PENSER LA DÉCOLONIALITÉ À L’ÈRE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Il ne s’agit plus seulement de dénoncer les héritages coloniaux, mais d'engager un véritable processus de décolonialisation qui ne peut s'opérer sans une décolonialisation intellectuelle et cognitive...

Du 17 au 18 juin 2025, s’est tenue à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD 2) et à l’Espace Numérique Ouvert (ENO) de Mermoz, la deuxième édition du colloque international en hommage au Professeur Malick Ndiaye, sociologue et anthropologue sénégalais de renom, récemment disparu.
Ce colloque a été organisé par la Cellule de Sociologie de l’Université Numérique Cheikh Hamidou Kane (UN-CHK). Il s’est articulé autour d’un thème majeur et éminemment actuel :
« Sciences sociales et pensée frontalière : la sociologie et l’anthropologie face au discours décolonial ».
Un moment de lucidité collective
Ce colloque fut un espace fécond de réflexions, de partages critiques et d’interpellations intellectuelles autour d’une question centrale : comment penser, produire et transmettre le savoir en contexte africain dans un monde encore structuré par la colonialité ?
Les différents échanges ont mis en lumière la persistance de la colonialité dans nos sociétés, dans nos façons d’être, de savoir et de gouverner. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer les héritages coloniaux, mais d'engager un véritable processus de décolonialisation qui ne peut s'opérer sans une décolonialisation intellectuelle et cognitive. Cela suppose un recul réflexif des intellectuels africains, capables non seulement de maîtriser les savoirs exogènes, mais également de réhabiliter, valoriser et théoriser les savoirs endogènes.
Car interroger la colonialité avec les outils de la colonialité, c’est risquer de la reproduire, même involontairement. La science, dans ce combat, doit être une boussole lucide, évitant les écueils du populisme ou de la réaction émotionnelle, notamment dans un contexte africain marqué par un regain des discours sur la souveraineté.
Ma communication : « Intelligence artificielle et pensée décoloniale »
Dans ce cadre, ma contribution a porté sur le thème :
« Intelligence artificielle et pensée décoloniale : enjeux socio-anthropologiques de l’algorithme en contexte africain ».
Ce fut l’occasion de rappeler que l’intelligence artificielle (IA) n’est pas un outil neutre, mais qu’elle porte en elle des biais idéologiques, culturels et politiques. Les erreurs de traduction des langues africaines, les stéréotypes dans les images générées, les biais dans les résultats de recherche, ou encore les problèmes de reconnaissance faciale des personnes noires en sont autant d’exemples concrets.
Ces dérives ne sont pas anodines : elles traduisent une absence de contextualisation et une invisibilisation des cultures africaines dans la conception et l’entraînement des systèmes d’IA. En effet, si l’IA ne comprend pas nos langues, nos réalités, nos visions du monde, c’est aussi parce que les Africains ont produit peu de contenus numériques en la matière.
Nous nous retrouvons souvent dans une posture de consommateurs passifs, alors que les enjeux du numérique et de l’IA nécessitent une participation active, critique et créative.
J’ai ainsi plaidé pour une IA décoloniale et située, c’est-à-dire une intelligence artificielle reconnectée à nos cultures, nos langues, nos cosmogonies et nos enjeux. J’ai également évoqué la situation du swahili, langue africaine parmi les plus parlées et mieux intégrée au numérique, bien que sa présence reste marginale comparée aux grandes langues dominantes comme l’anglais ou le chinois.
Un hommage vivant à un penseur radical
Ce colloque, par la diversité des thématiques abordées, l’engagement des intervenants, et la profondeur des réflexions partagées, a constitué un vibrant hommage au Professeur Malick Ndiaye, dont les travaux ont toujours interrogé les frontières du savoir et les tensions entre traditions et modernité, entre héritages et ruptures.
La première édition avait déjà posé les bases de cette réflexion avec le thème : « Enseignement et pratique de la sociologie et de l’anthropologie en Afrique : trajectoires et défis ».
Cette deuxième édition, organisée par la Cellule de Sociologie de l’UN-CHK, a confirmé la nécessité, pour nos disciplines et nos sociétés, de se libérer des carcans hérités, pour forger des outils épistémologiques ancrés, critiques et porteurs d’alternatives.
Le chemin de la décolonialisation est long, mais il est urgent et irréversible. À nous de le tracer.