur l’humain, sur le collectif, sur le commun, sur l’inclusif, ce qui exclut l’exclusion elle-même. Cela veut dire : explorer les pistes de ce qui, au creuset de nos angoisses et de nos aspirations, nous porte vers une vraie vie, une vie vraiment heureuse.