IL FAUT REMETTRE DU BON SENS DANS L'ÉCONOMIE
Agronome et économiste, Mbaye Sylla Khouma a accepté d’expliciter l’autre détonateur des événements meurtriers de mars : la structure de l'économie du pays

Comme une marmite dont le couvercle a sauté, le Sénégal en a impressionné plus d'un par la soudaineté et la violence des manifestations qui l'ont secoué à la suite de l'imbroglio juridico-politique sur fond d'accusation de viols et de menaces de mort répétés à l'endroit du député Ousmane Sonko. Arrivé troisième de la dernière élection présidentielle qui a eu lieu en février 2019, le leader du parti Pastef-Les Patriotes est devenu, du fait de la transhumance de nombreux hommes et femmes politiques vers la coalition au pouvoir au Sénégal, le chef de file de l'opposition. Autant dire que tout ce qui le concerne appelle une attention particulière dans un pays menacé par une volonté affichée en haut lieu de « réduire l'opposition à sa plus simple expression ». Cela ne peut cependant pas justifier la rage dont ont fait montre les manifestants à Dakar et dans certaines villes de région pour attaquer des magasins alimentaires comme ceux d'Auchan, des stations-service de Total, pour brûler des voitures, casser du matériel urbain et alimenter un climat d'insécurité et de peur à travers le pays. Si l'étincelle a été politique, la mèche, elle, est sûrement économique dans un environnement où la conjugaison du confinement et du couvre-feu a fortement impacté des populations tirant leurs principaux revenus de l'informel.
Pour avoir travaillé pendant près de trente ans dans de nombreux pays africains à des postes de responsabilité au sein de grands groupes ou organismes internationaux (Nestlé, Coca-Cola, Bharti Airtel, Usaid, Roll Back Malaria) ou nationaux (Agence sénégalaise de promotion des investissements, APIX), Mbaye Sylla Khouma a accepté de décrypter pour nous la grille économique de l'incendie social et politique qu'a connu le Sénégal. Ingénieur en agronomie tropicale (Agropolis Montpellier), diplômé en administration des affaires du Cesag de Dakar, il est actuellement managing partner chez African Crossroads, une communauté de penseurs et d'acteurs africains qui entend mettre en œuvre pour l'Afrique de demain les solutions les plus avant-gardistes pour favoriser son développement.
Le Point Afrique : Peut-on dire que, si la gestion « exceptionnelle » d'une affaire privée impliquant un homme politique a mis le feu aux poudres, le feu sous la cendre était politique mais aussi et surtout économique ?
Mbaye Sylla Khouma : Le feu couvait depuis la première vague de Covid-19. Avec l'impact négatif que la pandémie a eu sur l'économie sénégalaise, une économie extravertie, du fait que l'essentiel de la production locale est exporté pour pouvoir importer des produits manufacturiers, et dépendante de l'extérieur.
Il faut savoir que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'économie réelle a été mise à l'arrêt pour faire place à la protection de la santé de l'humain, et cette situation, inédite, a frappé de plein fouet la croissance mondiale. Des pays comme le Sénégal en ont fait les frais. L'affaire politico-privée impliquant le député Sonko n'a, en fait, été que l'alibi pour des jeunes, en proie à un chômage endémique et ne supportant plus les restrictions liées au couvre-feu, de régler leurs comptes avec un régime qu'ils accusent, à tort ou à raison, de les avoir laissés en marge des performances économiques déclarées au cours des huit années de présidence de Macky Sall. Lui-même, dans son discours d'apaisement à la suite de la situation quasi insurrectionnelle, a reconnu que les bâtiments, le train express régional (TER) et les autres infrastructures étaient certes importants, mais que l'emploi des jeunes était prioritaire. Est-ce là un avis d'échec de sa part ? La question est posée.
Les mesures prises du fait du Covid-19 ont eu d'importantes conséquences économiques. Quelles sont celles que vous avez identifiées ?
L'économie réelle qui est celle concernant les échanges de biens et services réels entre entreprises et ménages s'est arrêtée du fait des mesures sanitaires de confinement et/ou de couvre-feu. Celles-ci ont eu un impact désastreux sur l'économie sénégalaise reposant essentiellement sur le secteur informel. Lorsque les marchés « africains » où se passe l'essentiel des échanges de marchandises sont fermés, de même que les transports, on peut imaginer l'impact que cela a sur la vie des populations dont les revenus, essentiellement journaliers, reposent sur les activités précitées.
Il faut aussi parler de la forte réduction, presque de moitié, des envois financiers des émigrés, eux aussi fortement touchés par les mesures de confinement en Europe ainsi que par l'arrêt de l'économie. Ces aides familiales constituent pour de nombreux ménages sénégalais la source essentielle de revenus mensuels. Avant la pandémie, ces transferts étaient estimés à un montant annuel de 2 millions d'euros, soit une contribution à l'économie supérieure à celle de l'agriculture dans le PIB national.
Comment cette crise se répercute-t-elle sur le quotidien des Sénégalais ?
Ce quotidien est devenu des plus difficiles. Prenez la maman qui s'adonne à la restauration rapide dans les rues de banlieue et dont les revenus tirés de cette économie nocturne assurent la dépense familiale du lendemain, de même que le chauffeur de taxi ou de bus qui prend le relais du chauffeur titulaire pour travailler au cours de la nuit et remettre le véhicule au titulaire au petit matin. Ces deux catégories de travailleurs ne vivent que de l'argent collecté durant la soirée ou la nuit. Or, du fait du couvre-feu, leurs revenus sont tombés à zéro. Ce ne sont là que deux exemples, mais il y en a des dizaines d'autres. Car ils sont plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de personnes vivant de l'économie nocturne à avoir vu leurs revenus être effacés du fait d'un décret.