L’AFRIQUE EN QUÊTE DE SOUVERAINETÉS
EXCLUSIF SENEPLUS - Sur le franc CFA de la zone UEMOA, il est urgent de se méfier des appels à une fausse souveraineté monétaire que trop d’activistes, et jamais de vrais opérateurs économiques, assimilent à l’abandon de cette monnaie

Déclarations d’adversité ou pragmatisme endogène
L’Afrique continue de se cantonner au rôle de spectatrice face aux grands bouleversements du monde. Pourtant, en ce début d’année 2025, elle se trouve confrontée aux prémices d’un bouleversement inédit de l’ordre mondial, sans doute le plus profond depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le grand continent est resté incapable d’influencer et encore moins d’imposer la moindre inflexion de trajectoire à la marche du Monde. Libéré du joug du colonialisme, il a été en mesure d’assumer des rôles secondaires quand un ordre multipolaire s’est mis en place et que les nombreux pays qui le composent sont devenus politiquement indépendants. Leurs voix comptant parfois, elles ont été recherchées dans diverses assemblées générales des organisations du système international de gouvernance des affaires communes aux Nations de la planète. La petite voix de chaque pays africain a donc été, un temps, enrôlée au profit d’une zone d’influence : celle de l’ancienne puissance coloniale ou celle de l’influenceur idéologique.
Après le colonialisme, les élites africaines ont été absorbées par la lutte contre le néocolonialisme plutôt que par le souci de construire des économies plus fortes orientées vers l’amélioration des conditions de vie des populations et la réduction de leurs pauvretés. Le concept de néocolonialisme perdant de son vernis, le souverainisme est devenu un autre concept à la mode après celui d’émergence, trop souvent et très vite vidé de sa substance par les réalités de la pauvreté persistante.
L’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump marque le début d’une véritable révolution géopolitique dont l’une des caractéristiques majeures est la fin du multilatéralisme et le retour d’un monde guidé par les rapports de force, la puissance brute économique, militaire, informationnelle. Dans cette nouvelle donne, l’Afrique n’est plus perçue comme un enjeu stratégique à protéger, mais comme un terrain secondaire livré à lui-même.
La quête de souveraineté devient ainsi une voie imposée par la reconfiguration des relations internationales par puissances majeures et moyennes qui n’ont jamais cessé de les construire et de les reconstruire au gré de leurs intérêts nationaux parfois élargis à quelques alliés, parfois prenant en compte les intérêts de leurs ennemis, adversaires ou concurrents les plus forts.
Cette évolution majeure et récente du monde conduit à s’inquiéter de l’inaptitude des dirigeants africains à la prendre en compte dans la définition de leurs stratégies nationales de développement. Une nouvelle page de l’histoire de notre Continent s’ouvre. Elle est celle de l’urgence de bâtir des souverainetés effectives : sanitaire, alimentaire, monétaire, éducative, militaire, technologique. Ces dernières ne pourront exister sans un renforcement effectif des liens entre les Nations qui le composent pour tenter de peser par l’union et l’unité dans cette marche forcée du monde qui leur est imposée et ce, aux dépens des intérêts des peuples d’Afrique.
Les mots « souveraineté », « souverainisme » sont ceux à la mode nouvelle dans nos espaces. Ils remplacent dans l’expression de la vision globale des politiques publiques ceux démodés de « développement », « anti-néocolonialisme », et plus récemment « émergence ».
Le « souverainisme » s’agrée d’une agressivité accrue, et captive l’imaginaire de populations plus jeunes déçues d’au moins soixante années de discours aux mots creux sans conséquences ni résultats sur leurs conditions de vie. Cette déclaration de guerre plaît. Elle vise tout à la fois les gouvernants, précédents ou à écarter, responsables des échecs ; également l’étranger dans une économie mondialisée.
Le vrai chemin dans lequel s’engager devrait pourtant commencer par des appels à quitter les slogans et concepts creux sans aucun effet, des décennies durant, sur les conditions de vie des populations africaines. Le discours de réveil est impératif face à un temps qui s’accélère en ce début d’année 2025, et avec lui une force centrifuge rejetant toujours plus loin l’Afrique à la périphérie du monde. Il doit être un appel à un nouveau réalisme prenant en compte les faiblesses africaines et la nécessité de s’engager dans la voie des souverainetés, nouvelles balises pour un développement réel si jamais il y en eut d’autres. Il est temps que les dirigeants d’Afrique se rendent compte qu’il aurait été nécessaire après les indépendances politiques de bâtir patiemment des souverainetés sectorielles. Le temps donc presse. L’essentiel de ce discours doit être fait de silences, d’actions menées de stratégies mises en œuvre aux dépens d’une agressivité inutile : le tigre n’a point besoin d’affirmer sa « tigritude » pour la construction de sa puissance future.
L’Afrique doit d’abord compter sur elle-même. À elle de se débarrasser, par elle-même, de tout ce qui retarde sa marche. elle de mettre fin à ses guerres incessantes ! à elle d’organiser la sécurité interne et aux frontières de ses Nations ! à elle de mettre fin aux dépendances alimentaires, sanitaires ! à elle de modeler son système éducatif afin de pouvoir faire porter son développement par des femmes et des hommes aptes et formés dans cet objectif! à elle d’inventer un système sanitaire digne et efficace ! à elle de construire des interdépendances économiques et monétaires sans privilégier la stricte imitation ou la naïveté des pseudo-fraternités, mais avec pour pilier le principe fondamental du « gagnant-gagnant » !
La Chine, l’Asie du sud-est ou encore l’Inde proposent des parcours exemplaires leur ayant permis de sortir un si grand nombre de leurs citoyens de la pauvreté en si peu de décennies. Le caractère souverainiste de leurs trajectoires est indéniable, porté par l’amour sans faille de leurs patries respectives. Ils doivent être convoqués non comme nouveaux modèles à copier, mais comme sources d’inspiration. Le souverainisme asiatique, fondé sur la valorisation des ressources endogènes et un capitalisme d’État intelligent, a permis une réduction massive de la pauvreté (Banque mondiale, rapport sur l’Asie émergente, 2023).
Donald Trump confirme et propose la bonne voie
Les conséquences de la guerre des tarifs douaniers décidée par la nouvelle administration américaine sont une révolution frappant le commerce, les marchés financiers, les relations bilatérales et la géopolitique à l’échelle mondiale. Elle prend à ses débuts la forme d’un chaos et parfois d’un jeu sous forme de bras de fer multiples. Cependant, elle s’analyse également porteuse de leçons à retenir : les développements agricole, industriel et des services doivent privilégier les demandes intérieures par rapport aux exportations. Les leçons d’économie basées sur les avantages comparatifs et les bienfaits du libre-échange exposent dans le futur à la brutalité de décisions politiques et politiciennes exogènes les remettant en cause. Lorsque ses taux de croissance, longtemps portés par les exportations, sont passés sous deux chiffres, la Chine a donné l’exemple d’une croissance économique réorientée vers son marché intérieur. La recherche de marchés extérieurs à des productions nationales n’est pas une stratégie à exclure ; elle a toutefois des limites et des risques qui doivent conduire à privilégier la construction de valeurs ajoutées locales pour des marchés nationaux ou d’ensembles sous régionaux. Le développement économique ne peut reposer sur des principes figés. La priorité doit aller à la substitution aux importations, à la construction de chaînes de valeur locales, et à une fiscalité stratégique (Ha-Joon Chang, “Kicking Away the Ladder”).
A l’échelle du monde, les nations qui pèsent sur la géopolitique mondiale ont des dimensions continentales. Les Etats-Unis d’Amérique, la Chine, la Russie, et peut-être bientôt l’Europe vers ce statut. L’Afrique doit parvenir à mettre en œuvre des stratégies nationales souverainistes. Elle doit également se convaincre de rechercher un statut majeur à l’échelle du monde par la construction d’une unité utile et efficace profitable à chacune des nations la composant. Elle le doit à ses générations futures qui ne seront écoutées par le reste du monde que si l’Afrique atteint un seuil minimal de puissance économique et peut-être militaire. Cette dernière, à court terme, le serait d’abord par la force de ses troupes plutôt que par la sophistication de ses équipements militaires.
Le bouleversement sans précédent de la géopolitique mondiale a une cause essentielle : l’élection d’un nouveau président à la tête de la première puissance mondiale économique et militaire. C’est une confirmation évidente du rôle du degré de ces deux forces dans la géopolitique mondiale, ses évolutions et ses turbulences.
Les premiers mois de cette remise en cause brutale, et en accéléré, semblent consacrer la fin d’une fracture majeure qui, à la fin de la seconde guerre mondiale, opposait des lignes idéologiques. Pendant plusieurs décennies, et en particulier après la seconde guerre mondiale, le capitalisme a fait face au « non-capitalisme ». Les alliances se sont nouées sur cette base. Elles ont su résister à d’autres oppositions secondaires et sourdes. A l’ombre de la guerre froide ces dernières ont toutefois pris de plus en plus d’ampleur comme pour recréer un équilibre essentiel au genre humain (ou animal) qui serait dicté par ses diversités. La défense de la civilisation occidentale, présentée comme faussement judéo-chrétienne (cette dernière n’ayant jamais existé alors que celle judéo-musulmane fut une réalité), finit par s’opposer aux musulmans et autres barbares que sont les immigrés envahisseurs des territoires de l’Occident ; les Chinois, dont les produits saturent l’économie capitaliste et profitent de sa richesse, sont devenus les ennemis à contenir en raison de l’effet de « rattrapage » qui dérange l’actuel ordre économique mondial.
La future ligne de fracture géopolitique redevient raciale, comme Hitler avait tenté d’en imposer une, à la différence importante que la sienne rejetait également d’autres hommes blancs non-aryens. Il en fut victime.
En sus de saluts nazis aujourd’hui osés sur des estrades, de soutiens forts apportés à des partis d’extrême-droite racistes, quelques phrases anodines sont révélatrices de ce projet de fracture mondiale fondée sur une hiérarchie des civilisations. Retenons celle d’Elon Musk, ancien citoyen de l’Afrique du sud raciste, homme le plus riche du monde et un moment puissant conseiller du président des USA, prononcée après la défaite du juge républicain candidat à une élection à la Cour suprême du Wisconsin qu’il avait soutenu à coup de millions de dollars : « c’est l’une de ces situations étranges où une petite élection en apparence pourrait déterminer le destin de la civilisation occidentale » (1er avril 2025).
C’est sans doute aussi cette crainte d’un déclin possible de la civilisation occidentale qui transforme cet islam qui progresse en religion à combattre. Ce combat, basé sur l’exclusion dans de nombreux pays occidentaux, devient bombardement et déstructuration recherchée des états islamiques se distinguant par leur richesse et osant revendiquer à la fois indépendance vis-à-vis de l’économie mondiale et influence régionale.
Le président des USA a toujours été l’homme le plus puissant du monde qui s’est construit au sortir de la seconde guerre mondiale. Donald Trump entre cependant dans l’histoire par sa démarche souverainiste et de grande puissance transformant ainsi l’Amérique en nation impérialiste assumée. Ce faisant, il œuvre d’abord pour l’intérêt de sa Nation et ensuite de son groupe racial, ce que nul ne saurait lui reprocher. Il œuvre également pour sa postérité désormais certaine pour plusieurs raisons.
Le chaos qu’il crée ne s’oubliera pas de sitôt. Une guerre commerciale de l’ampleur de celle qu’il a déclenchée n’a eu de précédent qu’il y a environ cent ans. Elle fut déclenchée également par le même pays. La guerre commerciale d’aujourd’hui pourrait déboucher sur une guerre tout court puisque la Chine, ripostant à la hausse des tarifs douaniers frappant ses exportations vers les USA, a dû se déclarer prête à tout type de guerre même si l’intelligence de ses dirigeants ne fermera jamais la porte à la diplomatie.
La guerre commerciale dont Donald Trump est l’initiateur pourrait toutefois finir par ne viser que la Chine dans ses mesures les plus lourdes. Ce serait l’un des moyens de préserver le destin de la « civilisation occidentale » comme force dominante de l’économie mondiale.
La lutte contre l’immigration clandestine et les expulsions d’immigrés non caucasiens, en situation régulière ou non, viserait sa préservation contre un métissage synonyme de perte de pureté. En France, « le grand remplacement » est craint avec plus de franchise.
La fin des aides alimentaires et de toutes celles aidant à préserver la vie des habitants les plus pauvres de la Planète, va dans le sens d’une réduction du nombre de barbares et d’un déséquilibre démographique défavorable à cette même « civilisation occidentale ».
La réduction drastique des aides au développement est une autre réponse au « containment » en construction. Elle peut transformer de nombreux pays pauvres n’appartenant pas à la civilisation occidentale en autant d’Haiti. Et ce pays sera enfoncé plus loin dans son modèle de « non-état » nègre par l’organisation du retour de leurs citoyens ayant émigré aux Etats-Unis.
L’Afrique noire n’est sans doute pas un ennemi majeur identifié devant faire l’objet de mesures de rétorsion commerciale ou de menaces d’attaques militaires. Dans le nouveau monde qui se crée, l’Afrique noire cesse d’être utile aux zones d’influence et doit être abandonnée à elle-même, à la misère de ses populations, à ses guerres destructrices, au pillage de ses ressources organisé par ses propres dirigeants à la solde de quelques mafieux occidentaux.
Abandonnée, l’Afrique noire n’a donc d’autres choix que la construction de souverainetés. Un choix retardé, devenu cependant l’unique option disponible pour apporter des solutions à la dégradation continue des conditions de vie des populations africaines.
Quelques exemples de démarches au-delà des slogans sans suite
De ce nouveau contexte international, réalité forte dont l’Afrique est définitivement prisonnière, plusieurs pistes de souveraineté doivent être ouvertes et empruntées.
Plaçons avant tout l’abandon du souverainisme comme concept politicien manié pour bercer d’illusions des électeurs prompts à trouver dans le néocolonialisme le responsable de leurs misères diverses. L’Afrique n’a point d’autre chemin pour tenter un nouveau départ alors qu’elle accuse un considérable retard sur tous les autres continents du Monde.
Mes anciennes responsabilités gouvernementales puis mon activité politique, m’ont conduit à réfléchir et proposer des options de stratégie de développement contraires aux chemins imposés aux pays africains et acceptés ou subis par leurs gouvernants.
L’Amérique, ancien champion du commerce libre, quelques puissent être les taux de douanes qui seront en définitive appliqués aux produits entrant sur son territoire, a fait tomber les certitudes bâties autour des bienfaits du libre-échange comme voie de développement. Dans l’attente de voir les Institutions de Bretton Woods (Fond Monétaire International et Banque Mondiale) opérer leur mue, et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) disparaître, il est déjà temps de donner la priorité à des stratégies de croissance fondées sur la substitution aux importations plutôt que sur le développement des exportations. La théorie des avantages comparatifs est définitivement enterrée si elle a pu un moment être sincère. Dans un discours prononcé le 30 septembre 2018 à l’occasion d’un Congrès du parti ACT que je dirigeais, je défendais déjà cette primauté à donner à une politique économique basée sur la substitution aux importations dans le cadre d’une vision reposant sur « le Sénégal d’abord ».
Pour obtenir l’inflexion des flux commerciaux, les tarifs douaniers s’imposent au monde depuis le début de l’année comme un instrument majeur. Les états africains doivent leur donner cette fonction plutôt que de les considérer avant tout comme moyen de créer de la recette fiscale. Ils doivent servir à protéger les artisanats nationaux les mieux maitrisés, et à les faire évoluer vers une semi-industrie, puis vers une industrie. Des logiques doivent être inversées : si des tissus sont importées en masse pour servir un artisanat florissant de la confection, la logique économique n’est pas de taxer à l’entrée les tissus que l’on ne peut produire, avec pour objectif de gonfler des recettes douanières et ainsi pénaliser la compétitivité du secteur de la confection. Le bon sens économique consiste plutôt à les dispenser de taxes à l’entrée, à créer de la valeur ajoutée locale par le secteur de la confection, à substituer les productions locales aux importations et à exporter des excédents éventuels. C’est ensuite le développement des marchés intérieurs du produit fini qui justifiera l’investissement en vue de la création d’usines de fabriques de tissus, et ce faisant une seconde substitution aux importations de tissus.
Au nom du même principe de recherche de création de valeur ajoutée locale, la règle devrait être de taxer l’exportation de matières premières afin d’encourager leur transformation locale par des entreprises nationales de préférence mais aussi en imposant aux importateurs de ces matières premières de l’investissement de transformation industrielle délocalisée.
L’Afrique, à l’instar des autres continents, a besoin de sa révolution industrielle pour pouvoir prétendre à des rendements croissants conditionnant son entrée dans un cycle de développement réel et continu. L’Europe et plus largement l’Occident, l’ont réussi depuis la fin du 18ème siècle. L’Asie a prouvé qu’il était possible de la conduire en accéléré après la seconde guerre mondiale ; c’est elle qui doit donc servir d’exemple à l’Afrique.
Mais il reste inadmissible que l’Afrique soit, au 21ème siècle, encore empêtrée dans des problèmes récurrents de famine et d’insécurité alimentaire. La souveraineté alimentaire africaine est la toute première à construire par des stratégies à la fois nationales et régionales. Dans un contexte mondial inquiet de l’explosion de la démographie africaine, les suspensions de l’aide extérieure et des campagnes de vaccination dépendant de l’étranger peuvent s’enrichir de la dépendance alimentaire du continent comme autre moyen de combattre son accroissement démographique.
L’objectif d’éradiquer la faim dans de très brèves échéances en devient majeur. D’autant que le secteur agricole est identifié comme potentiellement le plus pourvoyeur des emplois dont les populations africaines ont besoin. Il est loin d’avoir atteint un stade de rendements décroissants, son développement offrant ainsi d’énormes capacités de génération de plus-values nationales et continentales. La révolution agricole africaine, encore plus urgente que celle industrielle, doit aller de pair avec cette dernière.
En matière de défense et de sécurité, le parapluie tenu par un allié ou un parrain a perdu toute fiabilité. Mais peu de pays africains disposent de véritables armées en mesure de les protéger d’agressions extérieures ou de rebellions internes susceptibles de remettre en cause leur intégrité territoriale. Les pays africains sont également peu nombreux à pouvoir supporter des dépenses élevées de formation et d’équipement militaires et de sécurité face aux priorités à donner à la santé, à l’éducation, au développement agricole, etc.. Ce serait une grave erreur d’évaluer le degré de souveraineté en matière de défense et de sécurité à l’aune des dépenses militaires effectuées chaque année. Deux voies m’apparaissent en conséquence nécessaires à emprunter. La première consiste à fonder de véritables nations ; c’est seulement ainsi qu’elles pourront échapper aux volontés des politiciens en quête de pouvoir d’attiser, parfois en les créant, les fractures ethniques. La seconde repose sur la construction d’une armée-nation, unique moyen d’échapper aux contraintes de l’insuffisance d’équipements et de budgets militaires.
Des souverainetés nationales en alliances sont une condition d’efficacité
La construction de souverainetés relève avant tout de stratégies nationales. Mais elle doit être toujours réfléchie au-delà des frontières de chaque nation d’une Afrique éclatée. La construction d’unions simplement économiques, ou à la fois économiques et monétaires, est un absolu impératif si l’Afrique noire souhaite son développement économique rapide. Elle doit cependant cesser d’être présentée comme conséquence de « fraternités » à maintenir ou à créer. L’unité africaine doit devenir celle de peuples et non de gouvernants créant un syndicat pour se protéger les uns les autres contre les remises en cause de leurs pouvoirs respectifs. Le sens économique de l’unité, sa nécessité comme moyen de peser sur les affaires du monde, l’objectif de créer une dignité africaine chez chaque africain, doivent être cultivés, démontrés et expliqués aux populations et aux dirigeants du continent. Il n’est pas inutile de rappeler à ces derniers que l’Union Européenne est née d’une volonté de mettre fin aux guerres dévastatrices entre voisins de ce continent, et donc que prévoir une agression militaire contre un pays membre de la CEDEAO sous le prétexte de restaurer un pouvoir déchu est une grave erreur historique. Elle ne pouvait qu’aboutir à une déconstruction de la CEDEAO.
Les unions africaines, notamment à caractère sous-régional, qui se construisent lentement, ont cependant besoin d’étroite collaboration interne en matière de défense et de sécurité comme garantie d’une stabilité indispensable pour pouvoir un jour compter à l’échelle mondiale. La survenance de conflits entre les pays africains ne peut être exclue. Mais est-il acceptable que les tentatives de les résoudre soient autres qu’africaines ? Quel grave échec de la diplomatie africaine lorsqu’elle laisse au Qatar la recherche de solutions au récent conflit fratricide entre la République Démocratique du Congo et le Rwanda ? Il faut en remercier le Qatar, puis ensuite Donald Trump acteur majeur du retour de la paix entre ces deux pays; mais il faut aussi faire le constat d’une Afrique n’ayant plus la capacité de faire taire les armes sur ses propres sols, et a fortiori incapable de peser sur les grands conflits mondiaux malgré l’atout de sa neutralité.
Les unions économiques sous-régionales offrent et offriront des marchés plus larges aux productions nationales. La bonne répartition concertée des investissements agricoles, agroindustriels et industriels au sein des territoires organisés en union aidera à bâtir des souverainetés sous-régionales. Cette synchronisation des stratégies d’investissement doit en effet être une des caractéristiques de la constitution d’unions économiques en Afrique. L’Europe et demain l’Asie peuvent s’en passer en raison d’évolutions de la structure de leurs économies ayant permis et facilitant des complémentarités de marchés et de systèmes de production. Ce parallélisme des structures de production et de marchés sont des conditions nécessaires à une intégration d’économies se ressemblant. Mais les économies africaines se ressemblent sans pouvoir proposer d’intégration optimisée. En l’absence de transformation industrielle significative, les productions de matières premières doivent trouver leurs débouchés hors d’Afrique. Et les marchés africains ne peuvent être principalement couverts que par des productions étrangères donc importées. Lorsque l’union économique est constituée par des pays industrialisés ou semi industrialisés, elle se transforme en une réalité d’échanges commerciaux soutenus. Toutefois, lorsqu’elle réunit des pays tous producteurs de matières premières non transformées dans l’espace communautaire, l’union économique reste un vœu lent et souvent pieux. Le parallélisme des structures de production et de consommation entre états en union économique peut être positif ou négatif en termes de croissance générée et partagée. Dans le cas de l’Afrique il ne peut être catalyseur d’une croissance partagée s’il n’y a pas, dans une logique de construction rapide d’un parallélisme positif, une synchronisation des investissements permettant la transformation des matières premières sur place au profit d’un marché élargi, parce que communautaire, justifiant la faisabilité desdits investissements.
Aujourd’hui plus qu’hier, comme le disait Kwame Nkrumah : « L’unité de l’Afrique est un impératif de survie”. Mais cette unité ne peut plus être une simple incantation : elle doit s’incarner dans des projets économiques tangibles et une volonté politique partagée. Le régionalisme africain doit viser des complémentarités industrielles et agricoles, et non la simple juxtaposition de marchés sous-développés (UNCTAD, Rapport sur le commerce intra-africain).
L’union monétaire s’ajoutant à l’union économique accroît la facilité de commerce et renforce le lien d’unité économique. Délicat à bâtir, un projet d’union monétaire ne doit pas être trop prétentieux par l’étendue des zones concernées. C’est la raison pour laquelle il est difficile de se montrer optimisme sur le prochain Eco remplaçant le franc CFA dans la zone économique de la CEDEAO. Ce vieux projet se heurtera d’ailleurs au nouvel obstacle majeur créé par la sortie de trois états membres de l’UEMOA (Mali, Niger et Burkina Faso) de la CEDEAO.
En ce qui concerne le franc CFA de la zone UEMOA, il est urgent de se méfier des appels à une fausse souveraineté monétaire que trop d’activistes, et jamais de vrais opérateurs économiques, assimilent à l’abandon de cette monnaie. Le franc CFA est monnaie africaine parce que n’ayant cours légal qu’en huit pays d’Afrique. Elle est donc également panafricaine. Elle est un exemple rare dans le monde d’union monétaire intégrale, qui peut être présenté comme ayant servi à l’Europe pour l’avènement de l’Euro. Elle doit certainement se débarrasser du rôle résiduel de la France dans sa gouvernance par le truchement d’une garantie de convertibilité factice. Elle pourrait vivre une mue par le changement de sa dénomination. Mais il ne faut surtout pas abandonner semblable acquis si utile à l’intégration économique des huit pays de la zone UEMOA. La monnaie n’est pas un enjeu idéologique. Elle est un instrument au service d’objectifs de stabilité des prix et de croissance par la création d’interdépendances économiques profitables aux populations de chaque membre.
Dans ce nouveau monde que l’Amérique a décidé de façonner au profit du maintien de la domination de la civilisation occidentale, l’heure ne saurait être celle de la destruction de ses quelques rares acquis à conserver et à parfaire.
Le réveil africain est désormais un impératif face à un monde brutalement reconfiguré. Un monde où seuls les blocs structurés, souverains, ont une chance d’exister en prservant leur solidarité. L’Afrique est en grand retard de développement sur le reste du monde ; en retard de souverainetés multiples. Aujourd’hui, un changement sans précédent provoque son rejet au dernier rang des continents où elle était déjà maintenue par une privation de souverainetés avec la complicité de ses gouvernants. L’heure est à son réveil urgent sous peine d’explosion sociale et populaire, qui serait la conséquence d’une transition démographique mal appréhendée, mal gérée, mal planifiée. Un réveil pour emprunter la seule voie rendue disponible par la géopolitique mondiale du XXIème siècle: celle de souverainetés à construire dans des complémentarités régionales au service de nos nations et de nos peuples.
Cet appel doit trouver un large écho chez les dirigeants africains, mais aussi dans la société civile, chez les entrepreneurs, les intellectuels et les jeunes générations. Il doit correspondre à des convictions profondes et largement expliquées et argumentées. La présence d’agressivité dans cet appel est suspiscion de tromperie populiste et préparerait de nouvelles décennies d’échec futur.
Abdoul Mbaye est banquier, économiste, ancien Premier ministre de la République du Sénégal.