POLÉMIQUE SUR L'AUDITION PARLEMENTAIRE DES JUGES
Réforme démocratique légitime ou menace pour l'indépendance de la justice ? Les acteurs de la société civile se divisent sur cette mesure qui redéfinit les rapports entre pouvoir législatif et judiciaire

Le débat portant sur le nouveau règlement intérieur de l’Assemblée nationale, qui accorde désormais aux députés, la possibilité d’auditionner un magistrat devant une commission d’enquête parlementaire, est loin de connaître son épilogue. Le député Amadou Ba, membre du groupe parlementaire de la majorité Pastef, et le magistrat en service au Pool financier judiciaire (PFJ), Mamadou Yakham Keïta, ne sont pas les seuls à avoir des avis tranchés sur cette question. En effet, interpellés par Sud Quotidien hier, jeudi 3 juillet, Alassane Seck, président de la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (LSDH), estime que « sur le principe, cette réforme n’est pas en soi problématique, à condition qu’elle soit mise en œuvre dans un cadre juridique rigoureux ». Babacar Ba, président du Forum du justiciable, voit en revanche dans cette réforme « une menace réelle pour l’indépendance statutaire et fonctionnelle de la magistrature ».
Alassane Seck, président de la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (LSDH) : « Sur le principe, cette réforme…n’est pas en soi problématique si cela se fait dans un cadre juridique rigoureux »
« Sur le principe, la réforme ouvrant la possibilité d’auditionner des magistrats dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire n’est pas en soi problématique. Je pense que le principe en lui-même est acceptable, et même permis. Dans le contexte d’une enquête parlementaire, il est tout à fait concevable que des magistrats puissent être entendus. Ce ne sont pas des figures sacrées. J’ai d’ailleurs beaucoup d’amis magistrats, mais il faut admettre que cela pourrait être nécessaire un jour. Car, l’idéal, dans le cadre d’un système démocratique ouvert, d’entendre tous les citoyens n’est pas mauvaise en soi. Si l’on peut auditionner le ministre de la Justice, il devrait également être possible d’auditionner ses subordonnés, y compris les magistrats. Selon le principe républicain, si l’autorité hiérarchique peut être entendue, ses collaborateurs aussi. Les magistrats ne sont pas au-dessus de la loi : ce sont des citoyens sénégalais comme les autres.
Seulement, il convient de recueillir l’avis du Conseil constitutionnel sur cette réforme, et de veiller à ce que cela se fasse dans un cadre juridique rigoureux et bien encadré, c’est fondamental. Car, il est impératif que cette procédure se déroule dans un cadre strictement défini. Il faut aussi tenir compte du niveau de conscience et de réflexion des parlementaires, en comparaison avec celui des magistrats. Ce n’est pas toujours évident.
Car, la principale difficulté réside dans le niveau de préparation parfois insuffisant de certains parlementaires. Beaucoup évoluent davantage dans un registre politique et ne font pas toujours preuve de bonne foi. Certains sont mêmes manipulés, ou soumis à l'autorité de leur chef de parti ou du président de leur groupe parlementaire. Tout cela peut nuire à la pertinence et à l’objectivité d’une telle démarche. Ensuite, tous les parlementaires ne sont pas suffisamment outillés pour mener correctement ce type d’audition. D’où l’importance d’un encadrement réglementaire strict, élaboré par des juristes compétents. Donc, il faut prendre en considération de nombreux paramètres, mais dans l’ensemble, l’idée est défendable ».
Babacar Ba, président du Forum du justiciable : « Cette réforme constitue une menace réelle pour l’indépendance statutaire et fonctionnelle de la magistrature »
« Il faut le dire clairement : c'est une réforme déconsolidante. Elle constitue une menace réelle pour l’indépendance statutaire et fonctionnelle de la magistrature. On ne peut pas livrer des magistrats à des acteurs politiques. Il est impératif de respecter rigoureusement la séparation des pouvoirs et de veiller à l’équilibre institutionnel. Aujourd’hui, les membres du Parlement sont avant tout des acteurs politiques. Dans un État de droit, comment peut-on concevoir que des magistrats, censés être indépendants, protégés et renforcés dans leurs fonctions, puissent être livrés à ces mêmes acteurs politiques ? C’est inconcevable. Une telle démarche compromet directement leur indépendance, tant sur le plan statutaire que fonctionnel.
Il faut donc, à mon sens, revoir cette disposition. Les magistrats disposent déjà de mécanismes internes de régulation et de reddition de comptes. Lorsqu’un magistrat est soupçonné d’infraction, la loi organique portant statut de la magistrature prévoit qu’il puisse être entendu par le procureur général près la Cour suprême. Donc, l’encadrement juridique existe déjà, à l’intérieur même de l’institution judiciaire. Dès lors que cette réforme a été adoptée, la balle est désormais dans le camp du Conseil constitutionnel, puisqu’il s’agit d’une loi organique. J’ai la conviction que cette juridiction ne laissera pas passer une telle disposition, car elle ouvrirait la voie à un précédent extrêmement dangereux. Faire comparaître des magistrats devant des commissions parlementaires, c’est porter atteinte à leur statut et à leur mission. Ce n’est pas seulement une menace théorique : c’est une réalité institutionnelle qui pourrait déstabiliser l’ensemble de l’appareil judiciaire
Par ailleurs, je n’ai jamais vu, ni entendu parler, d’un pays comme la France, les États-Unis ou d’autres grandes démocraties, où les magistrats sont auditionnés par des députés dans le cadre d’enquêtes parlementaires. Cela ne fait pas partie de la tradition démocratique moderne. Et je tiens à préciser que cela ne signifie pas que les magistrats sont au-dessus des lois. Ils doivent rendre compte, mais dans le respect de leur statut et à travers les procédures prévues par la loi. Il est donc essentiel de ne pas jouer avec les institutions. Dans un État républicain, la séparation des pouvoirs n’est pas une option, c’est une exigence. Il faut préserver l’équilibre entre les institutions et éviter, à tout prix, de banaliser la justice. Il faut le dire, cette réforme porte atteinte à l’indépendance de la justice. »