LE NIGERIA CONTINUE DE JOUER SA PARTITION PROTECTIONNISTE
Bien qu'il ait fini par signer l'accord de la Zlec, le Nigeria continue de manifester ses réticences à jouer le jeu du libre-échange interafricain. Une démarche risquée

C'est désormais officiel. Les frontières du Nigeria resteront fermées jusqu'à la fin du mois de janvier 2020. « J'ai l'honneur de vous informer que, malgré le succès retentissant de l'opération, en particulier sur le plan de la sécurité et des avantages économiques pour la nation, il reste encore quelques objectifs stratégiques à atteindre. […] Dans ce contexte, M. le Président a approuvé la prolongation de la mesure », a fait savoir à la presse locale Victor Dimka du service des douanes du Nigeria dédié à la lutte contre la fraude. Une décision qui fait suite à la fermeture – contestée par ses voisins – des frontières du pays, le 20 août 2019. À la fin du mois de septembre déjà, le Sénat nigérian avait salué « les bons résultats » de la mesure, via l'adoption d'une motion. Lors de la séance, un sénateur avait assuré entre autres que, depuis fin août, le trafic de carburant avait fortement baissé. C'est justement tout le propos de la décision présidentielle : fermer les frontières pour stopper les trafics. Celui de l'essence bien sûr, mais aussi et surtout celui du riz, en provenance du Bénin. Le pays en est un des plus gros importateurs au monde, mais une grande partie de son stock est réexporté vers le Nigeria.
Défendre le « made in Nigeria »
Des flux commerciaux qui contrarient la politique d'autosuffisance alimentaire prônée par le gouvernement. Car pour nourrir ses 200 millions d'habitants, le Nigeria dépense chaque année près de cinq milliards de dollars dans l'importation de nourriture, d'après des statistiques nationales. En septembre 2018, le ministre de l'Agriculture Audu Ogbeh indiquait même que ce montant atteignait les 22 milliards de dollars. Pour mettre fin à cette dépendance, et faire décoller la production locale, Abuja multiplie les mesures, comme l'établissement d'une taxe de 110 % sur ses importations de riz, déjà en 2013, ou encore la restriction de l'accès aux devises pour 41 produits qui, selon lui, peuvent être produits au Nigeria. Cela a été en vain.
Haro sur la contrebande
D'après les autorités, ces efforts sont sapés par la contrebande en provenance du Bénin. D'où la décision radicale, fin août, de Muhamadu Buhari. « Nous devons accepter notre nouvelle réalité consistant à promouvoir les produits fabriqués localement, car il est évident que c'est là que notre nouveau Nigeria se réalisera. C'est pourquoi j'ai constamment insisté sur le fait que nous devons être un pays où nous cultivons ce que nous mangeons et consommons ce que nous produisons », a-t-il fait savoir par la voix de la ministre de l'Industrie, du Commerce et de l'Investissement Maryam Katagum au Salon international du commerce de Lagos.
Pour le journal nigérian The Guardian Lagos, la mesure est justifiée. « À long terme, la poussée de la demande nécessitera des investissements dans le secteur concerné, lesquels généreront des avantages globaux : création d'emplois, suffisance alimentaire, renforcement de la monnaie, etc. pour l'économie », peut-on lire dans un éditorial du quotidien. Des arguments mis en avant depuis les années 1970 par les autorités, à l'époque où le gouvernement militaire nigérian lançait « Operation Feed the Nation » (Nourrir la nation). Un programme pour, déjà, booster la production nationale.
Attention au retour de bâton
Mais dans un autre édito, The Guardian Lagos met en garde. En agissant de la sorte, le Nigeria « se tire une balle dans le pied ». « Si les frontières terrestres ne sont pas rouvertes rapidement, les pays voisins pourraient s'adresser à d'autres fournisseurs pour combler les lacunes créées par la fermeture. Si cela se produit, même lorsque la frontière rouvrira, il sera peut-être trop tard pour que les fournisseurs nigérians reprennent leur part du marché », prévient l'éditorialiste. Surtout, en condamnant ses frontières, le Nigeria se pénalise aussi. « Une grande partie des importations nigérianes du Bénin sont des produits agricoles bruts, dont certains servent à nourrir l'industrie de transformation agroalimentaire en pleine croissance du Nigeria », expliquent dans un article publié par African Business Magazinel'économiste David Luke et le directeur du Conseil des céréales de l'Afrique de l'Est Gerald Masila.
L'intégration régionale contrariée
Avec l'attitude du Nigeria, l'intégration régionale tant promue par de nombreux économistes déraille gentiment. Pour les experts, la fermeture des frontières « ruine les fondements mêmes du système commercial de la Cédéao, à savoir la circulation des marchandises en franchise de droits dans tous les pays membres », dénoncent-ils. Et pénalise par extension l'économie – informelle – des voisins. « Selon des estimations internationales, le commerce transfrontière informel générerait environ 20 % du PIB du Bénin, affirme Nigerian Tribune. La contrebande d'essence emploie environ 40 000 personnes, soit à peu près autant que le secteur public du pays. Le nombre d'emplois directs et indirects résultant de la contrebande de voitures d'occasion au Nigeria est également estimé à environ respectivement 15 000 et 100 000 personnes. »
Celle du continent aussi à travers la Zlec
« À court terme, c'est sûr qu'il y aura des perdants, reconnaît Ndongo Samba Sally, économiste à la Fondation Rosa-Luxemburg basée à Dakar. Les exportateurs béninois et nigériens seront forcément impactés. Mais la fermeture voulue par les autorités est aussi une manière de discipliner ses voisins sur l'origine des produits, un aspect sur lequel le Nigeria est très exigeant. » Pourtant, le pays a récemment mis de côté ses exigences. Le 7 juillet dernier à Niamey, Abuja finit par apposer sa signature à l'accord de la Zone de libre-échange continentale (Zlec), dont le ressort principal est justement l'accroissement et la facilitation des échanges commerciaux entre les pays du continent.
Un paradoxe ? « De prime abord, ça y ressemble, affirme Ndongo Samba Sally. Mais il faut se rappeler qu'il y a eu beaucoup de pression autour de la signature du Nigeria. Car sans la participation de la première économie du continent, la Zlec n'avait aucune raison d'être. » Et d'ajouter : « Si on regarde les différentes décisions d'ordre économique prises par le Nigeria ces dernières années, on voit bien que cela ne va pas du tout dans le sens du libre-échange promu par la Zlec. Buhari a même assuré, cash, “je ne veux pas que le Nigeria devienne le dépotoir de produits des autres”. Sa signature ne l'empêchera pas de mener sa stratégie, qui consiste à se recentrer sur le marché intérieur. » Et pourrait mettre un sérieux coup de frein au fonctionnement de la zone, dont le lancement officiel est prévu le 1er juillet 2020.