EUROBONDS, AVIS DIVERGENTS D’ECONOMISTES
Idrissa Yaya Diandy, enseignant chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, et Kadialy Gassama, deux économistes, divergent sur la question des Eurobonds.

Idrissa Yaya Diandy, enseignant chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, et Kadialy Gassama, deux économistes, divergent sur la question des Eurobonds. « Le Témoin » a donc voulu confronter leurs points de vues sur l’Eurobond que vient de lancer notre pays. Lequel vient de réussir à lever sur le marché financier international 508 milliards de nos francs, avec un taux d’intérêt de moins de 6 % sur une maturité finale (durée, pour les non-initiés) de 16 ans. Alors que pour le premier nommé, l’universitaire Idrissa Yaya Diandy, « l’économie nationale sombre peu à peu dans le cercle vicieux de l’endettement qui sert à rembourser des dettes », le second économiste, membre du Parti socialiste, dit voir en ces Eurobonds une marque de confiance que la communauté financière internationale accorde aux perspectives économiques prometteuses du Sénégal, qui sera bientôt un émirat gazier et pétrolier ».
Notre pays, le Sénégal, s’est lancé depuis quelques années dans une opération accélérée de quête des fameux Eurobonds pour financer les différents secteurs de son économie. Une stratégie visant sans doute à bénéficier des taux d’intérêt très faibles dont jouissent des Etats à économie forte, une manière de lever des fonds sans soucis majeurs. Cependant, il est clair que ces emprunts n’emballent pas certains spécialistes des questions économiques qui dénoncent un endettement pour payer des dettes. D’autres de leurs collègues y voient au contraire, s’agissant plus particulièrement de notre pays, « la preuve de l’existence de bonnes perspectives économiques pour le Sénégal ». C’est le cas de l’économiste Kadialy Gassama.
En effet, il se félicite du fait qu’en dépit du contexte sanitaire mondial, du covid 19 et du ralentissement économique subséquent, le Sénégal a réussi à lever sur le marché financier international plus de cinq cents milliards de FCFA au taux d’intérêt de 5,375% sur une maturité finale de16 ans. Mieux, souligne-t-il, notre pays aurait même pu obtenir un montant beaucoup plus élevée avec un taux de souscription de plus du quintuple des investisseurs internationaux. Ce qui traduit, aux yeux de l’économiste socialiste, un franc succès du Sénégal sur le marché financier international intervenant après l’émission d’obligations du Trésor. Le tout démontrant, selon Kadialy Gassama, « la confiance que la communauté économique internationale accorde aux perspectives économiques prometteuses du Sénégal qui sera bientôt un émirat gazier et pétrolier. Ce même si 68 % de la somme levée au titre des Eurobonds serviront à racheter une partie de la dette du Sénégal ».
A cette émissions d’obligations, commente notre interlocuteur, s’ajoutent la réallocation de droits de tirage spéciaux (Dts) à hauteur de 100 milliards de dollars, en plus d’un reprofilage de la dette globale de notre pays pour une relance plus vigoureuse des économies africaines affectées par le ralentissement de l’économie mondiale post covid19.
KADIALY GASSAMA, ÉCONOMISTE : «Ces Eurobonds démontrent la confiance que la communauté financière internationale accorde au Sénégal»
Toujours est-il que, selon l’économiste rufisquois, avec cette injection en cascade de liquidités réussie par les autorités de notre pays, « il y a de quoi espérer une reprise robuste de la croissance économique et un avenir prometteur pour nos économies africaines respectives ». Ce n’est pas tout puisque, commente encore Kadialy Gassama, la forte souscription d’investisseurs consécutive à l’émission d’obligations d’un pays sur le marché financier international « est un baromètre objectif pour apprécier la bonne tenue d’une économie avec des perspectives intéressantes ».
D’aucuns estiment que l’endettement est une mauvaise politique de relance économique mais Gassama pense le contraire et estime que, « jusqu’à un certain niveau, s’endetter, c’est s’enrichir, lorsque, notamment, l’endettement est utilisé pour financer le développement réel ». Poursuivant, il estime que les pays nantis peuvent aller jusqu’à 15 % voire 18 % de déficit budgétaire pour financer leur endettement, or, nous en sommes pour nos pays à moins de 5 % de déficit dans un contexte sanitaire défavorable.
Conclusion de l’économiste membre du Parti socialiste : « nous pouvons encore aller plus loin car, pour la relance de la machine économique permettant une bonne accumulation interne du capital, rien ne se perd et rien ne vaut l’endettement ». Par ailleurs, dit-il, en période de crise due à des variations exogènes (pandémie, guerre, catastrophes naturelles), l’intervention de l’Etat pour fouetter la machine économique et stimuler la croissance en insufflant de la liquidité, est une option qui a fait ses preuves dans le temps et dans l’espace.
« Jusqu’à un certain niveau, s’endetter, c’est s’enrichir, lorsque, notamment, l’endettement est utilisé pour financer le développement réel ».
L’unanimité n’est pas de ce monde, et fort heureusement d’ailleurs pour le pluralisme. Et il n’y a aucun domaine où il y ait un consensus entre les spécialistes sur quelque sujet que ce soit. C’est valable en économie où les théories sont nombreuses et souvent opposées. On ne s’étonnera donc pas de voir un économiste prendre le contrepied de Kadialy Gassama.
Selon Idrissa Yaya Diandy, enseignant chercheur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, ce qu’il faut d’emblée savoir de ces Eurobonds, c’est qu’ils permettent aux pays de faire appel directement aux investisseurs privés sans passer par les banques ou les institutions internationales. Ce système est certes avantageux, en ce sens qu’il accorde une certaine flexibilité et autonomie dans l’utilisation des fonds, mais aussi il permet de faire face à des situations d’urgence comme c’est le cas actuellement dans notre pays. De plus, enseigne l’universitaire, pour la plupart des pays, le passage par le marché financier, en contournant les intermédiaires, permet d’avoir des conditions d’endettement très avantageuses, parfois avec des taux d’intérêt proches de zéro. Cependant, nuance-t-il, « ces avantages sont loin d’être valables pour les pays en développement qui sont mal notés par les agences de notation, car considérés comme risqués ».
IDRISSA YAYA DIANDY, ENSEIGNANTCHERCHEUR À L’UCAD :« Avec des taux d’intérêt élevés et des emprunts répétés, l’économie sénégalaise sombre peu à peu dans le cercle vicieux de l’endettement… »
En effet, pour le Sénégal, « les taux d’intérêt élevés amènent à se poser des questions sur la pertinence du recours, devenu fréquent (plus de 5 fois en à peine 10 ans), à ce mode de financement. Même si on note une baisse des taux (5,6 % contre 6,25 en 2017 et même 6,75% en 2018), cela rend très onéreux les remboursements, et au final l’économie sombre peu à peu dans le cercle vicieux de l’endettement ». Si l’on se fie aux explications de l’économiste à l’UCAD, il faut savoir que des taux d’intérêt de plus de 6 % sur 20, voire 30 ans, reviennent à rembourser 2 à 3 fois le montant initial de l’emprunt ! Selon Diandy, la conséquence des surendettements à des taux élevés est qu’une bonne partie des ressources engrangées sert à racheter les crédits antérieurs. Ce qui amène encore une fois, ajoute-t-il, à se questionner sur la soutenabilité de l’endettement. Décidément, cet économiste a vraiment du mal à avaler la pilule des Eurobonds qui sont à ses yeux « impertinents » au regard de leur destination mais aussi des taux d’intérêts appliqués. En effet, il soutient que « le Sénégal est arrivé encore une fois à un point tel que la dette sert principalement à éponger la dette, ce qui fait penser à un système de Ponzi, d’autant plus que, à travers diverses sorties contradictoires, mais convergentes, ces Eurobonds vont servir à restructurer la dette du Sénégal en rachetant une partie des Eurobonds précédemment émis et dont l’échéance est proche ».
« Le Sénégal est arrivé encore une fois à un point tel que la dette sert principalement à éponger la dette, ce qui réduit les possibilités d’investissement dans les secteurs prioritaires…»
Selon Diandy, le « reste » va servir à financer les programmes d’urgence, notamment le fameux plan en faveur de l’emploi et les projets gaziers. De son point de vue, tout cela montre combien l’endettement, lorsqu’il n’est pas utilisé à bon escient, peut peser sur les perspectives de développement économique et social. Il résume sa pensée en ces mots : « lorsque les ressources servent à rembourser principalement la dette, cela réduit les possibilités d’investissement dans les secteurs prioritaires tels que la santé, l’éducation, l’emploi, la recherche, etc. ».
En tout état de cause, pour clore ce chapitre, Idrissa Diandy se désole du fait que notre pays, malgré les mises en garde des experts en matière économique, « s’est encore jeté dans la gueule du loup en contractant encore une dette via les Eurobonds ». Quand est ce que notre cher pays va arrêter de s’endetter pour appauvrir les générations futures ? En attendant de trouver une réponse, notons seulement que le Sénégal, comme le souligne d’ailleurs Diandy, est maintenant un habitué des marchés financiers internationaux, étant donné qu’ « il a eu recours à ce type de financement régulièrement depuis 2009 ».