WADE 99 ANS, L’HOMME-SIÈCLE
EXCLUSIF SENEPLUS - On l’a aimé, critiqué, glorifié, rejeté. Mais jamais ignoré. Abdoulaye Wade a imposé un style, une voix, une présence. Il a incarné une certaine idée de la démocratie sénégalaise. Une école vivante de savoirs et de leadership

Ce 29 mai 2025, Maître Abdoulaye Wade a franchi le cap magistral des 99 ans. Un âge mythique qui, à lui seul, en dit long. Wade, l’homme-siècle, est toujours là. Présent par son souffle, son silence, sa mémoire active. Le Sénégal coule encore en lui. Il fut le fleuve Sénégal, profond et vivant, un fleuve qui a porté le pays vers l’océan. Et dans cet océan, il reflétait le Sénégal dans toute sa complexité, sa grandeur et ses contradictions.
Canonisé de son vivant, il reçut de son successeur l’élégance républicaine rare de voir l’un des plus beaux stades d’Afrique porter son nom. Déjà, le vieux lion s’était un peu couché, comme un soleil radieux qui se rapproche des cieux, des songes, des symboles. Toujours imprévisible, il attend encore son heure pour rappeler, avec un sourire énigmatique, qu’il reste, même dans le retrait, le maître du jeu.
Sans conteste, le troisième président de la République du Sénégal est la personnalité sénégalaise qui aura exercé l’influence la plus féconde du XXIe siècle. Précurseur, visionnaire, porté par l’histoire, la politique et l’action, Wade incarne à lui seul un siècle entier de luttes, de rêves et de réalisations. Le siècle sénégalais s’est reflété en lui comme dans un miroir mouvant. Son destin semble être de vivre en nous, pour toujours.
Le Sénégal, l’Afrique et le monde l’admirent, le discutent, le célèbrent. Car Abdoulaye Wade est de ceux qui ne disparaissent jamais vraiment. S’il s’éloigne, c’est pour mieux se fondre dans le mythe. Depuis des mois, la « bonne santé pathologique » du centenaire semble s’amenuiser. Son retrait est discret, mais son empreinte reste vive. Il incarne une autre idée de la politique, une passion lucide, un souffle inépuisable.
25 ans d’opposition, 12 ans de pouvoir, 12 ans de contre-pouvoir : voilà le parcours unique d’un homme libre. Courageux, déroutant, fulgurant, impétueux, lucide, audacieux, contradictoire et profondément humain. On l’a aimé, critiqué, glorifié, rejeté. Mais jamais ignoré. Jamais neutre. Abdoulaye Wade a imposé un style, une voix, une présence. Il a incarné une certaine idée de la démocratie sénégalaise – vivante, conquérante, expérimentale.
L’Histoire restituée : le 25 mars 2012, alors que des voix proches lui demandaient de ne pas reconnaître la victoire de Macky Sall, il tranche : « Je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale ». Puis, sans attendre, tente de joindre le nouvel élu. En vain. Replié chez moi, je reçois ce jour-là un appel du ministre d’État Karim Wade, qui me demande avec urgence le numéro de Macky Sall. Par chance, je me rends chez mon voisin, Aliou Sall, frère cadet du président élu. Il comprend tout de suite en m’ouvrant la porte. Il me transmet le bon numéro. Ainsi, Karim Wade est le premier à appeler Macky Sall, et lui passe son père. Le président sortant félicite son successeur avec grandeur. Ce geste scelle la continuité démocratique sénégalaise, chère à Senghor, Diouf et Wade.
Démocratie augmentée : Il est bon de rappeler qu’Abdoulaye Wade reste le premier président sénégalais arrivé au pouvoir par le seul suffrage universel direct, en mars 2000. Contrairement à son prédécesseur, arrivé par une fine broderie constitutionnelle. Cette première alternance démocratique ouvre une ère nouvelle. Même si, douze ans plus tard, sa volonté de briguer un troisième mandat - bien que légalement recevable - sera rejetée par le peuple. Une blessure profonde. Mais qu’il a fini par assumer en se réclamant de Plutarque : « L’ingratitude envers les grands hommes est la marque des peuples forts. »
Co-architecte de l’Union africaine, promoteur d’une Afrique décomplexée, Abdoulaye Wade a su imposer le Sénégal sur toutes les scènes du monde. Il parlait d’égal à égal avec Bush, Sarkozy, Poutine, Blair, Merkel, Hu Jintao, Mbeki, Kadhafi ou Kagamé. Un jour pro-Kadhafi, le lendemain pro-Bush, le surlendemain pro-Chine, et toujours… profondément sénégalo-africain. Chamboule-tout, il le fut, toute sa vie durant.
Ses réalisations majeures resteront gravées sur la carte et le territoire : 3.000 km de routes, le Monument de la Renaissance, le Grand Théâtre National, le lancement de l’aéroport de Diass, des milliers d’écoles, et surtout, une loi sur la parité historique, qui fit du Sénégal le 11e pays au monde en nombre de femmes parlementaires dès 2012. Attention : « La parité n’est pas la charité ».
Et que retiendra-t-on de lui ? Mme Viviane Wade nous répondait dans notre premier livre : « Un homme exceptionnel et généreux. Un amour fou pour son pays et pour l’Afrique. Il a sacrifié sa vie au combat pour la justice, la liberté, la démocratie. Son engagement pour la jeunesse et l’émancipation des femmes a été sans limite. » (in Si près, si loin avec Wade, éditions Hachette Paris, 2007).
École de leadership : À ses côtés, j’ai vécu une expérience humaine, intellectuelle et politique d’une densité rare. Il m’a transmis, avec rigueur et confiance, l’art de la communication institutionnelle, la communication de crise, la méthode de lecture rapide, le protocole d’État, la synthèse stratégique, la rédaction officielle. Et, le week-end, je lui résumais des nombreux ouvrages et des documents qu’il recevait dans la semaine : rapports, livres, notes techniques. J’apprenais à penser l’État, à écrire pour l’État, à ressentir l’État.
Avec Wade, on ne travaille pas pour l’État. On l’habite. Et une fois qu’on l’a habité avec lui, on ne peut plus vivre ailleurs. Même lorsqu’il nous emmenait aux quatre coins du monde, on restait enraciné dans le sens du devoir, de la grandeur et de l’histoire en marche.
J’ai été le témoin discret des fracas, des fulgurances, des moments d’histoire. J’ai vu l’État se façonner dans la parole d’un homme, dans ses silences, dans ses improvisations brillantes. Wade fut une école vivante de savoirs et de leadership.
Aujourd’hui, en 2025, il est encore là, vif, vibrant, à 99 ans. Le dernier des Mohicans. Ses visions généreuses et ses errances politiques ; ses intuitions profondes et ses contradictions ; ses failles et sa force. Il aura tout incarné. Jusqu’au bout... La mort, la chose la plus démocratique du monde, l’a oublié… pour qu’on ne l’oublie jamais.
Yalla na la dundal ba ci yagg ak jamm !
Dr Cheikh Omar Diallo est Docteur en Science politique, président de EAO – Afrique, auteur de Si près, si loin avec Wade – Hachette, Paris.