QUAND L'AFRIQUE RÉFLÉCHIT À TOUS SES DESTINS
Ouverte au musée des Civilisations noires de Dakar, la 3e édition des Ateliers de la pensée a vite donné le tempo du cheminement actuel de la réflexion des mondes noirs, sur eux-mêmes et sur le monde

Le décor a changé : la salle du musée des Civilisations noires de Dakar est bondée pour la première journée de la troisième édition des Ateliers de la pensée. Sur la scène vont défiler tous les jours trois sessions d'intervention, chaque fois ponctuées par les questions d'un public avide de dialoguer. Nouveauté et pas des moindres : on peut visionner l'intégralité des débats en accédant au live stream.
Introduite par le duo d'organisateurs Felwine Sarr et Achille Mbembe, la journée s'est ouverte sur l'intervention de Bado Ndoye, professeur de philosophie à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar sur le thème d'une « écologie décoloniale » ou comment inverser un mouvement entamé en 1492 avec l'ère des grandes découvertes et avec lui ce que l'intervenant a nommé « théorie de l'extractivisime », soit comment les besoins du Nord ont entraîné la subalternité et la dépendance des pays du Sud au pouvoir colonial, entraînant dans sa suite la destruction de l'environnement qui va, pour Bado Nodye, avec le racisme, le sexisme et tout ce qui relève aujourd'hui de la pensée « intersectionnelle ».
Décolonial vs universalisme
Nous avons rencontré le professeur Ndoye sur ce thème du décolonial qui semble agiter aussi les sphères dakaroises, thème qui suscite tant de débats au sein de la société française. Dans quelle mesure ce mouvement est-il « importé » ici des universités américaines et plus généralement occidentales qui s'opposent aux tenants de l'universalisme ? Certes importé, il fait bien son chemin sur le continent africain. « L'idée n'est pas de dénoncer l'universalisme en tant que tel, explique Bado Ndoye, mais de le repenser en partant du principe que ce qui est universel a une validité omnitemporelle. De façon prosaïque, on peut dire que l'universel est le bien de tout le monde. C'est rompre avec une conception de l'universel qui voulait la confondre avec la pensée occidentale. » Et d'établir aussitôt le lien avec le colonialisme qui est « parti d'une certaine idée qu'il faut civiliser les gens, leur apporter le progrès, la science, la civilisation parce que cette civilisation existe comme universelle, donc se répand à travers la planète. Prendre cette conception à rebrousse-poil, c'est montrer que chaque culture humaine est potentiellement universalisable au sens où les valeurs humaines qui sont défendues, même si elles peuvent différer d'une culture à une autre, expriment toutes une certaine idée de l'humain. Et que sous ce rapport, concevoir l'universel à partir d'une idée platonicienne qui serait incarnée par une culture qui s'imposerait à tout le monde, ne convient pas. »
Alors que propose-t-on à l'inverse ? « Partir des cultures telles qu'elles sont dans leur diversité et essayer de voir comment les enchâsser les unes aux autres. Prenez les mathématiques : il ne viendrait à personne de dire qu'il existe des mathématiques européennes, africaines, simplement parce qu'elles expriment quelque chose de l'esprit humain. Toutes les cultures n'ont pas cette validité intemporelle des mathématiques mais elles y tendent toutes. Aucune culture ne peut épuiser la signification de l'universel. C'est l'horizon vers lequel on tend. » Et de citer Teilhard de Chardin, représentant les cultures comme une ronde d'enfants qui se tiennent les mains en cercle. « Chacune est localisée dans un lieu précis de l'espace, mais quand elles font l'effort de monter vers le sommet, elles se rencontrent. Les cultures sont localisées, elles sont une invention humaine pour maîtriser l'espace dans lequel on vit, mais expriment toujours une idée de l'homme, elles ne peuvent donc pas être fermées les unes aux autres, elles sont forcément ouvertes. Et toute la question est d'en avoir une conception ouverte. Malheureusement, les ethno-nationalismes qui sont en train de fleurir un peu partout en Europe ont une conception très fermée et agressive de la culture nationale qui exclut, (il y a nous, et puis les autres) l'humanité dans sa diversité. Repenser l'universel c'est aussi penser la démocratie, car la crise de la démocratie en Europe est patente, avec la montée au pouvoir de ces hommes forts, et jusqu'aux États-Unis. Ils représentent une régression véritable de l'idée de l'universel. Donc, au lieu d'accuser le mouvement décolonial, c'est plutôt vers le Nord qu'il faudrait tourner les regards pour voir ce qui met en danger la démocratie. »
Le challenge pour le décolonial : être mieux compris
Dans quelle mesure les étudiants africains adhèrent-ils à la pensée décoloniale qui inonde les campus américains et peu à peu européens ? « Quand on fait lire certains textes de Kant, Hegel qui expriment des idées colonialistes, les étudiants africains sont dérangés, surpris dans leur lecture académique et calibrée. Mais ces textes sont d'une importance capitale dans le système de pensée de chaque philosophe. La lecture décoloniale n'est pas de l'ordre du rejet, mais d'une découverte. »
On l'accuse pourtant d'être un ferment de revanche, de division, voire de haine… « Ce n'est pas du tout de l'ordre du ressentiment. Il faut lire les textes. Ils existent. On ne les a pas inventés. Lorsqu'on y revient et que l'on déconstruit tout cela, il ne s'agit pas de se retourner contre le méchant colonialiste, contre cet universel qui nous a colonisés, mais d'avoir une vision beaucoup plus élargie de l'histoire de la philosophie occidentale. Et de montrer qu'il y a d'autres traditions de pensée, sur les mêmes questions, par exemple dans l'histoire des sciences, où l'on remet en avant le rôle des arabo-musulmans dans ce qui apparaît comme l'apanage des savoirs européens. Ce n'est qu'un exemple pour montrer ce que signifie déconstruire une tradition de pensée en l'ouvrant à tout ce qui l'a enrichie. Faire voir des aspects de la chose qui sont passés inaperçus. »
Dans le sillon de la pensée des mondes noirs des XIXe et XXe siècles
Pour Bado Ndoye, les Ateliers de la pensée s'inscrivent dans l'histoire des intellectuels des mondes noirs, depuis le congrès de 1956 à la Sorbonne, en passant par l'aventure de Présence africaine, mais le simple fait de rassembler tous ces chercheurs africains sur le continent, « cette fois cela ne se passe pas à Paris, mais à Dakar, c'est symptomatique de quelque chose de nouveau. Et si cela se traduit dans nos universités par une reconsidération des traditions intellectuelles, c'est encore mieux ». Sur le statut de la recherche universitaire et des savoirs africains, vulnérabilisés, (c'est le grand thème de cette troisième édition) Nadine Machikou, universitaire camerounaise, a montré comment ils sont empêchés aussi bien dans leur propre pays (ou leurs collègues occidentaux, eux, sont incités à ne pas se rendre pour des raisons de risque, raisons inopérantes pour ceux qui travaillent dans ledit pays), mais aussi comment la pensée décoloniale a pu faire son chemin quand la mobilité était au rendez-vous. Thème de la mobilité que reprendra plus tard Achille Mbembe dans sa communication appelant à élaguer les frontières au sein même du continent africain.
Que faire de la pensée coloniale ?
De nouveau sur le thème du rapport à la colonisation, l'intervention de Sename Koffi, architecte et anthropologue qui a questionné l'architecture traditionnelle en s'appuyant sur les études d'ethnologues occidentaux, dont Marcel Griaule pour l'habitat dogon, a suscité la question suivante dans la salle : ne faut-il pas faire table rase de ces écrits coloniaux et de leur interprétation pour réinterroger les populations par nous-mêmes ? La réponse ne se fit pas attendre. Non, il ne faut pas brûler la bibliothèque coloniale. « La pensée décoloniale ne doit pas ancrer un savoir ethniquement dans un lieu, a expliqué Felwine Sarr, mais entretient un rapport critique avec la bibliothèque coloniale, pour une parole plurielle avec les archives du monde, dans la pluralité des lectures du monde. »
La pensée africaine ouverte sur le futur
Dans l'après-midi, on a assisté à un feu d'artifice de points de vue sur la pensée raciste vue de France et du Sénégal, avec les interventions de Rokhaya Diallo, Lilian Thuram, Fadel Barro, du mouvement « Y en a marre », sans oublier Mohamed Mbougar Sarr sur un autre thème de la fragilité qu'est l'homosexualité. Nous y reviendrons… Au final, ce sont deux jeunes lycéennes qui ont donné toute sa raison d'être, si on en doutait, à l'aventure des Ateliers de la pensée.
Fatou Cissé et Nitarisoa Rakotovelo, deux élèves qui ont travaillé depuis 2016 dans leurs lycées français, à Dakar et à Cotonou, sur les « Petits Ateliers de la pensée » et qui cette année, avec une quinzaine d'élèves assistent aux débats. Un futur africain leur apparaît déjà, nourri des communications des penseurs intervenus ce premier jour. Nita, jeune Malgache qui a quitté son pays à l'âge de 8 ans, a vécu au Burkina, au Sénégal, au Bénin, et à 17 ans se posait la question : revenir, rester, partir ? « Mais en suivant les Ateliers, je sais que je peux faire de ma vie, ce que je veux. » Tonnerre d'applaudissements.