ISRAËL, USA, IRAN, ET LA FIN DU MULTILATERALISME
La guerre contemporaine qui oppose indirectement les États-Unis et Israël à la République islamique d’Iran ne peut se comprendre sans un cadre théorique rigoureux qui dépasse les interprétations médiatiques ou géopolitiques immédiates.

La guerre contemporaine qui oppose indirectement les États-Unis et Israël à la République islamique d’Iran ne peut se comprendre sans un cadre théorique rigoureux qui dépasse les interprétations médiatiques ou géopolitiques immédiates. Pour cela, la théorie du régime, enrichie par les critiques réalistes et les observations empiriques récentes, offre une lentille particulièrement efficace. Elle permet de saisir comment des formes d’ordre international, bien qu’opérantes dans un environnement anarchique, organisent, structurent ou déstabilisent les comportements étatiques.
Le conflit en cours entre les puissances occidentales alliées à Israël, et l’Iran soutenu par un réseau d’acteurs non-étatiques et d’alliés stratégiques, se joue moins dans une opposition binaire que dans un entrelacement d’espaces normatifs, de régimes concurrents et de ruptures institutionnelles. C’est dans cet entrelacement que se loge la dynamique conflictuelle actuelle : non pas une guerre de civilisations, ni même un affrontement entre deux blocs idéologiques, mais une guerre de régimes – au sens théorique du terme – où chaque acteur tente d’imposer, de maintenir ou de contourner un ensemble de règles, de normes, et de procédures qui encadrent les rapports de puissance. Stephen Krasner, dans sa définition désormais canonique, a qualifié les régimes comme des institutions dotées de normes, de principes, de règles et de procédures décisionnelles autour desquelles convergent les attentes des acteurs internationaux dans un domaine donné. Cette définition a le mérite de dépasser la forme institutionnelle stricte. Un régime ne se réduit pas à une organisation comme l’ONU ou l’AIEA. Il peut être informel, fragmenté, bilatéral, multilatéral ou même occulte. Ce qui importe, c’est qu’il crée une certaine prévisibilité dans les comportements.Or, c’est précisément cette prévisibilité qui est aujourd’hui menacée dans les rapports entre les États-Unis, Israël et l’Iran. L’architecture normative qui permettait un minimum de coopération, de retenue ou de diplomatie – notamment autour du programme nucléaire iranien – a été méthodiquement détruite ou dégradée.
Le retrait des États-Unis du Plan d’Action Global Conjoint (JCPOA) en 2018, sous la présidence de Donald Trump, marque un moment de bascule majeur. Il signe la fin d’un régime de coopération nucléaire qui, bien qu’imparfait, avait permis un encadrement strict des ambitions nucléaires iraniennes, en échange d’une levée partielle des sanctions économiques. Il s’agissait là d’un régime typique tel que l’entend la théorie : des règles définies (interdiction de l’enrichissement au-delà d’un certain seuil), des procédures de vérification (inspections de l’AIEA), des sanctions prévues en cas de manquement, et un mécanisme de réversibilité. Mais un régime n’est pas un contrat moral ; il est un équilibre fragile entre intérêts nationaux et normes partagées. Lorsqu’un des piliers du régime se retire unilatéralement – comme ce fut le cas des États-Unis – l’ensemble du système s’effondre ou mute. La réaction iranienne à la sortie américaine fut progressive mais déterminée : enrichissement au-delà des seuils autorisés, réduction des marges de coopération avec l’AIEA, déclarations offensives sur la capacité nucléaire potentielle.
Le régime du JCPOA, pourtant soutenu par les autres signataires (Chine, Russie, Europe), était vidé de sa substance. Le conflit ne surgit donc pas dans un vide normatif, mais dans un moment de vacillement des régimes existants. C’est là que l’apport du réalisme est essentiel. Les régimes ne sont jamais absolus ; ils sont toujours conditionnés par des rapports de puissance, des intérêts nationaux, et la confiance – ou la méfiance – des acteurs.
Joseph Grieco, représentant du réalisme néoclassique, a bien montré que la coopération entre États ne dépend pas seulement des gains absolus que chacun pourrait tirer, mais aussi des gains relatifs : un État hésitera à coopérer s’il craint que l’autre en tire un avantage stratégique supérieur.
Le comportement israélien s’explique largement par cette logique. Même si l’Iran restait dans les limites de l’accord, Israël considère que l’existence même d’un programme nucléaire civil robuste constitue une menace stratégique à moyen terme. L’opposition israélienne au JCPOA n’était pas conjoncturelle ; elle était doctrinale. Il n’y a pas, pour l’État hébreu, de régime acceptable qui permettrait à l’Iran d’avoir une quelconque capacité d’enrichissement ou d’indépendance nucléaire. Dès lors, Israël mène une stratégie de sabotage constant de toute coopération normative, appuyée par des opérations militaires ciblées, des assassinats de scientifiques, des cyberattaques, et une guerre informationnelle permanente. Cette posture, cohérente avec une lecture réaliste du système international, réduit l’espace des régimes à peau de chagrin.
Pourtant, la guerre actuelle ne se joue pas seulement dans le vide d’un régime déchu, mais aussi dans la prolifération de régimes informels et concurrents. Les États-Unis et Israël, en dépit de leur hostilité ouverte envers l’Iran, coopèrent dans un régime de sécurité bilatéral extrêmement structuré. Ce régime n’est pas codifié par un traité formel, mais il repose sur une communauté de normes (l’Iran est une menace existentielle), de pratiques (partage de renseignement, coordination militaire, aide sécuritaire), et de règles implicites (soutien automatique en cas d’escalade). Ce régime a une résilience remarquable, malgré les divergences entre administrations américaines. Il opère de manière autonome par rapport au droit international classique, ettend même à se substituer aux régimes collectifs défaillants comme le Conseil de sécurité de l’ONU.
À l’inverse, l’Iran développe lui aussi des régimes informels de sécurité et d’influence. Son alliance stratégique avec la Russie dans le cadre de la guerre en Syrie, ses liens logistiques avec le Hezbollah au Liban, ses relations tactiques avec les Houthis au Yémen ou les milices chiites en Irak, constituent un écosystème de coopération hybride. Là encore, il ne s’agit pas d’une alliance formelle, mais d’un régime souple, fondé sur des affinités idéologiques (antiimpérialisme), des convergences d’intérêt (résister à Israël ou à l’Arabie saoudite), et des mécanismes de coordination (livraison d’armes, formation, renseignement). Ces régimes non officiels sont particulièrement résistants, car ils ne reposent pas sur une architecture bureaucratique, mais sur des réseaux, des loyautés et des interdépendances militaires ou identitaires. C’est donc dans un monde de régimes pluriels, concurrents et souvent conflictuels que s’inscrit la guerre actuelle.
L’anarchie du système international n’a pas disparu, mais elle est structurée par des régimes antagonistes. D’un côté, le régime occidental de sécurité centré autour d’Israël, des États-Unis, de certains pays du Golfe, et d’un ordre économique dominé par le dollar, SWIFT et les sanctions extraterritoriales.
De l’autre, un contrerégime iranien qui s’appuie sur une économie de contournement, des circuits alternatifs (crypto, troc, corridors sinorusses), et une diplomatie antihégémonique active. Les régimes ici ne sont pas seulement techniques : ils sont profondément politiques. Ils reflètent des visions du monde irréconciliables, non seulement sur la sécurité nucléaire, mais aussi sur la légitimité des normes internationales, le rôle de la souveraineté, et la justice globale.
Cette guerre des régimes se joue aussi sur le terrain juridique et moral. Tandis qu’Israël se présente comme un État en légitime défense, protégé par le droit à l’auto-préservation, l’Iran invoque la souveraineté nationale, la résistance à l’impérialisme, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Chacun mobilise une rhétorique normative pour justifier la rupture ou la manipulation des régimes existants. Or, cette fragmentation du régime international ne signifie pas l’absence de règles, mais plutôt leur multiplication concurrente. Le droit devient un champ de bataille. La sanction devient un outil de guerre. La norme devient une arme.
Dans ce contexte, les grandes organisations internationales –ONU,AIEA, Conseil des droits de l’homme – apparaissent marginalisées ou instrumentalisées. L’incapacité du Conseil de sécurité à agir face aux frappes israéliennes en Syrie, aux violations du droit international par les uns ou les autres, ou à la prolifération des armes dans la région, révèle l’usure de l’ordre multilatéral classique. Celui-ci n’est pas aboli ; il est contourné, discrédité, puis recyclé dans des coalitions ad hoc. Ce phénomène n’est pas propre au Moyen-Orient. Il touche aussi l’Europe (guerre en Ukraine), l’Afrique (Sahel), et l’Asie (mer de Chine). Mais le conflitIsraël-USA/Iran en est une manifestation paradigmatique, car il condense tous les éléments d’une guerre normative post-institutionnelle : déclin des régimes universels, montée des coalitions opportunistes, prolifération des normes asymétriques, légitimation des actions unilatérales. Il serait toutefois erroné de conclure que les régimes ont échoué. Ce qui échoue, ce sont certains régimes dominants, incapables d’intégrer la pluralité des intérêts émergents. Le régime de non-prolifération, par exemple, ne peut fonctionner durablement si certains États conservent leur arsenal nucléaire tout en interdisant aux autres d’en développer un, même à des fins civiles.
Le régime des droits de l’homme ne peut prospérer s’il est appliqué de manière sélective, selon l’alliance stratégique des victimes. Le régime du commerce ne peut produire de stabilité s’il sert avant tout les intérêts des grandes puissances financières. Ainsi, ce n’est pas l’idée de régime qui est obsolète, mais la manière dont certains régimes sont conçus, exclusifs, non inclusifs, et donc perçus comme illégitimes. L’Iran, dans sa politique étrangère, ne rejette pas l’ordre international par principe. Il rejette un ordre où il n’a pas voix au chapitre, où les régimes sont utilisés pour punir et non pour négocier, où les sanctions sont permanentes et les garanties absentes.
De même, les États-Unis et Israël ne rejettent pas tous les régimes, mais uniquement ceux qui entravent leur capacité d’action ou favorisent un adversaire stratégique. C’est cette instrumentalisation des régimes qui nourrit la conflictualité. La théorie du régime ne suppose pas une harmonie globale. Elle permet de comprendre comment les normes sont produites, appliquées, contournées ou détruites en fonction des intérêts et des rapports de force. En ce sens, la guerre actuelle entre les États-Unis, Israël et l’Iran n’est pas une exception tragique à une règle pacifique. Elle est une expression tragiquement cohérente d’un monde où les régimes existent, mais ne reposent plus sur une confiance minimale entre acteurs. Sans confiance, il n’y a pas de coopération durable, et sans coopération, les régimes deviennent des coquilles vides ou des instruments de domination.
La question centrale n’est donc pas de savoir si les régimes peuvent survivre, mais s’ils peuvent être refondés sur des bases pluralistes, équitables et robustes. Faute de quoi, la logique réaliste reprendra toujours le dessus, et les régimes ne seront que des interludes entre deux conflits.
Dr. Moussa Sarr est un chercheur en sociologie (politique entre autres) et en relations internationales, spécialiste des conflits asymétriques, des régimes internationaux et des recompositions géopolitiques.Il a participé à plusieurs symposiums internationaux sur la guerre et la paix, portant notamment sur les régimes de sécurité collective, la résilience normative en temps de guerre, et les tensions entre unilatéralisme stratégique et multilatéralisme juridique. Ancien collaborateur au cabinet fédéral canadien àOttawa, il a été impliqué dans les relations diplomatiques bilatérales et multilatérales, notamment sur des dossiers sensibles liés aux droits humains, à la paix internationale et à la coopération régionale. Cette double expérience, théorique et pratique, alimente une analyse lucide des failles systémiques de l’ordre international contemporain.