«IL FAUT QU’ON ARRÊTE DE PARLER POUR SE PROJETER DANS L’ACTION»
Figure de proue de la musique moderne sénégalaise, Idrissa Diop, l’homme de tous les âges, traine une longue expérience musicale

L’enfant de Gueule Tapée vient de fêter un demi- siècle de pratique musicale. Il est l’un des rares musiciens sénégalais à avoir réussi à cultiver une certaine différence en fédérant le monde entier autour de sa musique. Il a bien voulu ouvrir son cahier de souvenirs et évoquer ses 50 ans de musique.
Selon la légende, c’est grâce à une hôtesse de l’air que vous avez chopé le virus de la musique à seize ans ?
Comme je le dis souvent, la musique traduit les aspirations les plus profondes des personnes. Donc si j’ai réussi à fêter mes cinquante ans de musique, ce n’est pas par hasard. Le Sénégal et le continent africain m’ont donné cette envie. Et surtout, le Sénégal a continué à travailler pour que je sois là où je suis aujourd’hui et je suis très fier de l’Afrique.
Vous n’avez pas répondu à notre question. Il se raconte que l’hôtesse de l’air dont il s’agit. C’est votre sœur ?
Oui ! Ma grande sœur, qui était hôtesse, m’a permis d’avoir mes premiers albums de sons venus d’ailleurs. J’écoutais du Otis Redding et James Brown. il y avait également des sons latinos et beaucoup de Rumba du Congo avec Franco et Rochereau...
Un demi-siècle de carrière. Pouvez-vous revenir sur les temps forts de ce riche parcours?
Permettez- moi de rendre un vibrant hommage aux journalistes de mon pays qui ont toujours été à mes côtés. C’est à l’âge de 16 ans que j’ai commencé à faire de la musique au sein d’un groupe dénommé « Rio ». Nous avions choisi ce nom emblématique parce que nous habitions à la Médina près du cinéma « Rio ». le groupe comptait des artistes comme ablaye Mboup, Moussa Kane, Michel, Charlys Dieng, Charly D. ndiaye. D’ailleurs, c’est au sein de ce groupe que des éléments ont mis sur pied le grand orchestre du « Baobab ». Après avoir quitté « Rio », je suis allé au club « Calypso ». a l’époque, il y avait beaucoup de clubs. Plus tard, je me suis retrouvé à la « Plantation ». Et vers les années 67, nous avions formé le grand groupe du « Sahel » avec la ferme ambition de révolutionner la musique sénégalaise. Au sein de cette formation musicale, il y avait les regrettés Cheikh tidiane tall, Mbaye Fall, Seydina Wade et aussi Pape Djiby Ba, Willy Sakho etc… C’est vraiment l’orchestre du Sahel qui a révolutionné la musique sénégalaise. a l’époque, on reprenait beaucoup la musique cubaine et la soul avec des titres de chanteurs comme Otis Redding, James Brown et aretha Franklin. On était au top si bien qu’à l’occasion de la visite des Jackson Five au Sénégal, avec Magaye niang, nous avons réussi à entrainer Michael Jackson et ses frères à travers les « tangana » et autres « dibi Haoussa » de Dakar. en 1975, lors de la visite de James Brown, ses musiciens venaient nous voir jouer tous les soirs durant plus de deux semaines. ils étaient surpris par la dextérité avec laquelle nous relevions leurs morceaux. Avant le Sahel, j’ai aussi été au Miami. Ce haut lieu de notre musique était vraiment un temple et un passage obligé pour certains. J’y étais et des artistes comme Pape Seck Serigne Dagana, Youssou ndour et tant d’autres m’ont trouvé sur place. Voilà en résumé l’essentiel de mon parcours musical au Sénégal.
Y a pas eu des moments de vide…
Je garde en mémoire la date du 5 janvier 1975. Ce jour-là, notre compagnon Mbaye Fall a été froidement assassiné pour des broutilles. On n’en avait perdu le gout de faire de la musique. On avait décidé d’arrêter car on avait plus envie de continuer à cause de ce meurtre.
Vous avez ensuite quitté le pays…
Je suis parti en Europe notamment à Paris vers 1976. J’ai eu à rencontrer beaucoup d’artistes de différents pays à l’instar de Claude nougaro, Manu Dubango, Jacques Higelin, Ray lema, Touré Kunda, angélique Kidjio etc. Pour se frotter à ces gens-là, il fallait vraiment disposer d’assez de bagages musicaux pour pouvoir échanger avec tout ce monde. J’avais déjà une diversité musicale en moi. J’avais eu à jouer de toutes sortes de musique allant du jazz à la soul, en passant par le blues et la musique cubaine. Je mélangeais tout cela avec notre culture. Je puisais dans le réservoir inépuisable de mes idoles : Samba Diabara Samb, amadou ndiaye Samb et Ablaye Nar Samb. D’ailleurs, à mon retour de Paris, je suis allé directement voir Samba Diabaré Samb avec lequel j’ai enregistré le fameux tube « niani ». Tout cela pour dire que j’ai été formé à la bonne école.
Quid de votre séjour aux Etats-Unis…
Dans ce pays, j’ai pu rencontrer de grands artistes comme Quincy Jones, Stevie Wonder, Eddie Murphy, Sting, narrada Mickael Wodden le producteur de Whitney Houston sans oublier mon ami de tous les jours, Carlos Santana. J’ai donc eu à partager ma musique avec tout ce beau monde. J’ai pu jouer avec les plus grands et sur toutes les scènes du monde. Je suis arrivé à me fondre dans le moule et toutes ces personnes-là me considéraient non pas comme un africain mais comme un musicien qui parle le même langage qu’eux. C’est pour cela que je conseille toujours à la jeune génération de beaucoup apprendre pour pouvoir transmettre et partager avec tout le monde.
Vous avez collaboré avec de grands noms comme Sting, Santana et tant d‘autres. Comment appréciez-vous cela ?
C’est juste une fierté africaine. L’Afrique est un continent béni et de grands hommes en sont issus. Quand je rencontre tous ces gens de Santana à Sting en passant par Larry King ou Desmond tutu, je partage avec eux cette part d’africanité qui est en moi. Et encore une fois, c’est une très grande fierté.
Pourquoi aviez-vous choisi le thème du couple mythique lors de la célébration de vos cinquante ans de pratique musicale ?
J’ai choisi de célébrer cet anniversaire au Musée des Civilisations noires. Une fois face au Président de la République, je lui ai expliqué que j’étais en train de préparer la célébration de mes cinquante ans de musique. Au cours de notre conversation, il m’a révélé qu’il écoutait souvent mes morceaux à l’université. Et sans hésiter, il m’a cité de mémoire des titres comme « Beuré Bouki ak Mbam », « thiathie gui » et « Mbiindane dou Diam ». il m’a promis de me soutenir et d’en être le parrain. Je lui ai alors expliqué que j’allais nommer cette soirée « couple mythique ». Je lui ai dit que lui et sa dame seront le premier couple mythique et le second sera Cheikh Amar et sa dame. Je n’en parle jamais, mais Cheikh Amar est mon neveu. C’est pour lui exprimer toute la fierté de la famille que je l’avais choisi. Pour en revenir au thème du couple mythique, c’est juste symbolique. C’est une manière de célébrer la famille. Mon père me disait une chose très importante : « Dès l’instant que tu vois ta femme, tu sauras rapidement la reconnaitre » et c’est vrai, car je me suis marié très jeune avec la mère de mes quatre grands enfants que vous connaissez tous. Il s’agit de Nicolas, de Crao, Rama et nanou. Ensemble, on a réussi à célébrer le couple mystique. J’ai voulu donc célébrer mes cinquante ans en invitant tous les artistes sénégalais qui étaient tous présents.
Vous avez réussi à établir une passerelle entre l’Europe et l’Afrique. Après cette première manche à Dakar, est-il prévu une suite à Paris ?
Je voudrais rebondir sur cette question pour demander aux sénégalais de ne jamais négliger notre culture. Dès qu’elle a entendu que je devais célébrer mes 50 ans de musique, la Directrice de France 24 m’a appelé. Elle m’a invité tous frais payés à séjourner à Paris dans un grand hôtel. J’ai par la suite été invité à tv5, à France 24, Radio France international, France inter et partout pour parler de cet événement. Donc au lieu d’amener les artistes comme Manu Dibango, Richard Bonna, Paco Sery, Salif Keita et tous les autres qui voulaient venir, on a décidé de faire autre chose. C’est ma maison de production basée en France qui m’a demandé de faire la fête nationale à Dakar avant de tout boucler à la Cigale ou au Bataclan au mois d’octobre. Comme cela, on va le faire en deux manches pour ratisser le plus large possible.
Votre musique est très colorée et souvent métissée. Ce qui vous permet de la faire voyager partout. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Très jeune, à mes débuts dans la musique, j’ai vite compris qu’au niveau des percussions, le sabar était privilégié. J’ai alors décidé de prendre la route pour aller sillonner toutes les régions du pays afin de découvrir d’autres rythmes. J’ai trouvé en Basse Casamance une polyrythmique intense et immense. C’était une richesse incroyable et il en était de même chez les Balante, dans le Sine, au Sénégal oriental et un peu partout au Sénégal. C’est une alchimie très variée qui fait la force de ma musique. Je n’ai fait qu’exploiter cette richesse rythmique du Sénégal. Il faut tout faire pour que toutes ces ethnies se retrouvent dans notre musique. Au cours d’un concert en Australie où j’ai été le premier Sénégalais à s’y produire, j’ai eu à faire danser des aborigènes. J’ai demandé à mes producteurs de faire venir ces aborigènes et de les mettre devant la scène. le concert a eu lieu à l’opéra, une salle sur mer à Sydney. J’ai vraiment insisté et ils m’ont amené quinze aborigènes. Ces derniers étaient aux anges et m’ont avoué qu’ils se retrouvaient dans ce que je faisais.
Quel est le sentiment qui vous anime en voyant la percée de votre ancienne choriste Maréma ?
C’est un sentiment de très grande fierté. Car c’est un disciple d’Idrissa Diop. Dès que je l’ai vue à Douta Seck chez Adolphe Coly, j’ai senti qu’elle avait un plus. Car dans la musique, il faut avoir un flair. Je l’ai engagée. J’ai partagé mon expérience avec elle et on a fait les 14 régions du Sénégal. C’est d’ailleurs à mes côtés que son producteur, Mao Otayek, l’a découverte. et depuis lors, on a vu le résultat. Toujours est-il qu’elle le mérite amplement. Je suis vraiment fier de son parcours qui ne me surprend pas. C’est magnifique et cela constitue la preuve de son grand talent.
On vous compare souvent à Elage Diouf êtes-vous prêt à faire un duo ?
Elage est un grand artiste qui tisse sa carrière au Canada. Je l’ai déjà trouvé à Montréal et c’est un grand ami. On a déjà fait un duo sur un plateau de la tFM. Je suis sûr que cela pourra se faire. Je vais y réfléchir un peu plus et certainement cela va se faire. J’en ai envie et lui aussi est dans les mêmes dispositions.
Pourquoi essayez-vous toujours de cultiver cette différence …
il faut mélanger et partager sa musique. la musique sénégalaise est bien en mesure de voyager. Quand une musique est belle, elle parle à tout le monde. Il faut toujours avoir à l’esprit que c’est cette alchimie et ce mélange qui font la beauté d’une musique. C’est pour partager des émotions que je fais de la musique. Je n’aime pas faire du bruit. Les gens qui doivent m’entendre, m’entendront forcément. Je préfère la qualité à la quantité. Nous ne critiquons personne car on est dans la construction. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons surnommé notre groupe « Thiebou Dieune» notre plat national.
Après les 50 ans que nous préparez-vous ?
Je vais continuer à faire de la musique qui n’a pas d’âge. il est également prévu la sortie de l’album « Time for Africa ». On y abordera des sujets engagés comme « Joe Ouakam », les méfaits de la dépigmentation en dénonçant le Khessal. Notre peau noire est très belle. Je dis souvent aux femmes sénégalaises et africaines d’être fières de ce qu’elles sont car la race noire est très belle. le Président Rwandais a résolu le problème. J’ai eu l’occasion de le rencontrer quand il est venu à Dakar. il m’a fait comprendre que dans son pays, des produits destinés à la dépigmentation ou la friperie ne franchissent jamais les frontières. Tout est fabriqué dans le pays et c’est pourquoi le Rwanda est aujourd’hui cité en exemple un peu partout. C’est à saluer car la femme noire est tellement belle quand elle reste naturelle.
Quel est votre avis sur l’évolution de la musique surtout avec les turbulences qui assaillent souvent le parcours de la jeune génération. Vous aviez réussi à maintenir le flambeau sans entrer dans ces détails relatifs à l’homosexualité ou autres…
Ecoutez ! Nous allons toujours assurer notre rôle de grand frère de papa et de grand père. Notre rôle principal consiste à continuer à toujours donner le bon exemple. Au Sénégal, il faut qu’on arrête de parler pour se projeter dans l’action. Je ne vais jamais dire ou faire du mal à un artiste. Il faut qu’on reste dans la construction et le mélange. Il faut que l’on arrive à se dire du bien entre nous en évitant de nous attarder toujours et tout le temps sur les défauts et travers d’untel. Cela ne nous mène nulle part. Nous sommes entre nous, entre Sénégalais. On n’est même pas nombreux. Juste quelques millions d’habitants. Il faut que nous soyons positifs. Personne ne m’entendra dire du mal d’autrui car je ne connais pas cela. Mes parents m’ont éduqué en me conseillant de toujours faire et dire du bien. Malheureusement, beaucoup de personnes profitent de la fragilité de certains Sénégalais pour déverser leur bile. Mais elles savent pertinemment que dans ce pays, on ne peut pas parler de musique sans citer certains. Ils se contentent juste de parler, mais savent pertinemment qu’ils ne feront jamais ce que ces gens- là ont déjà réalisé. J’exhorte aussi les musiciens de la jeune génération à ben faire attention à l’habillement, aux discours et aux textes véhiculés dans les chansons. C’est très normal. Il ne s’agit même pas d’un problème de génération car au Sénégal, les baobabs n’ont jamais bougé. Rien n’a bougé. Il est temps de construire les esprits. Il faut éviter les interprétations hâtives et souvent négatives. Ce n’est pas parce qu’on a porté quelque chose que l’on doit être stigmatisé. Je vais aborder la question de manière frontale. il s’agit du cas de Wally Seck ! Mais ce n’est rien du tout. C’est très puéril. il m’arrive de le taquiner en lui disant que ses pantalons « Pinw »- là, vraiment ce n’est pas indiqué. Je pense qu’en usant d’humour et de pédagogie, on arrivera à les sensibiliser et les faire changer. il faut dépasser ce stade et aller toujours à l’essentiel.