LA DÉPRIME DES VEILLEURS DE NUIT
Ils s’activent la nuit quand le sommeil s’empare des âmes besogneuses et s’accordent du répit le jour. Les veilleurs de nuit gravissent l’autre versant au péril de leur vie et de leur santé. Et la rétribution est loin d’être des plus motivantes

La nuit a fini de s’emparer des rues du « luxueux » quartier Mariste 2 qui, comme ses habitants, dort d’un sommeil paisible. Tout est à l’arrêt ou presque. Seuls quelques vrombissements désagréables de moteurs de voitures, des taxis « jaunes noirs » pour la plupart, viennent déchirer cette quiétude. Quelquefois, c’est un mouton bêlant, le frottement des feuilles d’arbre fouettées par un petit vent paresseux et de petites gouttelettes d’eau coulant d’une rigole qui brisent la routine ; ce silence et cette obscurité qui dopent les voleurs et autres aigrefins.
Comme trois « fantômes », Wouri Diallo, Lamine Sarr et Mansour Sano sont blottis tranquillement dans un petit coin entre une voiture 4×4 noire et un petit kiosque de fruits. Ces vigiles veillent à la sécurité d’une belle villa à la façade carrelée. Deux grands cocotiers se dressent, majestueux, devant la porte principale de la maison comme pour être en harmonie avec l’architecture.
Malgré la force de l’habitude, les nuits sont toujours « longues » pour les trois compagnons qui retrouvent la vitalité et se maintiennent en éveil après maintes palabres autour du thé. Inutile d’élever la voix pour se faire entendre ou raconter le bon vieux temps où l’on se prélassait dans les bras de Morphée sous des couvertures bien chaudes. « La belle époque ! » C’est Woury, le « pro », qui assure le thé. Le reste de la bande savoure ses services qui éveillent les sens.
La nuit creuse les ventres, on ne sait par quel moyen. Il faut tromper la « faim nocturne ». Des mangues bien mûres feront bien l’affaire. Gardées jalousement dans deux petits sachets jaunes, Lamine Sarr, le comédien du trio, aimant abonder en saillies joyeuses, ne manque pas d’y jeter un regard de temps à autre comme si un esprit invisible s’échinait à en prendre possession.
Payé avec des miettes à garder des milliards
Malgré sa grande taille, sa puissance digne d’un champion de boxe poids lourd et sa formation en garde rapprochée, Woury Diallo, père de trois enfants, prie tous les jours de revenir sain et sauf en laissant ses « petites amours » à sa maison sise à Boune. Les risques du métier le hantent, troublent le peu de sommeil dont il jouit. « Nous avons un pied au cimetière et l’autre en prison. Chaque jour que Dieu fait, nous surfons entre ces deux cauchemars », avoue-t-il, le visage sérieux, le regard aussi perçant que celui d’un aigle.
Son collègue Lamine Sarr a plus d’expérience que lui dans ce métier. Il en est à sa quatorzième année de service. L’homme déborde d’énergie à cette heure où les corps sombrent souvent dans l’apathie malgré les trois tasses de thé, les doses de café, les cigarettes grillées pendant des heures. Ses collègues étouffent difficilement les bâillements de plus en plus réguliers au fur et à mesure que la nuit avance. Paroles accompagnées d’une gestuelle presque mécanique, une « carcasse » bien musclée, sans doute les vestiges des années passées dans l’armée et un accoutrement contre les moustiques, Lamine Sarr soutient avec un humour qui lui est propre : « Ce qui est marrant dans ce métier, c’est dès qu’il y a un cas de vol dans nos lieux de travail, nous sommes les premiers suspects. Nos patrons n’ont aucune confiance en nous ».
Et comble d’infortune, il faut huit à 12 heures de garde par jour pour se retrouver avec des « salaires de misère » à la fin du mois ; entre 50.000 et 100.000 FCfa au maximum. « J’ai dit à mon chef que mes problèmes s’accroissent le jour où je perçois mon salaire car il ne résout absolument rien », plaisante Wouri, déchaînant l’hilarité collective.
Comme des zombies !
Jusque-là resté très calme, se balançant sur son pliant, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone qui, avec la lueur, laisse entrevoir une peau noire et un nez pointu, Mansour lance d’une voix faible à peine audible : « Payer 60.000 FCfa à une personne à la fin du mois et lui demander de garder des choses qui valent parfois des milliards, c’est vraiment insensé ».
Un travail « extrêmement pénible », mal rémunéré et qui compromet la santé. « Si tu pesais 50 kg avant d’entrer dans ce métier, deux mois plus tard, tu en vaudras 45. A la longue, tu ressembles aux zombies que l’on voit dans les films d’horreur », se plaint Wouri. Las d’être assis depuis tout ce temps, il se lève pour se dégourdir un peu les jambes. A cela s’ajoute un manque de considération dont ils se plaignent tous : « Dans certaines maisons, nous n’avons pas le droit d’utiliser les toilettes. Ils ne vous donnent rien à manger et, pis, ils vous demandent parfois de laver leur voiture, de nettoyer l’enclos », peste Wouri, le ton grave, les yeux presque au bord des larmes. Dans ces moments de solitude, de communion avec la nuit, ils ne peuvent s’empêcher de penser à la famille. Leurs épouses leur manquent. « Dès fois, tu restes une semaine sans avoir d’intimité avec ta femme », lâche Lamine devant Wouri et Mansour, railleurs. La nuit avance. Elle cède la place petit à petit à l’aube. Mariste 2 sort de sa torpeur. Bientôt l’heure de rentrer chez soi, d’aller récupérer un peu pour revenir le soir et retomber dans la routine. « Nous ne pouvons baisser les bras. Nous avons des familles à nourrir». Vieille rengaine des « gens de la nuit » !