LE SOUTIEN D'AFRICAINS À LA RUSSIE EST UNE POSTURE ANTI-OCCIDENTALE ET ANTIFRANÇAISE
Des relations du continent avec les grandes puissances à l’élection présidentielle en France, la réalisatrice et photographe franco-camerounaise, Osvalde Lewat, jette un regard humaniste et engagé sur la société contemporaine - ENTRETIEN

Nous avions quitté Osvalde Lewat en février, alors qu’elle s’apprêtait à recevoir, à Addis-Abeba, le Grand Prix panafricain de littérature pour son premier roman, Les Aquatides. Nous retrouvons l’éclectique réalisatrice et photographe franco-camerounaise à son retour d’Afrique du Sud, où elle vient de terminer le tournage d’un documentaire sur l’histoire de la branche armée de l’ANC, Umkhonto we Sizwe (« le fer de lance de la nation »), initiée et dirigée par Nelson Mandela au début des années 1960.
Promenant, comme toujours, son regard à la marge de la société, l’autrice du Calumet de l’espoir (un documentaire sur la communauté amérindienne au Canada) et d’Une affaire de nègres (un long métrage sur les exactions d’une unité spéciale anti-criminalité au Cameroun) a interviewé pendant de longues semaines plusieurs générations de militants sud-africains. Parce qu’elle avait envie de raconter cette lutte armée qui a largement contribué à mettre fin à l’apartheid mais que les discours officiels et les historiens s’ingénient à passer sous silence. Parce que, aussi, ces milliers de jeunes héros oubliés méritent d’être célébrés, dans une Afrique où, désormais, s’engager et se sacrifier pour son pays peut être assimilé à un geste de folie, tant ils sont rares ceux qui osent franchir le pas.
Jeune Afrique : Votre documentaire sur l’histoire de la lutte armée au sein de l’ANC entre en résonance avec l’actualité, car il y est question de liens étroits entre la Russie et le continent africain.
Osvalde Lewat : En dépit de sa neutralité officielle, l’Afrique du Sud est l’un des pays qui soutient la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. Cette prise de position est liée à l’histoire de l’apartheid. Alors qu’aux pires heures de la ségrégation, les pays occidentaux, dont la France, soutenaient et vendaient des armées au régime raciste de Pretoria, l’Union soviétique, elle, accueillait les Sud-Africains, majoritairement non-blancs, dans les pays du bloc de l’Est. Elle les formait et leur fournissait des armes. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir été ainsi soutenus.
Moscou a accompagné plusieurs États africains dans leur lutte d’indépendance et a tissé des liens étroits avec nombre de pays nouvellement libérés du joug colonial. On peut donc comprendre que la Russie, aujourd’hui, ne leur inspire pas la moindre défiance : il n’y a entre eux ni passif colonial à solder ni cadavres dans les placards – du moins, pas pour l’instant ; on verra bien ce qu’il adviendra après le départ des hommes du groupe militaire privé Wagner.
C’est ce lien historique qui, selon vous, expliquerait le refus, assumé ou non, de plusieurs pays africains d’approuver la résolution onusienne condamnant l’agression russe contre l’Ukraine ?
Outre ces abstentions – dont les raisons n’ont pas été explicitées –, il y a eu des manifestations de soutien au Kremlin dans quelques-unes de nos capitales. Ce soutien est moins une prise de position en faveur de l’agression russe qu’une posture anti-occidentale, anti-européenne et, surtout, antifrançaise. Je suis étonnée que des activistes qui se disent anti-impérialistes et profondément démocrates soutiennent l’attaque impérialiste d’un pays envers un autre.
Ces activistes panafricanistes pro-Poutine ne pointent-ils pas du doigt des dysfonctionnements dans la relation Afrique-France ?
Nos sociétés sont traversées par les stigmates de la colonisation : les autocraties soutenues par la France – bien qu’elle s’en défende –, les contrats léonins, la question de l’immigration… Dans son ouvrage Bonjour et adieu à la négritude, René Depestre écrit : « Au visage du monde et dans le système symbolique de la colonisation, “le Noir” fonctionnait comme une verrue de l’histoire et le “Blanc” comme un grain de beauté. » La campagne présidentielle française qui vient de s’achever valide ces propos : nous demeurons cette altérité qu’il faut rejeter. Je peux donc comprendre que certains de ces panafricanistes autoproclamés nourrissent un sentiment antifrançais. Mais la virulence de leurs propos se justifie-t-elle ? Je ne le crois pas. L’ironie, c’est qu’ils sont installés dans les pays occidentaux – ceux-là même qu’ils ne cessent de décrier.
À vous écouter, l’idylle russo-africaine ne serait pas sans danger…
La Russie se positionne sur le continent comme sur un terrain de jeu. Je suis préoccupée de constater, par exemple, que les hommes de l’entreprise Wagner, qui se rémunèrent en s’octroyant des concessions minières dans des pays en grande difficulté, sont accueillis à bras ouverts malgré leurs méthodes brutales, comme semblent l’attester les images du massacre de Moura, au Mali. La Russie livre là sa face sombre. Sa présence sur le sol africain permettra-t-elle d’améliorer la situation sécuritaire au Mali ou en Centrafrique ? J’en doute.