MAMADOU DIOUF TEMPORISE SUR PASTEF
L'historien, enseignant à l’Université de Columbia, relativise ces critiques tout en saluant les avancées politiques du parti au pouvoir, de la transparence budgétaire à la souveraineté retrouvée face à l'ancienne puissance coloniale

Quinze mois après l'arrivée au pouvoir de Pastef, l'impatience commence à poindre chez les Sénégalais. Une dette évaluée à plus de 119% du PIB, un programme du FMI suspendu, une inflation galopante et des renégociations de contrats pétroliers qui tardent : le bilan économique semble peser lourd sur les épaules de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko. Pourtant, l'historien Mamadou Diouf, spécialiste de l'histoire coloniale et enseignant à l'Université de Columbia, relativise ces critiques dans un entretien accordé à Jeune Afrique.
Pour Mamadou Diouf, il serait prématuré de porter un jugement définitif sur l'action gouvernementale. "Il est difficile de tirer un bilan pour une période aussi courte", explique-t-il au magazine panafricain. L'historien reconnaît néanmoins les "énormes difficultés auxquelles les nouvelles autorités font face, du fait des effets de la gouvernance de l'ancien régime", qui nourrissent "une certaine impatience des populations, et en particulier celle exprimée par les jeunes".
Cette situation délicate n'empêche pas l'universitaire de souligner les succès politiques indéniables du parti au pouvoir. "Pastef a gagné l'élection présidentielle de manière inédite. Et ce, dès le premier tour. Cela n'était jamais arrivé dans ce pays", rappelle-t-il, avant d'ajouter : "Et lors des législatives de novembre 2024, ils ont remporté près de 80% des sièges au sein de l'Assemblée nationale."
Face aux critiques sur les promesses de campagne jugées excessives, Mamadou Diouf adopte une posture compréhensive. "Nous sommes dans un pays qui a fait face à des situations politiques difficiles. Le système éducatif est dans un état de chaos extraordinaire. Les infrastructures de santé sont insuffisantes", énumère-t-il, justifiant ainsi que "la surenchère participe à entretenir l'espoir" dans un contexte où "sur le front de l'emploi, l'horizon est bouché".
La révélation de la dette cachée, un acte de courage selon Diouf
L'une des décisions les plus controverses du nouveau pouvoir concerne la révélation de l'ampleur de la "dette cachée" héritée du régime précédent. Là où certains y voient une erreur stratégique qui prive le gouvernement de marges de manœuvre budgétaires, Mamadou Diouf y décèle au contraire un acte de courage politique.
"C'est une analyse facile de dire qu'ils se sont tiré une balle dans le pied", rétorque l'historien. Selon lui, "dévoiler la dette cachée, c'est sortir des combines des organisations internationales et des pays donateurs qui tendent, effectivement, à couvrir des pratiques illégales pour leurs propres intérêts". Cette transparence s'inscrit dans la logique électorale du parti : "Ils sont donc en position de réaliser leur première promesse, celle qui a joué un rôle important dans leur victoire : mettre en œuvre la lutte contre la corruption."
Pour Mamadou Diouf, cette révélation participe d'un "combat pour la transparence" et il refuse qu'on puisse "leur reprocher d'avoir dévoilé ce scandale sous prétexte que cela aura des répercussions économiques".
Concernant les difficultés persistantes à mettre en œuvre le programme électoral, l'universitaire se montre philosophe : "C'est cela gouverner. Bien sûr, le gouvernement se trouve forcé à s'ajuster. Pastef se débat dans des difficultés liées à la situation dont ils ont hérité." Tout en reconnaissant que "dans certains cas, ils tardent à les trouver" les solutions, il maintient : "on ne peut pas les blâmer, parce qu'ils sont encore en train de les chercher, même après quinze mois de pouvoir".
Une rupture historique avec la France
Au-delà des questions économiques, Mamadou Diouf salue le changement de paradigme opéré par Pastef dans les relations avec l'ancienne puissance coloniale. "Nous assistons à un nouveau moment, qui est un mouvement de rupture porté par une jeunesse ouest-africaine qui s'est élevée contre cet héritage de dépendance vis-à-vis de l'ancienne puissance coloniale", analyse-t-il dans les colonnes de Jeune Afrique.
Cette évolution s'inscrit selon lui dans "cette longue histoire de lutte pour l'indépendance" et permet aux territoires devenus indépendants "de retrouver une histoire qui leur est propre". Un changement symbolisé par une décision historique : la première commémoration officielle du massacre de Thiaroye par l'État sénégalais.
"C'est la première fois que cela a été officiellement célébré par l'État sénégalais. Jusqu'à l'année dernière, les Français avaient imposé aux gouvernements sénégalais successifs de ne pas évoquer ce drame", révèle l'historien, qui dirige la commission chargée de faire la lumière sur ces événements de 1944.
Une approche équilibrée de la souveraineté
Malgré son soutien à cette réappropriation du récit historique, Mamadou Diouf met en garde contre les dérives. Interrogé sur les relations avec l'Alliance des États du Sahel (AES), il réaffirme son opposition aux régimes militaires : "Moi, par principe, je suis contre le pouvoir militaire. Je n'accepte pas un pouvoir qui ne se repose pas sur les capacités citoyennes et sur la liberté des citoyens à choisir leurs propres dirigeants."
L'universitaire prône une voie médiane pour le Sénégal : "Il ne s'agit pas de créer un espace sur la base d'un rejet de la France, ou encore moins en s'appuyant sur une alliance avec la Russie." Sa philosophie se résume en une formule : "Lorsque l'on parle de souveraineté, il faut que ce soit une souveraineté totale. Mais échanger la France pour la Russie, ou n'importe quel autre pays, ce n'est pas cela la réponse à la question que pose notre relation avec Paris."
Cette position nuancée reflète l'approche défendue par Pastef selon Diouf, qui salue la création d'un "ministère de l'Intégration africaine et des Affaires étrangères", signe que les nouveaux dirigeants privilégient "les relations avec les Africains, en particulier leurs voisins".
Pour l'historien, le Sénégal de Faye et Sonko incarne ainsi une voie originale, celle d'un pays qui "tente de faire revenir les pays de l'AES au sein de la Cedeao, en essayant d'apporter sa propre réponse à la situation actuelle, pour pouvoir soutenir un travail de constitution d'un espace sous-régional" fondé sur l'indépendance réelle plutôt que sur le simple changement d'alliance.