L'AFRIQUE PRISE AU PIÈGE DU MODÈLE OCCIDENTAL
De l'aide publique aux crédits carbone, Carlos Lopes, ex-secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique des Nations unies, dénonce un système qui perpétue l'extractivisme sous de nouvelles formes et appelle à l'émancipation du continent

(SenePlus) - À la veille de la 4e Conférence internationale sur le financement du développement qui se tient du 30 juin au 3 juillet à Séville, Carlos Lopes, ancien secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique des Nations unies, lance un appel sans détour : l'Afrique doit cesser d'attendre des solutions venues d'ailleurs et prendre son destin en main. Dans un entretien accordé au Monde, l'économiste portugo-guinéen dresse un constat sévère des mécanismes actuels de financement du développement et plaide pour une rupture avec le modèle imposé par le Nord.
La conférence de Séville, censée répondre aux besoins de financement du continent africain, déçoit déjà avant même son ouverture. "La déclaration finale a été approuvée avant même l'ouverture de la conférence. Il n'y aura donc pas de négociations à Séville", déplore Carlos Lopes, qui a participé à sa préparation en tant que membre de la commission internationale d'experts.
L'ancien haut fonctionnaire onusien ne mâche pas ses mots : "Je ne parlerai pas d'absence de résultats, mais ils ne sont certainement pas à la hauteur de ce qu'est en droit d'attendre l'Afrique. Le véritable sujet, celui de l'accès aux capitaux à des conditions justes, reste le grand laissé-pour-compte des discussions."
Cette critique souligne l'un des paradoxes majeurs du développement africain : malgré les multiples conférences et initiatives internationales, les pays du continent peinent toujours à accéder aux financements dans des conditions équitables. Les réformes proposées des institutions financières internationales et la création d'instruments pour inciter le secteur privé à investir davantage "vont dans le bon sens, mais c'est secondaire et on reste dans un registre très incantatoire", estime l'expert.
Carlos Lopes dénonce les mécanismes discriminatoires qui pénalisent systématiquement l'Afrique sur les marchés financiers internationaux. "Non seulement les pays africains trouvent difficilement à emprunter sur les marchés internationaux ou auprès des banques mais, lorsque cela est possible, c'est à des conditions prohibitives", explique-t-il au Monde.
L'économiste pointe du doigt le rôle des agences de notation qui "continuent d'évaluer le risque africain à l'aune des dettes souveraines, ce qu'elles font rarement ailleurs". Cette pratique "pénalise le continent car tout le monde est mis dans le même sac, l'entreprise la plus prospère – et il y en a – comme le gouvernement le moins compétent", se traduisant par des primes de risque surévaluées et des coûts d'emprunt élevés.
Plus préoccupant encore, ces notations "reflètent souvent davantage des appréciations politiques que les fondamentaux macroéconomiques", révèle l'ancien responsable onusien. Les règles prudentielles imposées aux banques après la crise de 2008, connues sous le nom de Bâle 3, constituent un autre frein majeur car "elles conduisent les établissements à se tenir à l'écart des marchés africains".
L'injustice climatique, symbole d'un système déséquilibré
L'accès aux financements climatiques illustre parfaitement ce que Carlos Lopes qualifie d'"injustice climatique". "L'Afrique, qui est le continent qui a le moins contribué au dérèglement climatique et en subit déjà les chocs d'une manière disproportionnée, est là aussi marginalisée et sommée de respecter une longue liste de conditionnalités pour répondre à un problème qu'elle n'a pas créé", dénonce-t-il dans les colonnes du Monde.
Cette situation s'aggrave avec la course aux crédits carbone dans laquelle se lancent les gouvernements africains. "Pour être honnête, c'est un peu le Far West. Des accords bilatéraux se multiplient, sans cadre clair, parfois au détriment des communautés locales", alerte l'expert, qui y voit "le risque de créer une version verte de l'extractivisme, où le carbone des forêts remplace les minerais et le pétrole".
Le retour de Donald Trump au pouvoir et la perspective d'un démantèlement de l'Usaid offrent à Carlos Lopes l'occasion de dresser un bilan critique de l'aide publique au développement. "Au bout de six décennies, cette aide n'a pas permis d'engager une transformation structurelle de leur économie", constate-t-il sans détour.
L'économiste explique cette inefficacité par une mauvaise utilisation des fonds : "En Afrique, à la différence de ce qui s'est passé dans certains pays d'Asie, elle a été utilisée seulement pour compenser ce que les gouvernements n'étaient pas en mesure de fournir, de l'éducation, de la santé… Au lieu d'appuyer des politiques de transformation profonde." Il précise que "80 % de l'aide américaine à l'Afrique est consacrée à l'humanitaire et à la santé".
Cependant, Carlos Lopes ne disculpe pas entièrement les dirigeants africains : "Les donateurs ne sont pas seuls responsables, car c'était aux responsables africains de fixer leurs priorités, de montrer qu'ils ont une vision. Ils n'ont pas été au rendez-vous."
Malgré ce constat sévère, l'ancien secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique se montre résolument optimiste sur le potentiel du continent. Il identifie trois tendances majeures qui rendront l'Afrique "incontournable pour gérer les trois grandes tendances qui vont conditionner le monde de demain".
D'abord, la démographie : "Face à la population vieillissante des pays industrialisés et de la Chine, l'Afrique est le seul continent où le nombre de personnes en âge de travailler va continuer de croître", explique-t-il au Monde. Cette jeunesse sera cruciale car "tous les emplois ne pourront pas être robotisés ou automatisés, le vieux monde aura besoin de la jeunesse africaine".
Ensuite, l'innovation technologique : "La jeunesse est plus à même de s'emparer des nouvelles technologies que les personnes âgées. Elle possède aussi la créativité nécessaire à l'innovation. Et cette jeunesse demain se trouvera en Afrique."
Enfin, la transition énergétique : "Le continent ne détient pas seulement les minerais stratégiques nécessaires à la transition écologique. Elle dispose d'un potentiel en énergies renouvelables – solaire, éolien, hydrogène vert – considérable pour décarboner l'économie mondiale."
Pour Carlos Lopes, la solution réside dans la construction d'un système financier africain autonome. "Ce dont a besoin l'Afrique, ce n'est pas davantage de conseils sur la façon de s'intégrer dans un modèle que je considère comme cassé. L'Afrique doit chercher en son sein les solutions et ne plus attendre des miracles venant des autres", martèle-t-il.
L'expert rappelle que "plus de 2 000 milliards de dollars sont logés dans des fonds de pension et autres véhicules financiers institutionnels en Afrique. Mais la majeure partie de cet argent est placée dans des établissements à l'étranger". Il préconise la création de "mécanismes de garantie" pour rapatrier cette épargne et appelle à "attaquer beaucoup plus le trafic illicite de capitaux", citant l'exemple de "la quantité d'or exportée par des circuits informels vers les Emirats arabes unis [qui] est absolument colossale".
Cette vision d'une Afrique autonome financièrement s'inscrit dans une critique plus large des relations avec l'Europe, que Carlos Lopes juge prisonnière de "l'héritage du passé" et incapable de "réformer sa relation avec l'Afrique". Pourtant, conclut-il, "ensemble, l'Afrique et l'Europe offrent les solutions les plus importantes et les plus stratégiques pour aller vers une transformation mondiale qui permet de préserver la planète et rendre le monde plus équitable".