LE SÉNÉGAL A BESOIN D’UN EXÉCUTIF AVEC UN POUVOIR POLITIQUE FORT ET ÉCLAIRÉ
EXCLUSIF SENEPLUS - La volonté de déconcentrer le pouvoir présidentiel est louable en théorie, mais elle demeure difficilement applicable avec la faiblesse des contre-pouvoirs, l’inefficience administrative et la fragmentation de la légitimité politique

Le champ politique de l’action publique en Afrique est traversé par de nombreuses forces centrifuges, qui compromettent l’efficacité de la réponse gouvernementale face aux préoccupations majeures des populations.
Les nouvelles autorités sont élues pour apporter des solutions appropriées, rapides, efficaces et durables aux problèmes des citoyens. Elles sont seules comptables de leur bilan, sur lequel elles seront jugées. Il n’en va pas de même pour les autorités judiciaires ou pour la haute administration, qui, trop souvent, s’accommodent d’une gestion fondée sur la continuité plutôt que sur des ruptures structurelles et des transformations systémiques de la société.
À l’image des despotes éclairés du XVIIIe siècle en Europe — tels que Catherine II de Russie ou Frédéric II de Prusse — qui, à l’ère des Lumières, ont jeté les bases des États modernes, les pays africains ont aujourd’hui besoin, dans un contexte de nécessaire transformation en profondeur de leurs sociétés, de figures politiques éclairées, visionnaires, capables de faire face à un système marqué par des forces fragmentées au sein des pouvoirs législatif, judiciaire, exécutif, mais aussi parmi les autres composantes dites « forces vives » de la société : membres influents de la société civile, figures religieuses, acteurs médiatiques et autres leaders d’opinion. La simple continuité administrative ne saurait être un levier de progrès, surtout en Afrique et au Sénégal où des réformes structurelles s’imposent et doivent concerner l’ensemble des segments de la société.
Et si Ousmane Sonko avait raison ?
La gravité de la crise, les lenteurs dans la mise en œuvre des décisions attendues par la population — à l’origine du vote massif de mars 2024 —, l’appel à une gouvernance éthique et morale, et le maintien de dialogues permanents sur des sujets exigeant pourtant des décisions fermes et immédiates : tout cela constitue, non des signes de progrès, mais des fenêtres d’opportunité pour les forces conservatrices. Ces dernières exploitent ces dynamiques pour freiner les réformes structurelles portées par l’agenda de transformation nationale. Il existe ainsi un « Big Brother » systémique, composé d’acteurs disposant d’un accès privilégié à l’information, y compris confidentielle, et de réseaux d’influence ancrés au sein de la présidence, de la Justice, de la Primature et de l’Assemblée nationale. Leur double stratégie consiste à retarder les réformes d’une part, et à encourager d’autre part les nouveaux dirigeants à céder aux tentations du pouvoir, conscients du caractère éphémère de leur mandat.
Les engagements initiaux sont vite oubliés. Certains des actuels responsables, bien que désormais aux commandes, n’étaient que des suiveurs hier encore. En l’absence d’un encadrement rigoureux, ils risquent de reproduire les pratiques anciennes et de perpétuer les dérives du régime précédent. Au Sénégal, la mémoire politique est courte ; les luttes passées et les promesses électorales tendent à s’effacer rapidement.
Dans le contexte particulier de la transition entre la fin du mandat de Macky Sall et l’avènement du président Diomaye Faye, plusieurs facteurs pèsent sur l’exercice du pouvoir : l’inexpérience de certaines autorités dans la gestion publique, la jeunesse d’une part importante de la base militante, la gravité de la crise économique, la pluralité des promesses formulées par Ousmane Sonko, la permanence des archives numériques via les réseaux sociaux, la liberté parfois partisane de la presse, et enfin la sensibilité accrue des citoyens quant au respect des droits et libertés. Tous ces éléments contribuent à fragiliser la légitimité de l’Exécutif.
Trois dynamiques méritent une attention particulière car elles affaiblissent structurellement le pouvoir politique de l’Exécutif :
1. La réduction volontaire de l’hyperprésidentialisme par le président lui-même, marquée notamment par sa mise en retrait de son parti ;
2. L’indépendance renforcée du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif ;
3. Le regain d’autorité d’une haute administration fidèle aux traditions étatiques sénégalaises.
Ces évolutions contribuent à un rééquilibrage institutionnel. Si cela répond à une exigence démocratique, il n’en demeure pas moins que dans nos contextes africains et sénégalais, cela peut également limiter la capacité d’agir de l’Exécutif. La volonté de déconcentrer le pouvoir présidentiel est louable en théorie, mais elle demeure difficilement applicable dans des environnements institutionnels et culturels marqués par la faiblesse des contre-pouvoirs, l’inefficience administrative et la fragmentation de la légitimité politique.
L’Exécutif dispose d’une légitimité électorale que ne partagent ni l’administration, ni la justice, ni même le pouvoir législatif souvent conditionné par la vision du chef de l’Etat. L’Exécutif doit donc être en mesure de mettre en œuvre sa vision, son programme, prendre des décisions audacieuses et piloter des politiques publiques ambitieuses. Sans un pouvoir symbolique fort, son autorité s’effrite et ses réformes peuvent être retardées par des inerties bureaucratiques.
Dans le cas du président Diomaye Faye, la période des « cent premiers jours » aurait dû être mise à profit pour initier des mesures décisives, à l’instar de Franklin D. Roosevelt après la Grande Dépression de 1929. En 1933, Roosevelt a adopté dès les premiers mois des réformes majeures : soutien au secteur bancaire, refonte agricole, programmes pour l’emploi… Cette efficacité s’expliquait par la légitimité populaire immédiate et l’hésitation temporaire de l’opposition. Passé ce délai critique, les résistances s’exacerbent, les habitudes reprennent le dessus, et les fenêtres d’opportunité se referment.
Le Sénégal n’est ni la France ni les États-Unis. Dans une société majoritairement analphabète, où le sentiment patriotique reste fragile, le pays a besoin d’un pouvoir exécutif fort, porteur d’une vision claire pour la nation. Cette vision doit être partagée par l’ensemble des institutions : Parlement, justice, administration. Or, la stratégie « Sénégal 2050 » est encore peu appropriée, voire méconnue, par ces dernières.
Un tel projet de transformation ne peut réussir sans une administration loyale et compétente, un pouvoir judiciaire facilitateur, un législatif proactif, et des leaders d’opinion capables d’engager les populations autour des objectifs communs. D’autant plus que le mandat présidentiel est désormais de cinq ans, et non plus de sept : un laps de temps réduit pour engager des réformes structurelles profondes.
Elhadji Mamadou Mbaye est Enseignant-Chercheur, Département de science politique, UGB.