LA MORT DES ESPOIRS D'UN CONTINENT AFRICAIN INDÉPENDANT ET SOUVERAIN
L'agenda caché à la majorité de la population mondiale concernant l'intervention « humanitaire » de l'OTAN en Libye était de garantir que l'Afrique reste divisée, avec un accès continu des multinationales occidentales à ses ressources

La marche vers la souveraineté africaine s’est brutalement arrêtée avec l’assassinat du président libyen Mouammar Kadhafi en 2011.
« … il ne peut y avoir de droit si l’on invoque un code de conduite international pour ceux qui s’opposent à nous, et un autre pour nos amis. » (président Eisenhower)[1]
Contexte
L’assassinat de Kadhafi, avec le soutien actif des forces de l’OTAN en octobre 2011, est généralement justifié par son association au terrorisme mondial, des récits sur la manière dont il aurait maintenu le peuple libyen captif, et enfin, le refrain selon lequel « Kadhafi tue son peuple ». Depuis sa prise de pouvoir en 1969, les adjectifs négatifs pour décrire le comportement et la personnalité de Kadhafi étaient monnaie courante. Les médias dominants ont fait un usage stratégique de la répétition pour façonner l’opinion publique à l’encontre de toute personne opposée aux intérêts occidentaux. Ainsi, la presse a peu relayé la nationalisation du secteur pétrolier et gazier en 1970, ni l’expulsion des bases militaires américaines et britanniques décidée par Kadhafi. On peut toutefois soupçonner que ces actes constituent le fondement de l’hostilité des puissances occidentales envers Kadhafi durant ses 42 ans de règne en Libye.
Les présidents américains semblaient rivaliser pour trouver la pire description du président libyen. Le président Bush l’a qualifié « d’égomaniaque prêt à déclencher la Troisième Guerre mondiale pour faire la une », le président Carter l’a traité « de sous-homme », le président Gerald Ford l’a décrit comme un « tyran » et un « cancer », et le président Nixon l’a qualifié de « rat du désert » et de « hors-la-loi international ». Ronald Reagan, figure centrale du néolibéralisme contemporain, voire père de l’agenda néolibéral, était obsédé par Kadhafi, qu’il considérait comme l’ennemi public numéro un. Bien que Kadhafi fût loin d’être un leader islamiste fondamentaliste, Reagan le présenta systématiquement comme tel, le surnommant le « chien enragé du Moyen-Orient ».
Après que Kadhafi eut décidé d’abandonner le programme nucléaire libyen en 2003, il rencontra des dirigeants occidentaux, dont Blair et Sarkozy, tous deux espérant accéder au marché libyen. Le Printemps arabe, qui débuta en Tunisie en 2010, offrit à l’Occident une occasion de se débarrasser définitivement de Kadhafi. Bien qu’aucune preuve n’ait jamais été apportée, l’histoire selon laquelle « Kadhafi tue son peuple » servit de prétexte à l’Occident, sous couvert de deux résolutions de l’ONU, pour intervenir militairement en Libye, invoquant le principe international de la « responsabilité de protéger » (R2P)[2].
Quatorze ans après l’assassinat de Kadhafi, l’ancien président français a été traduit en justice en France, accusé d’avoir conclu un accord de corruption avec Kadhafi. En échange du financement de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2006, il aurait été promis à Kadhafi que le gouvernement français œuvrerait à redorer son image. Sarkozy a remporté l’élection de 2007 et a exercé un mandat de cinq ans. Les preuves contre Sarkozy sont accablantes. Un verdict est attendu d’ici fin septembre 2025.
L’intervention de l’OTAN, sous le slogan « Operation Unified Protector », fut qualifiée d’intervention humanitaire, à l’image de celle menée vingt ans plus tôt en Irak. L’image véhiculée par les médias de l’ex-président libyen au cours des quarante dernières années n’a pas été sans effet. Aucune protestation publique n’a eu lieu lors de sa mort. Au contraire, les dirigeants occidentaux se sont félicités du résultat. Pourtant, quinze ans plus tard, le pays reste en proie au chaos et demeure divisé.
Arguments clés
Cet article montre à quel point il est facile de retourner l’opinion publique contre un ennemi de l’idéologie néolibérale, qui influence la vie quotidienne des populations des nations occidentales. Cela se fait quotidiennement lorsque la presse utilise des termes négatifs pour décrire l’ennemi désigné. Le public a été maintes fois informé que Kadhafi n’était pas seulement un terroriste, mais qu’il finançait le terrorisme et était prêt à mutiler et tuer au cœur des capitales occidentales. La majorité des populations occidentales ignorait les réalisations de Kadhafi dans la transformation de la Libye en un État social fondé sur des principes d’égalité et de participation populaire au gouvernement.
Il semble que les organisations de défense des droits humains aient fourni l’essentiel de la justification des accusations portées contre Kadhafi concernant son prétendu comportement génocidaire. Les institutions internationalement reconnues telles que Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International (AI), ainsi que plusieurs autres, ont donné du crédit au refrain « Kadhafi tue son peuple ». C’est dans ce contexte que le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution imposant une zone d’exclusion aérienne sur l’ensemble du territoire libyen.
L’argument central de cet article est que les nations occidentales, menées par les États-Unis, utiliseront tous les moyens nécessaires pour maintenir leur domination et leur contrôle sur les pays africains, tant que cela sert leurs intérêts. L’Afrique doit rester ouverte aux investissements des entreprises occidentales à tout prix. L’Occident ne pouvait tolérer que Kadhafi encourage une unité des dirigeants africains contre les intérêts néolibéraux. De plus, depuis la création de l’AFRICOM[3] en 2007, les États-Unis ont tenté à plusieurs reprises de trouver un pays africain prêt à accueillir ce nouveau commandement militaire américain. Kadhafi avait mis en garde les dirigeants africains contre l’AFRICOM, dont les objectifs étaient en contradiction avec les efforts du continent pour se décoloniser et devenir autonome.
Aucune reconnaissance n’a été accordée au concept de démocratie pratiqué par Kadhafi en Libye ni aux initiatives qu’il a mises en œuvre pour améliorer le bien-être de son peuple. Nous soutiendrons ici que Kadhafi a instauré une forme de participation populaire à la gouvernance de la Libye plus authentique que celle pratiquée dans les démocraties libérales occidentales. Sa conception de la « bonne gouvernance » n’incluait pas le simple rituel du vote tous les quatre ou cinq ans. Au contraire, Kadhafi impliquait la population à travers des comités locaux.
Les pays de l’OTAN impliqués dans la campagne de bombardement ne prévoyaient aucune opposition de l’Union africaine, car ils avaient leur homme en place : Jean Ping, président de la Commission de l’UA. Celui-ci a exercé une influence significative sur la position de l’UA tout au long de la crise libyenne.
La présentation de cet article s’appuie en grande partie sur des sources identifiées par un chercheur canadien[4]. Il a fondé ses observations sur des documents secrets de l’administration américaine révélés par WikiLeaks et sur les courriels d’Hillary Clinton. Ces sources informent le lecteur que les préparatifs de ce qui allait être appelé le Printemps arabe libyen ont probablement commencé des années avant son déclenchement effectif en Tunisie. La CIA et les services secrets français avaient apporté leur soutien à des groupes djihadistes rebelles opposés à Kadhafi bien avant les événements de 2011.
Le président français Sarkozy était particulièrement motivé à écarter Kadhafi, car ce dernier représentait un risque personnel pour lui après qu’il eut reçu des fonds illégaux pour sa campagne présidentielle avant sa victoire en 2007. Au moment où ces lignes sont écrites, un tribunal français délibère sur le verdict qui sera rendu en septembre 2025. Sarkozy sait que son destin aurait été scellé si Kadhafi était resté en vie. Il est donc tout à fait plausible qu’il ait donné son feu vert à un agent des services secrets français, déguisé en insurgé, pour tuer Kadhafi en octobre 2011. Il est peu probable qu’un membre actif des services secrets français exécute le chef d’un État étranger légitime sans l’approbation du plus haut niveau. Sarkozy n’avait pas seulement des raisons personnelles de faire taire Kadhafi. Il était également motivé à l’éliminer en raison de l’objectif de Kadhafi de mettre en place un système monétaire africain contrôlé et géré par des Africains et soutenu par le Trésor de la Banque nationale libyenne. Si ce projet avait abouti, cela aurait signifié la fin du franc CFA et, par conséquent, la perte du contrôle du Trésor français sur les économies d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.
Qu’a fait Kadhafi de bénéfique pour son peuple ?
Les adjectifs utilisés pour décrire la personnalité de Kadhafi contrastent fortement avec les réalisations qu’il a accomplies pour le bien-être du peuple libyen. Ce que Kadhafi a tenté de construire en Libye correspond à ce que l’on appelle généralement un État social, qui assure un salaire décent, des soins de santé de qualité, des travaux publics, des investissements dans les écoles, la garde d’enfants, le logement pour les personnes en situation de pauvreté et toute une gamme d’autres ressources sociales cruciales. Les puissances occidentales n’aiment pas laisser de traces de réussites d’États appliquant des régulations et d’autres formes de gouvernance que celles dictées par le marché. Tout ce que Kadhafi a pu faire de manière altruiste est systématiquement présenté comme motivé par des intentions négatives de sa part. Habituellement, les bonnes actions sont jugées à leurs résultats et non aux intentions de ceux qui les mettent en œuvre. Kadhafi est généralement considéré comme ayant agi par des motifs supposés mégalomaniaques plutôt qu’en fonction des bénéfices sociaux de ses réalisations.
Depuis sa prise de pouvoir en 1969, Kadhafi a transformé la Libye en un véritable État providence fondé sur le principe d’égalité à travers la mise en œuvre de ses politiques. Ainsi, l’égalité des sexes a été une avancée majeure sous son règne. Sous sa gouvernance, davantage de femmes fréquentaient l’université et bénéficiaient de bien plus d’opportunités d’emploi que dans d’autres pays arabes. Son Conseil du commandement révolutionnaire (CCR) a lancé un processus de réorientation des fonds publics vers l’éducation, la santé et le logement pour tous. L’éducation publique est devenue gratuite et l’enseignement primaire obligatoire pour les deux sexes. Selon les données de l’UNESCO, le pays affichait de bons résultats en matière d’alphabétisation des adultes : le taux d’alphabétisation a atteint 95 % chez les hommes et 78 % chez les femmes. Les soins médicaux sont devenus gratuits pour la population. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a certifié que tous les citoyens libyens bénéficiaient de services de santé gratuits sous Kadhafi. Entre 1969 et 2010, l’espérance de vie est passée de 51 à 74 ans. Les jeunes couples mariés recevaient un crédit sans intérêt pour les aider à fonder une famille. Le revenu moyen a atteint le cinquième rang le plus élevé d’Afrique.
Son projet d’infrastructure le plus important, la Grande Rivière artificielle, a transformé des régions arides en grenier à blé pour la Libye. Ce projet, d’un coût de 33 milliards de dollars, était financé sans intérêts et sans dette étrangère par la banque publique libyenne. Il a permis d’assurer l’accès à l’eau à 75 % des Libyens. Les Libyens ont connu la prospérité économique sous Kadhafi.
Démocratie à la libyenne
Il ne fait aucun doute que les motivations de Kadhafi lors de sa prise de pouvoir en 1969 étaient désintéressées. Dès le début de son rôle de chef de la Libye, ses réflexions étaient dominées par la conviction que les puissances occidentales exerçaient un contrôle excessif à l’échelle mondiale et que cette domination ne profitait qu’à une infime élite. Il considérait que les puissances occidentales n’étaient intéressées que par l’exploitation des ressources naturelles de l’Afrique et se souciaient peu du développement souverain de ces nations. Avec ces convictions anti-impérialistes, il devint l’une des plus grandes menaces pour les forces du marché portées par l’idéologie néolibérale. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’il abandonna ses efforts en faveur de l’unification des États arabes. Il comprit alors que la plupart des dirigeants arabes avaient vendu leur âme au prix de la dignité de leur peuple. Sa pensée politique était dominée par une vision du monde où les populations exerçaient une influence directe sur leur vie quotidienne – non pas à travers des élections parlementaires de représentants, mais par la voix directe des comités populaires.
Le système de participation populaire directe de Kadhafi s’apparente à celui des cantons suisses[5]. En 1969, lors de sa prise de pouvoir, son Conseil du commandement révolutionnaire s’opposa à toutes les formes de colonialisme et d’impérialisme. Les comités populaires commencèrent à fonctionner dès 1970. En 1973, plus de 2 000 de ces comités pratiquaient le concept de démocratie directe. L’idée était de créer une nouvelle structure politique composée de congrès populaires, lesquels fusionnaient au sein du Congrès général du peuple. La structure de gouvernance établie par Kadhafi contredit le comportement traditionnel d’un dictateur, comme l’ont pourtant qualifié la plupart des dirigeants occidentaux.
Libération de l’oppression
Kadhafi est généralement décrit comme un malade mental dont le seul intérêt serait de paraître tout-puissant[6]. Il voyait l’Occident comme composé de puissances coloniales et impérialistes qui définissaient la liberté selon la perspective des multinationales. Sa vision de l’Occident l’a conduit à soutenir les mouvements de libération partout dans le monde où le soutien libyen pouvait faire la différence pour alléger les contraintes héritées du colonialisme occidental. Il a ainsi apporté son aide non seulement à la cause palestinienne, mais aussi au mouvement séparatiste basque ETA contre le gouvernement espagnol et à l’IRA contre le gouvernement britannique. Il a soutenu le gouvernement anti-américain du Nicaragua ainsi que d’autres gouvernements d’Amérique du Sud luttant pour leur indépendance face à l’ingérence des États-Unis. Tout cela a conduit les États-Unis et leurs alliés occidentaux à classer la Libye parmi les États soutenant le terrorisme. Le bombardement de Tripoli en 1986, ordonné par le président Reagan, a profondément affecté Kadhafi, notamment parce que sa fille a été tuée dans l’attaque. Il a alors intensifié sa lutte contre l’impérialisme américain jusque sur le sol des États-Unis, où il a apporté un soutien financier à des organisations noires luttant pour l’égalité des droits. Il fut un fervent soutien de la lutte de l’ANC pour la liberté face au gouvernement d’apartheid blanc.
Appel pour les États-Unis d’Afrique
Kadhafi a renoncé à l’idée d’unir les pays arabes pour la cause palestinienne. Il a alors tourné son attention vers l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Il estimait fermement que l’OUA devait résister à la domination économique et culturelle de l’Occident. Cette position n’a fait qu’alimenter la haine contre Kadhafi. Depuis son discours devant l’OUA en juillet 1999 à Alger, il était perçu comme un obstacle à la liberté des entreprises occidentales et une menace pour leur accès continu aux marchés africains et à l’exploitation de ses ressources naturelles. Quelques mois plus tard, Kadhafi a accueilli un sommet de l’OUA dans sa ville natale de Syrte. Il y a présenté sa vision d’États-Unis d’Afrique sans frontières. Il imaginait le continent gouverné par un seul gouvernement sous la direction d’un président unique, avec une force de défense commune et une politique étrangère et commerciale unifiée. Pour réaliser cela, il a appelé à la création d’une Union africaine. La crainte de l’Occident, en particulier des États-Unis, était fondée sur la forte probabilité que Kadhafi ait les moyens de réaliser sa vision.
Kadhafi a redonné vie à l’OUA, ouvrant la voie à la création de l’Union africaine en 2002. Il a utilisé efficacement les revenus du pétrole et du gaz libyens pour contribuer à des initiatives de développement dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, tout en proposant d’utiliser la richesse libyenne comme garantie pour la création d’un système monétaire africain indépendant des banques occidentales et du FMI. Ce faisant, il est devenu un défi pour le gouvernement français, qui avait créé la zone franc CFA lors de l’octroi de l’indépendance à ses colonies africaines. Désormais, Kadhafi menaçait le système monétaire français en garantissant aux pays africains une stabilité financière et économique. Ce fut, en définitive, le dernier clou dans son cercueil. Lorsque le Printemps arabe a éclaté en Libye en 2011, la France et ses alliés de l’OTAN ont saisi l’occasion. L’histoire dominante est vite devenue celle d’une armée de Kadhafi se retournant contre son peuple. Le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté deux résolutions, les numéros 1970 et 1973, début 2011, censées protéger la population civile. Cependant, la France, avec le soutien du Royaume-Uni, des États-Unis et de plusieurs pays de l’OTAN, a utilisé ces résolutions pour opérer un changement de régime, sous couvert d’intervention humanitaire pour sauver des civils, alors même que les services de renseignement américains n’avaient pas pu confirmer les rumeurs selon lesquelles Kadhafi aurait voulu massacrer son peuple. Les médias ont menti sur Saddam Hussein comme ils ont menti sur Kadhafi.
Les organisations de défense des droits de l’homme à l’origine de la résolution de l’ONU
Les gouvernements occidentaux peinaient à trouver les justifications nécessaires à l’éviction de Kadhafi. Ils avaient besoin du soutien d’organisations perçues par le public comme neutres et ardentes défenseures des droits humains. Rapidement, une histoire fut lancée selon laquelle Kadhafi aurait l’intention de massacrer son peuple. La principale source de cette information fabriquée était la Ligue libyenne des droits de l’homme (LLHR), une organisation affiliée à la Fédération internationale des droits de l’homme. Le 21 février 2011, le secrétaire général de la LLHR lança une pétition en collaboration avec UN Watch[7]. Dès mars 2011, Human Rights Watch (HRW) décrivait ce qu’elle considérait comme « une campagne concertée au cours de laquelle des milliers d’hommes avaient été chassés de leurs foyers dans l’est de la Libye, battus ou arrêtés »[8]. Les déclarations des organisations de défense des droits humains ont pesé lourdement sur l’ONU et son Conseil de sécurité au moment de décider d’une résolution visant à prévenir le présumé bain de sang de Kadhafi contre son peuple. L’implication d’organisations telles qu’Amnesty International (AI) et HRW montre l’entrelacement des intérêts entre ces ONG et ceux du gouvernement américain.
Une directrice exécutive d’AI, après le changement de régime en Libye, avait auparavant occupé le poste de sous-secrétaire adjointe d’État lors de l’intervention de l’OTAN en Libye. Elle joua un rôle déterminant dans la soumission de la pétition conjointe préparée par le réseau d’organisations de défense des droits humains au Conseil de sécurité de l’ONU. Par ailleurs, la même personne avait également été directrice des opérations de HRW.
Il est frappant de constater que le secrétaire à la Défense américain, Robert Gates, et ses principaux officiers militaires n’ont pas pu vérifier les rapports de la presse sur le comportement génocidaire de Kadhafi, ni les informations sur les massacres de civils rapportées par les groupes de défense des droits humains. L’absence de confirmation de la part des agences de renseignement américaines et du ministère américain de la Défense contraste fortement avec les déclarations du président Obama qui, dans un discours télévisé au peuple américain, a exprimé sa crainte d’une catastrophe régionale en raison des conséquences du massacre présumé de Kadhafi contre son peuple. Malgré cela, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution visant à imposer une zone d’exclusion aérienne pour protéger les civils libyens. La Russie et la Chine se sont abstenues lors du vote. La résolution du Conseil de sécurité et les interventions humanitaires subséquentes de l’OTAN reposaient sur de simples spéculations.
Préparation de l’opération Unified Protector
Depuis l’arrivée au pouvoir de Kadhafi, les États-Unis, en particulier, ont longuement réfléchi à la manière de l’évincer. Ainsi, Henry Kissinger fait référence à des réunions organisées peu après la prise de pouvoir de Kadhafi en 1969 concernant la possibilité de son renversement. La raison en était le nationalisme arabe radical de Kadhafi et son ingérence dans le contrôle américano-saoudien des politiques de l’OPEP. Depuis la prise de pouvoir de Kadhafi en Libye, les entreprises occidentales étaient très préoccupées par la reprise de l’accès au marché pétrolier et gazier. De nouveaux efforts furent entrepris en octobre 2004 par des organisations membres du National Foreign Trade Council[9], dont Bechtel, Chevron et Halliburton siègent au conseil d’administration, déterminées à conquérir 20 pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, dont la Libye. L’objectif était de développer une zone de libre-échange au Moyen-Orient, mais, en partie à cause de la résistance de Kadhafi, il a fallu se limiter à des accords bilatéraux avec certains pays.
Les plans de Kadhafi pour le développement d’une Afrique indépendante étaient en cours plusieurs années avant le Printemps arabe. Le magazine The Ecologist rapporte que Kadhafi, alors président de l’Union africaine (2009), avait conçu et financé un projet visant à unifier les États souverains d’Afrique avec une monnaie unique basée sur l’or. En 2004, le Parlement panafricain avait prévu que la Communauté économique africaine adopterait une monnaie unique en or d’ici 2023. Des formations avaient déjà été dispensées à des groupes d’opposition en Libye, principalement coordonnées par la National Endowment for Democracy[10] et l’International Republican Institute. Ensemble, ils identifièrent des individus et groupes mécontents susceptibles de jouer un rôle dans un changement de régime en Libye et de prendre le relais de l’administration une fois ce changement réalisé. Parallèlement, le Qatar, avec le soutien de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis, assurait une formation militaire à de futurs insurgés en Égypte, à la frontière libyenne, attendant simplement une opportunité d’intervenir. Celle-ci se présenta dès lors que les organisations de défense des droits humains eurent soumis leur pétition au Conseil de sécurité de l’ONU. La résolution offrit le prétexte international permettant aux pays de l’OTAN de lancer des bombardements aériens deux jours après son adoption.
Sur la base de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, l’Occident mobilisa l’OTAN, alors présidée par Anders Fogh Rasmussen, ancien Premier ministre danois, soucieux de maintenir et renforcer son amitié avec le président américain George W. Bush. Sous sa direction, l’Opération Unified Protector ne cessa de bombarder la Libye qu’après l’assassinat de Kadhafi, le 20 octobre 2011. Les États membres de l’OTAN ont toujours excellé à manipuler l’opinion publique de leurs nations membres pour leur faire croire qu’ils sont l’avant-garde d’un avenir plus juste pour l’humanité. Les pays membres de l’OTAN prétendent défendre la liberté individuelle. En réalité, c’est la liberté des grandes entreprises qui est défendue, ce qui conduit à d’énormes inégalités entre et au sein des pays. Un évangile similaire fut prêché par l’OTAN lors de la campagne aérienne de quatre mois dans les Balkans douze ans plus tôt, en 1999, qui s’est conclue par la destruction de l’État social de la Yougoslavie de Tito.
Les États-Unis ont prétendu « diriger en retrait », laissant la France et le Royaume-Uni prendre la tête[11]. Cependant, les commandants de l’OTAN ont insisté sur le fait qu’ils n’auraient pas pu réussir sans le renseignement, la surveillance et les avions de reconnaissance américains, ainsi que les avions ravitailleurs[12]. Bien que la résolution ait été adoptée pour empêcher les tueries de civils, on estime prudemment que l’intervention de l’OTAN a directement causé le massacre de jusqu’à 50 000 civils.
L’impact de l’intervention de l’OTAN
À la suite de l’arrêt de la campagne de bombardements de l’OTAN, seulement deux jours après la mort de Kadhafi, le monde entier s’attendait à l’instauration d’une démocratie de type occidental. Pourtant, depuis 2012, la Libye est un pays divisé, parcouru par des bandes tribales et des groupes djihadistes. Depuis 2022, elle est officiellement gouvernée par deux gouvernements, dont un seul est reconnu par les Nations unies.
Un événement particulier témoigne de l’inhumanité des « interventions humanitaires » de l’OTAN : la destruction des infrastructures hydrauliques de la Libye. Les forces de l’OTAN n’ont pas seulement détruit les installations, elles ont également anéanti deux usines produisant les tuyaux nécessaires à l’entretien du système[13]. Cet acte allait à l’encontre de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, qui n’autorisait que la protection des populations civiles. L’Opération Unified Protector a outrepassé le mandat de la résolution du Conseil de sécurité, qui n’incluait pas le changement de régime.
Les critiques se sont longtemps interrogés sur la nécessité d’une intervention violente en Libye. Les courriels récemment publiés d’Hillary Clinton confirment qu’il s’agissait moins de protéger la population d’un dictateur que de questions d’argent, de banques et de la prévention de la souveraineté économique africaine. L’intervention violente de l’OTAN n’avait pas pour objectif principal la sécurité du peuple, mais bien celle des banques mondiales, de l’argent et du pétrole.
Une décennie plus tard, environ un demi-million de Libyens étaient déplacés à l’intérieur du pays, sur une population de six millions, et plus d’un million avaient fui à l’étranger. Les dépôts militaires sont tombés aux mains de trafiquants d’armes, qui ont utilisé le butin pour armer des groupes terroristes dans les pays voisins, tels que le Burkina Faso, le Mali et le Niger, créant ainsi une instabilité régionale.
Parmi les 3 000 courriels d’Hillary Clinton, l’un daté du 2 avril 2011 indique en partie : « Le gouvernement de Kadhafi détient 143 tonnes d’or et une quantité similaire d’argent. Cet or a été accumulé avant la rébellion actuelle et devait servir à la création d’une monnaie panafricaine basée sur le dinar d’or libyen. Ce plan visait à offrir aux pays africains francophones une alternative au franc français (CFA)[14]. » L’analyse du comportement néocolonial de la France envers ses anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale révèle une histoire sanglante des efforts de la France pour maintenir sa domination économique sur ces pays par le contrôle du CFA[15]. Les fichiers de WikiLeaks et les courriels d’Hillary Clinton offrent la preuve la plus solide et la plus fiable de l’engagement des États-Unis et de l’Occident à éliminer Kadhafi, non pas pour protéger les civils, mais pour assurer la sécurité des systèmes bancaires occidentaux.
Réactions internationales à l’intervention de l’OTAN
Il était impératif pour les promoteurs de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU que les pays arabes voisins l’approuvent. Après quelques hésitations, la Ligue arabe a donné son aval, à la condition expresse que la résolution se limite à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne et non à une attaque aérienne généralisée mettant en danger la vie des civils.
Certains membres du Conseil de sécurité ont voté en faveur de la résolution 1973 de l’ONU en raison de la formulation persuasive de la pétition préparée par les organisations de défense des droits humains. Peu de nations ont compris, à l’époque, qu’elles servaient d’instruments dans le jeu de pouvoir de l’Occident. Finalement, il est apparu clairement à des pays membres, comme l’Afrique du Sud, que l’OTAN poursuivrait son action jusqu’à la mort du chef légitime de la Libye.
Bien qu’il ne fasse guère de doute sur la vision panafricaine de Kadhafi et ses espoirs pour le continent, l’Union africaine n’a fait que peu d’efforts pour stopper l’agression de l’OTAN contre un pays membre souverain. La création formelle de l’UA lors d’une réunion au Cap en 2002 était le fruit des efforts de Kadhafi pour établir un continent autonome, indépendant des anciennes puissances coloniales et affranchi de l’influence des multinationales néolibérales qui dominent les pays occidentaux. L’UA a opposé peu de résistance à la résolution 1973 du Conseil de sécurité. La raison principale est probablement l’influence de Jean Ping, président de la Commission de l’Union africaine et ancien ministre des Affaires étrangères du Gabon. Ce pays d’Afrique centrale était principalement sous domination française et, à ce jour, reste l’une des rares anciennes colonies à maintenir un contingent militaire français. Jean Ping a présidé la Commission de l’UA de 2008 à 2012. Durant les troubles en Libye, il était en visite officielle aux États-Unis, où il a exprimé son ferme soutien au président Barack Obama. L’assistante du secrétaire d’État pour les affaires africaines a noté qu’il était rassurant de savoir que les États-Unis avaient « leur homme » à l’UA. En privé, Jean Ping devait se réjouir de la chute de Kadhafi. En tant que président de l’Assemblée de l’UA, il a même refusé une minute de silence en l’honneur de Kadhafi lorsque des membres de l’assemblée l’ont proposée[16].
Lorsque son mandat prit fin en 2012, il perdit son poste de président de la commission au profit d'un candidat sud-africain. Peut-être en compensation pour sa position anti-Kadhafi durant la campagne de bombardement de l'OTAN, le gouvernement français a fortement soutenu Ping lorsque le Secrétaire général de l'ONU cherchait à recruter un envoyé spécial pour le Mali en 2012[17].
Observations finales
L'agenda caché à la grande majorité de la population mondiale concernant l'intervention « humanitaire » de l'OTAN était de garantir que l'Afrique reste divisée, avec un accès continu des multinationales occidentales à ses ressources. À cet égard, les puissances de l'OTAN ont remporté la victoire. Les Africains ont perdu ! Ils continueront à occuper une position subordonnée face aux forces d'exploitation des puissances occidentales pendant de nombreuses années à venir. La création d'une Afrique unifiée et indépendante, y compris une monnaie commune, a été mise en pause.
L'événement en Libye en 2011 illustre l'approche de l'Occident lorsqu'il cherche à assurer des marchés pour ses multinationales. Nous observons les contradictions entre la rhétorique utilisée par les puissances occidentales et les faits sur le terrain. L'intervention occidentale prétend viser l'introduction d'exigences qui conduiront à de meilleures conditions de vie. Le néolibéralisme proclame que le capitalisme et la démocratie sont synonymes, occultant ainsi l'inégalité significative qui existe dans les pays dominés par les forces du marché.
Les citoyens moyens de l'Occident acceptent la répartition inégale des bénéfices tirés des ressources provenant du continent africain. En tout cas, les populations occidentales en sont les bénéficiaires, tandis que la majorité des Africains restent abusés de manière indigne. Les mentalités des populations de ces deux mondes différents sont fortement influencées par les mêmes médias, contrôlés par une poignée de corporations qui dirigent le contenu médiatique, y compris les actualités, les réseaux sociaux et l'industrie cinématographique. Leurs programmes sont présentés sous l'égide de la démocratie avec des récits teintés d'un vocabulaire des droits humains, rendant ainsi la critique difficile.
Il y a de l'espoir pour l'avenir. Un nombre croissant d'Africains, en particulier les jeunes, ne veulent plus du type de démocratie offert par les nations occidentales. Nous l'avons vu lors de l'élection présidentielle au Sénégal plus tôt cette année. Il est de plus en plus reconnu que la démocratie de type occidental implique l'acceptation des valeurs inhérentes à l'idéologie néolibérale, avec pour conséquence l'appauvrissement et l'humiliation des peuples africains[18].
La citation suivante résume parfaitement les valeurs sous-jacentes à la priorité occidentale d'assurer la croissance économique de ses territoires au détriment d'autres cultures :«L'Europe a dominé le monde pendant des siècles, imposant son ordre de patriarcat misogyne, d'esclavage et de racisme, de colonialisme arbitraire, d'intolérance religieuse, de répression de la pensée et de destruction de l'environnement au service de l'exploitation économique. »[19]
L'Afrique attend avec impatience un leader capable d'unir le continent au bénéfice de ceux qui l'habitent.
(traduit d’Anglais par Bernard Tornare)
[1] Dwight D. Eisenhower's radio address on October 31, 1956 (quoted from Fears Empire, War, Terrorism, and Democracy, by Benjamin R. Barber, New York 2003.
[2] The Responsibility to Protect populations from genocide, war crimes, crimes against humanity, and ethnic cleansing is a global principle since the adoption of the UN World Summit Outcome Document in 2005.
[3] In February 2007, the President of the United States decided that the time had come to actively contribute to Africa's development efforts. It was agreed that this support should be provided under the leadership of the Department of Defense, specifically by a new command center referred to as Africa Command, or for short, AFRICOM.
[4] Maximilian C. Forte: Slouching Towards Sirte. NATO’s War on Libya and Africa, Baraka Books, Montreal. 2012.
[5] Direct democracy is a distinctive feature of the Swiss political system. It allows the electorate to express its opinion on decisions taken by the Swiss Parliament and to propose amendments to the Federal Constitution.
[6] See, for instance, Seeking Gaddafi, Libya, The West and the Arab Spring, by Daniel Kawczynski, London 2011.
[7] Agence France-Presse has described UN Watch as "a lobby group with strong ties to Israel. Primarily, UN Watch denounces what it views as anti-Israel sentiment at the UN and UN-sponsored events.
[8] Maximilian C. Forte: Slouching towards Sirte. Nato’s war on Libya and Africa, Montreal, 2012.
[9] The Bu$h Agenda. Invading the World. One economy at a time, by Antonia Juhasz, HarperCollins Books 2006.
[10] NED was created at the initiative of US President Ronald Reagan, who is also considered the Godfather of neo-liberalism. Its objective is to fight dictatorships, where they create obstacles to American interests. The US government fully funds it.
[11] The favorite American way of ensuring new markets and maintaining existing ones is to let others do the work, as we currently see being done in Ukraine and Israel.
[12] Article in The Guardian by Richard Norton-Taylor, Mon October 31, 2011, 20.22 CET
[13] Nafeez Ahmed, May 14, 2015: War crime: NATO deliberately destroyed Libya's water infrastructure. Ecologist, Informed by Nature.
[14] Information from Maximilian C. Forte
[15] Africa’s Last Colonial Currency. The CFA Franc Story, by Fanny Pigeaud and Ndongo Samba Sylla, La Decouverte, Paris, 2018.
[16] Information from Maximilian Forte's Slouching Towards Sirte.
[17] Notification from Africa Confidential, vol. 53. no. 20, 5. 10. 2012
[18] De la Démocratie en Francafrique. Une histoire de l’imperialisme Electoral, by Fanny Pigeaud and Ndongo Samba Sylla, La Decourverte, Paris, 2024.
[19] Pierre Vesperini: What to do with the past. New Left Review 146. (March/April, 2024)