La démocratie sera encore au testeur des tensions politico-judiciaires. Le procès polémique du leader de l’opposition, Ousmane Sonko, au ministre du Tourisme et des Loisirs Mame Mbaye Niang, devrait enfin se tenir ce 16 mars, après plusieurs renvois
A un an de la présidentielle du 25 février 2024, les Sénégalais sont encore dans l’incertitude totale sur la possibilité de voir les deux grands favoris de l’élection participer au scrutin. En attendant une éventuelle troisième candidature de Macky Sall, une première décision pouvant invalider la candidature du principal opposant, Ousmane Sonko, retient le pays sous pression.
C’est une nouvelle semaine pour laquelle les Sénégalais retiennent leur souffle. La démocratie sera encore au testeur des tensions politico-judiciaires. Le procès polémique du leader de l’opposition, Ousmane Sonko, au ministre du Tourisme et des Loisirs Mame Mbaye Niang, devrait enfin se tenir ce 16 mars, après plusieurs renvois. Un événement sous haute tension politique et social, le leader de Pastef/Les patriotes déclarant faire face à une manœuvre de l’Exécutif visant à l’écarter de la course à la Présidentielle du 25 février 2024.
Il y a un mois que ce procès aurait pu se tenir. Une journée du 16 février 2023 qui a vu Ousmane Sonko, de retour du palais de Justice, être extrait de force de sa voiture, la vitre arrière cassée par les forces de l’ordre afin de le déposer chez lui, dans un fourgon blindé. Le tout, avec un impressionnant dispositif de sécurité autour de la maison de l’opposant jusqu’au tribunal.
Si cet incident n’a pas aidé à écrire les plus belles pages de l’histoire démocratique du Sénégal, il renseigne sur le niveau de la tension politique autour d’une affaire judiciaire aux conséquences possiblement fâcheuses pour la stabilité du pays.
Un contexte encore plus explosif
C’est dans un contexte encore plus explosif que se présente ce nouveau rendez-vous au tribunal de Dakar. En effet, deux jours avant la tenue du procès, la coalition la plus représentative de l’opposition, Yewwi Askan Wi, a appelé à l’organisation d’un grand rassemblement (le 14 mars) suivi de multiples manifestations dans tous les départements du Sénégal. ‘’Qu’il (le pouvoir) le veuille ou non, le 15 mars, dans les 46 départements du pays, il y aura des manifestations avec ou sans autorisation. En tout cas, je donne l’autorisation à mes partisans de manifester, avec ou sans autorisation. S’ils ont à arrêter quelqu’un, ils n’ont qu’à venir m’arrêter. Parce que dans la Constitution, il est inscrit qu’on a le droit de marcher ou de manifester. Personne ne va demander une autorisation’’, s’est exprimé Ousmane Sonko jeudi dernier, lors d’un point de presse de Yaw.
Cette position confirme le discours radical du leader de Pastef lors de l'impressionnant meeting qu’il a organisé à Keur Massar, le 22 janvier. Sous le concept ‘’Gasta-Gatsa’’, la décision a été prise par l’opposant de rendre coup pour coup tout ce qu’il considère comme représailles.
En face, le président de la République a promis que ce qui s’est passé en mars 2021 (heurts ayant occasionné la mort de 14 personnes, suite à l’arrestation d’Ousmane Sonko dans le cadre d’un imbroglio autour d’une accusation de viols le visant), ne se reproduira pas.
Arrestations tous azimuts des voix discordantes
Juste avant cette semaine décisive, le Sénégal a abrité, les 8, 9 et 10 mars 2023, un colloque international de haut niveau organisé par le Think Tank AfrikaJom Center sur le thème ‘’Repenser les transitions démocratiques : réinventer la démocratie et l’État de droit en Afrique de l’Ouest’’. Seul pays stable de la sous-région, le Sénégal commence à inquiéter les observateurs, en raison des nombreux faits assimilés à un recul démocratique.
Le dernier épisode est l’arrestation, puis le placement sous contrôle judiciaire de l’ancien Premier ministre Cheikh Hadjibou Soumaré, après qu’il a publié une série de questions dans une lettre ouverte adressée au président de la République Macky Sall, sur fond d’insinuations d’un financement du chef de l’État sénégalais à Marine Le Pen, Cheffe de l’extrême droite française.
Cette affaire suit une impressionnante liste d’arrestations de voix critiques à l’égard du pouvoir, principalement au sein de l’opposition et de Pastef/Les patriotes. On peut citer le rappeur Nit Doff, le journaliste Pape Alé Niang, des militants de Pastef/Les patriotes.
Rien que ce weekend, Madiaw Diop, coordonnateur départemental de la Jeunesse patriotique du Sénégal JDP/Pastef, dans le département de Tivaouane, a été arrêté à Dakar. Si les raisons de son interpellation ne sont pas encore officielles, il aurait tenu, lors d’une manifestation organisée le 5 mars, ces propos : ‘’Si les leaders de Tivaouane ne laissent pas notre leader en paix, nous nous en prendrons à eux. Le ‘Gatsa-Gatsa’ est à son heure. Pour cette prochaine confrontation, nous n’accepterons aucun compromis d’où qu’il vienne. Nous allons raser ce pays. C’est moi qui vous le dis.’’
Appel de Dakar
Pour Alioune Tine, qui analyse la situation politique du Sénégal lors du colloque, ‘’l'on assiste de plus en plus à une criminalisation de l'opposition. Il y a des questions politiques qui sont transférées au palais de Justice et ça crée des problèmes. Aux problèmes politiques, il doit y avoir une solution politique, mais pas judiciaire”.
Le colloque sur les transitions démocratiques en Afrique de l’Ouest s’est clos vendredi par un appel des participants venus des quatre coins du monde invitant les États et les gouvernements de l’Afrique de l’Ouest à mettre en œuvre 14 recommandations issues de leurs discussions. On peut y noter un appel à ‘’travailler davantage pour garantir l’indépendance de la justice et du pouvoir Judiciaire et mettre fin à l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques et répressives’’, ou encore à ‘’faire intégrer dans le Protocole additionnel de la CEDEAO la règle de la limitation du nombre de mandats présidentiels consécutifs à deux, afin d’épargner les pays des crises et des conflits dans la sous-région’’.
Deux points qui collent à l’actualité sénégalaise.
KEMI SEBA DÉPROGRAMMÉ D'UNE ÉMISSION TV FRANÇAISE
La chaîne parlementaire française LCP a décidé de déprogrammer une émission prévue ce dimanche soir avec le militant politique franco-béninois Kemi Seba, accusé par certains d'être un relais de la propagande russe
Cette décision fait suite à des "discussions" avec le député Renaissance, Thomas Gassilloud, également président de la commission de la Défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, a annoncé la chaîne de service public sur Twitter. "J'ai simplement joué le rôle de lanceur d'alerte", a déclaré à l'AFP Thomas Gassilloud, joint par téléphone. LCP souhaite faire une série sur l'Afrique et donner la parole "à tout le monde pour apporter différents points de vue", a-t-il expliqué. Kemi Seba, qui dénonce notamment le "néo-colonialisme" des puissances occidentales en Afrique, a ainsi été interviewé par Yves Thréard dans l'émission les Grands Entretiens, un magazine de 28 minutes qui devait être diffusé à 23H30. Le problème est que Kemi Seba "n'est pas un simple militant politique", a souligné Thomas Gassilloud, accusant l'intéressé d'être un "relais de la propagande russe" et de servir "une puissance étrangère qui alimente le sentiment anti-français".
Le député a souligné la difficulté de donner la parole au plus grand nombre dans une démocratie sans se faire le relais de personnes mal intentionnées. "Outre la parole, l'intentionnalité doit être prise en compte", a-t-il estimé. Kemi Seba, également président de l'ONG Urgences Panafricanistes, a, lui, promis de rendre publique lundi l'émission. "L'émission est sur mon disque dur, elle paraîtra demain", a-t-il affirmé sur Twitter. "Quand le chef d'AQMI est interviewé par FRANCE 24, ça ne vous dérange pas chers colons? Quand (le polémiste français d'extrême droite, ndlr) Zemmour est invité partout pour cracher sa haine des Noirs et des arabes ça ne vous dérange pas non plus? Mais quand je parle dans vos médias, c'est la FIN DES TEMPS? Vous avez PEUR", a-t-il également lancé sur le réseau social.
La programmation de Kemi Seba sur LCP avait suscité de nombreux commentaires indignés notamment de la part de Nathalie Loiseau, Députée européenne et ancienne ministre chargée des Affaires européennes ou de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l'antisémitisme (Licra).
FEMMES, VOILE, POLYGAMIE ET ÉGALITÉ
Ce texte de Mohamed-Chérif Ferjani, président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute réinterroge les conceptions théologiques sur le statut des femmes et la manière dont le débat a été mené pour la défense de leurs droits
A la suite de l’article sur « Luttes féminines musulmanes à l’épreuve des légitimations théologiques », dans la série de Publications entamée depuis le 8 mars 2023 et intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes », ce texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute réinterroge les conceptions théologiques sur le statut des femmes et la manière dont le débat, aujourd’hui tabou dans de nombreux pays musulmans, a été mené aussi bien par les théologiens que par des femmes engagées pour la défense de leurs droits. Ce texte aborde, de manière critique, le combat des femmes contre les conceptions islamistes de même que le débat sur le statut de la norme qu’on cherche souvent à opposer aux droits des femmes. Il s’arrête sur les travaux de nombreux penseurs musulmans à travers les siècles dont certains ont battu en brèche le sacro-saint principe de l’intangibilité de de la norme religieuse souvent enrobée dans la notion de « sharî’a » dans une forme de confusion volontaire dont le but serait de fermer les portes de l’ijtihâd, du débat et de la liberté d'expression de manière générale (A SUIVRE)
Si, dans la plupart des pays musulmans, on admet aujourd’hui l’accès de la fille à l’enseignement, beaucoup de pays continuent à le faire dans le cadre d’une stricte non-mixité. Les arguments en faveur de cette politique vont du danger que la mixité présente pour les « bonnes mœurs » et l’ordre moral traditionnel, à la nécessité de préserver la dignité de la femme. Certaines sociétés n’ont jamais permis la mixité, ni dans l’enseignement, ni dans le travail, ni dans les espaces publics ou privés, sauf lorsqu’il s’agit de personnes qui ne peuvent pas se marier entre elles du fait de leurs liens de parenté. Les Talibans, en Afghanistan, ont poussé cette interdiction de la mixité jusqu’à empêcher des médecins et des infirmiers d’examiner ou de soigner des femmes qui en ont besoin.
Là où la mixité est acceptée, elle est souvent assortie de l’obligation pour la femme de porter ce qu’on appelle une « tenue islamique » (zayy ’islâmî) : cela va d’un simple fichu sur la tête dans certains pays, à un voile ample et noir qui ne laisse rien apparaître du corps de la femme, en passant par des combinaisons intermédiaires (de couleurs, de longueurs, d’ampleurs et de formes). Cela dépend de ce que l’on considère dans le corps de la femme – mais aussi de l’homme – comme ‘awra : ce qui ne doit pas être vu – ou même entendu – parce qu’il est susceptible de tenter l’autre et de l’amener à transgresser les normes relatives aux relations sexuelles. [1] Cette notion est tributaire des fantasmes commandant les interprétations des versets coraniques, très équivoques, qui ont toujours servi de référence à ce sujet à savoir :
– « Ô prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de rabattre leurs amples tuniques (jalâbîb) sur elles. Ce sera pour elles le moyen le plus commode de se faire connaître et de ne pas être importunées. » (33/59)
– « Dis aux croyants de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté (leur sexe). Cela est plus à même de les purifier. Dieu connaît parfaitement ce qu’ils font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté et de ne laisser voir de leur parure que ce qui en paraît. Qu’elles rabattent leur voilure (khumûr) sur leurs échancrures [de leurs habits : le mot utilisé est juyûb qui veut dire poche ou ouvertures des habits échancrés] et qu’elles ne montrent leur parure qu’à leur époux, à leur père, au père de leur mari, à leurs fils, aux fils de leurs maris, à leurs frères, aux fils de leurs frères, aux fils de leurs soeurs, à leurs dames de compagnie, à leurs esclaves femmes, aux domestiques hommes qui n’éprouvent aucun désir pour les femmes, aux enfants non-instruits sur les parties intimes (‘awra) des femmes. Qu’elles ne marchent pas de façon à attirer l’attention sur leurs atours (...) » (24/30-31)
Outre ces recommandations que les lectures islamistes intégristes cherchent à ériger en règles juridiques intangibles, les plus zélotes ajoutent des hadîths étendant la notion d’adultère à la femme qui se parfume et passe à côté d’une assemblée d’hommes, ou interdisant à un sexe de s’habiller comme l’autre, etc. Certains étendent les recommandations coraniques relatives à la conduite des épouses du Prophète à toutes les femmes avec le même esprit de rigorisme juridique, nourri par les fantasmes sexuels communs à toutes les sociétés fondées sur la séparation des sexes.
On ne peut mieux résumer la position des islamistes au sujet du statut de la femme, qu’en rappelant ces propos de Muhammad Al‑Ghazâlî : « Qu'on le sache, il est permis de se marier avec une et avec quatre. La répudiation est un droit dont l’homme bénéficie et que nul ne peut lui arracher. Dans l’héritage, la femme n’a droit qu’à la moitié. L’homme est le chef de famille, le responsable et le tuteur. Quant à ce que demandent aujourd’hui les femmes comme transformation de ces principes islamiques, ce n’est que de l’arrogance qu’il faut châtier sans pitié ». [2]
Combat pour les droits des femmes contre les conceptions islamistes
Les partisans de l’égalité des sexes ont, depuis le xixe s., privilégié d’autres références et d’autres lectures que celles des adversaires de l’émancipation féminine. Sans nier les énoncés coraniques et les traditions mobilisés constamment par leurs adversaires, ils les relativisent en invoquant les coutumes de la société dans laquelle l’islam est apparu ; l’islam a pris en compte ces coutumes mais, disent-ils, cela ne veut pas dire qu’il en faisait une règle intangible. Bien au contraire, « son intention » et « ses finalités» étaient, selon cette vision, l’évolution progressive de la société vers l’égalité, la justice et le bien. Ce qui compte ce n’est pas « la lettre de l’énoncé » mais son « esprit » et sa « finalité » déductibles à partir du sens de l’évolution souhaitée. Pour saisir ce sens, ils comparent la norme coranique et les pratiques impulsées par l’islam naissant avec ce qui existait auparavant.
Cette manière d’envisager les normes religieuses n’est pas nouvelle. Elle a toujours existé, mais la domination des conceptions patriarcales et machistes, dans les sociétés musulmanes, comme dans la plupart des sociétés humaines, l’a occultée au point que les musulmans en sont venus à penser qu’elle est incompatible aussi bien avec les lois de la nature qu’avec la religion. En effet, la théorie des maqâçid (finalités), bien que développée et explicitée par Shâtibî assez tardivement, est présente dans toutes les doctrines normatives de l’islam à travers les notions d’intérêt (maçlaha), de « justice » (‘adl), de « bien » ou « bel agir » (’ihsân) que doivent viser l’élaboration des normes et les conduites individuelles et collectives des humains. « La charia a pour fondement le jugement et les intérêts des gens dans la vie de ce monde et dans l’au-delà », disait le hanbalite Ibn Qayyim Al‑Jawziyya avant d’ajouter : « Là où apparaissent les signes de la justice, et par quelque moyen que ce soit, il y a le char‘ de Dieu ». [3]
Les notions de justice, de bien et d’intérêts étant variables selon les sociétés, les mœurs, les cultures, et les époques, les musulmans ont de tout temps divergé quant aux normes jugées conformes aux finalités de la charia, en ce qui concerne le statut de la femme et ses droits, comme par rapport à d’autres questions.
Ibn Rushd (Averroès) faisant le point, au xiie s., sur ces divergences, entre autres par rapport à la possibilité pour la femme d’exercer les fonctions d’Imam pour diriger la prière des musulmans, de Qâdhî ou de Calife, rappelait, dans son célèbre traité concernant les normes religieuses Bidâyatu’l‑mujtahid wa nihâyatu’l‑muqtaçid [4],qu’il n’y avait pas d’accord entre les théologiens à ce sujet, et que l’exégète Tabarî jugeait qu’elle y avait droit.
Dans son commentaire de La République de Platon, il déplorait les discriminations à l’égard des femmes, et leurs effets négatifs sur la société et l’économie, en affirmant qu’il n’y avait pas de différence fondamentale entre la nature du sexe féminin et celle du sexe masculin et pensait, en conséquence que les femmes pouvaient occuper toutes les fonctions, y compris celles que certaines législations réservaient aux hommes comme la direction des affaires politiques et religieuses. Il attribuait les inégalités, au nom desquelles ses contemporains justifiaient les différences de statut et de droits entre les hommes et les femmes, à l’éducation et aux traditions qui empêchaient la participation de la moitié de la société à la vie sociale et économique et qui étaient une des causes de la pauvreté des cités concernées.[5]
Il a fallu attendre le xixe s. pour voir Ibn Rushd réhabilité, et ce qu’il disait, entre autres à ce sujet, avoir droit de cité. Après l’Égyptien Tahtâwî qui a prôné l’éducation des filles en déplorant les méfaits, pour toute la société, de l’ignorance dans laquelle étaient maintenues les femmes, les réformistes se sont attaqués, les uns après les autres, à tel ou tel aspect rétrograde de la condition féminine dans les sociétés musulmanes. M. ‘Abduha dénoncé les méfaits de la polygamie dont il a prôné la limitation aux cas extrêmes de maladie ou de stérilité de l’épouse. Qâsim ’Amîn [6] a dénoncé le port du voile et fut le premier à plaider la libération des femmes au nom de l’islam. Presque au même moment, le fondateur du Parti Constitutionnel Tunisien, A. Th’âlibî publia, en 1905, L’esprit libéral du Coran dans lequel il reprit la dénonciation du voile et appela à l’instruction des filles.
En 1930, au moment où Mustapha Kémal Atatürk menait une politique laïque interdisant la polygamie dans le mariage civil et donnant à la femme des droits politiques et sociaux jusqu’alors inconnus dans le monde musulman, Tahar Haddad publia son célèbre ’Imra’atunânfî al‑charî‘a wa’l‑mujtama‘ (La femme musulmane au regard de la charî‘a et dans la société). Il va plus loin que tous ses prédécesseurs, aussi bien dans la dénonciation de la situation sociale faite aux femmes que dans la réfutation des arguments religieux invoqués pour justifier cette situation.
Il dénonce le mode d’éducation de la fille, « élevée dans la honte de son corps. Elle doit baisser les yeux même devant les seuls hommes qui ont le droit de la voir (...). Elle doit être timide, sans personnalité affirmée, ni initiative propre (…). Elle est élevée dans la peur de ses maîtres, son père, puis son mari », dit Mohamed Charfi pour résumer les idées de T. Haddad à ce sujet. [7] Il fait le procès de la polygamie, de l’enfermement des femmes, des modalités du mariage qui en font une marchandise, etc. Il récuse les arguments religieux à travers lesquels les théologiens cherchent à démontrer l’infériorité de la femme et son statut en soutenant que « les filles ont exactement les mêmes capacités cérébrales, les mêmes potentialités que les garçons et (…) que la condition des femmes s’explique seulement par le fait qu’elles ont été, dès leur jeune âge, maintenues dans l’ignorance et empêchées d’avoir la moindre participation à la vie publique ». [8] Il s’élève contre les lectures sclérosées de la religion et montre que l’islam ne s’oppose pas au changement de cet état des choses en disant : « D’une manière plus claire et plus précise, je veux dire que nous devons considérer la grande et nette différence entre, d’une part, l’essence de l’islam et son sens profond, tels que l’unicité de Dieu, la bonne morale, les principes de justice, d’équité et d’égalité entre tous les êtres humains, qui sont ce pourquoi l’islam est venu (...), et, d’autre part, les pratiques qui correspondaient à la mentalité ancrée dans l’esprit des gens et qui n’étaient pas conformes à son éthique. Les règles adoptées pour essayer de corriger ces pratiques et faire évoluer ces mentalités devront par la suite continuer leur évolution.
L’abrogation de toutes ces règles circonstancielles n’est en rien contraire à l’islam. C’est le cas de l’esclavage, de la polygamie et de toutes les règles similaires qu’on ne peut en aucun cas considérer comme faisant partie de l’islam. » [9] Bourguiba, qui s’en était démarqué dans les années 1930, l’a réhabilité après l’indépendance et en fit une référence majeure du Code du Statut Personnel tunisien. Il utilisa les arguments développés par T. Haddad pour abolir la polygamie en invoquant les mêmes versets coraniques relatifs à la condition d’équité entre les épouses (« si vous craignez de ne pas être équitable, une seule suffit » (4/3), et « vous ne saurez être équitables entre les femmes même si vous vous efforcez de l’être » (4/135).
Les idées de T. Haddad et de ses précurseurs sont constamment sollicitées dans les débats actuels au sujet du statut de la femme dans les pays où les conceptions patriarcales continuent à dominer. Allant plus loin dans la démarche finaliste qui a inspiré les lectures réformistes, Mohamed Talbi [10] appelle à distinguer, à propos de chaque énoncé, la situation sur laquelle il porte et qu’il vise à modifier et la situation qu’il veut atteindre. Il parle ainsi de « vecteur(s) orienté(s) » indiquant « les finalités » (maqâçid) visant l’égalité des « enfants de Dieu » (‘iyâlallâh).
Dans une démarche plus radicale, le théologien soudanais Mahamûd Muhammad Taha considère que l’inégalité entre les sexes n’est pas un fondement en islam et que le fondement est plutôt l’égalité [11] On pourrait en dire autant des nouvelles approches de la question féminine par des penseurs comme N. H. Abû Zayd, Muhammad Chuhrûr, Abdelmajid Charfi et par les femmes, qui sont de plus en plus nombreuses à investir le débat religieux autour de ces questions : les Marocaines Fatema Mernissi, Farida Bennani, Aïcha Belarbi, Fatima-Zohra Zryouil, Rajae Elhabti, les Tunisiennes Olfa Youssef, Neila Sellini, Amel Grami, Latifa Lakhdar, Zeineb Ben Saïd Cherni, Raja Ben Slama, des Algériennes comme Leila Babès, des égyptiennes comme Nawâl Sa‘dâwî poursuivant dans la voie ouverte par Hudâ Cha‘râwî et Bint Al-Châti’, etc.
[1]. Voir l’analyse que fait de cette notion A. Bouhdiba 1979, La sexualité en islam (2e éd.), P.U.F., Paris, p. 52 sq.
[2]. M. Al‑Ghazâlî, Kifâhu dîn, op. cit., p. 209.
[3]. Ibn Qayyim Al-Jawziyya, op. cit., Vol. 4, p. 373
[4]. Ibn Rushd (Al‑Qurtubî), Bidâyatu’l‑mujtahidwanihâyatu’l‑muqtaçid, op. cit., tome 1, p. 145 et tome 2, p. 460.
[5]. Voir Ibn Rushd, Talkhîç al‑siyâsa, Dar at‑talî‘a, Beyrouth, 1998, p. 124 sq. et les textes anglais à partir desquels le texte arabe a été reconstitué : E. I. J. Rosenthal, Averroes’s commentary on Platon’s “Republic”, Cambridge Universty Press, 1969, et Ralph Lerner, Averroes on Platon’s “Republic”, Cornell University Press, 1974.
[6]. Il fut le premier à dénoncer le port du voile et à prôner la libération de la femme au nom de l’islam notamment dans Al‑’islâm wa tahrîr al‑mar’a (L’islam et la libération de la femme) publié au Caire en 1901.
[7]. M. Charfi, « Tahar Haddad : “la femme musulmane : aspects religieux”, un tournant dans la pensée islamique », in Prologues n° 20, Automne 2000, p. 30-34.
[8].Ibid.
[9]. T. Haddad, ’Imra’atunâ fî al‑charî‘awa’l‑mujtama‘ (La femme musulmane au regard de la charia et dans la société), Dâr al‑ma‘rifa, Sousse (Tunisie), 1930, p. 13 (la traduction est de M. Charfi, op. cit.).
[10]. Plaidoyer pour un islam ouvert, op. cit., Penseur libre en islam : un intellectuel musulman dans la Tunisie de Ben Ali, Albin Michel, 2002.
[11]. M. M. Taha, op. cit., p. 162.
passage sous scanner du yérim nouveau, par Latyr Diouf
BOUQUETS D’ÉPINES POUR DAME JUSTICE ?
EXCLUSIF SENEPLUS - Chaque affaire est, sous la plume de Yérim, présentée comme l’un des pires crimes économiques du Sénégal indépendant. Je me demande encore qui de l’accusateur et des accusés devra nécessairement réparation à notre pacte républicain (3)
D’abord, quelques petites observations iconographiques. La couverture du livre de Cheikh Yérim Seck met en avant le président de la République prononçant, manifestement, une allocution solennelle. C’est un exercice dont Macky Sall n’abuse point. Cette parcimonie est appréciée par certains, qui estiment qu’un chef d’Etat ne doit pas saisir la nation à chacune de ses vicissitudes. D’autres lui reprochent de rester de marbre devant des occasions qui, selon eux, réclament sa parole, abstraction faite de ses tweets et publications Facebook. Dans un contexte où n’importe qui peut s’arroger la prérogative de l’expression publique, la rareté distinctive du propos officiel est appréciable. Il est donc probable que la prochaine déclaration du chef de l’Etat soit prononcée en avril à la veille des célébrations de notre 63ème année d’indépendance. Il n’est pas souhaitable, sauf événement heureux majeur, que le président s’adressât aux Sénégalais avant cette échéance.
En arrière-plan de la photo du président, deux symboles encadrés occupent la page de couverture :
A gauche, une allégorie de la Justice dans la mythologie gréco-romaine : une belle jeune femme, les yeux bandés, brandissant une balance et tenant un glaive ou une épée de la main droite (pour aller vite). Les yeux bandés symbolisent l’impartialité et signifient que la justice devrait être aveugle. Elle doit être rendue sans crainte, sans parti-pris, sans faveur, quel que soit le statut ou l’identité de l’accusateur ou de l’accusé. Mais, il est toujours difficile de ne pas songer à Jean de La Fontaine. Même dans les Républiques les plus égalitaires, « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
L’épée renvoie au châtiment, à la répression, à l’aspect légal de l’application des peines. On pense, ici, à Pascal : « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste ».
Enfin, la balance, également associée à Thémis, est le symbole de l’équité. La justice doit être mesurée et équilibrée et veiller à ne pencher pour aucune partie.
A droite, un sablier figure le temps qui passe et la vanité de l’existence terrestre. C’est une allégorie fréquente du Temps, que les enfumeurs et les millénaristes (aujourd’hui trop nombreux chez nous) utilisent à satiété dans leurs sermons. On va tous mourir, probablement dans d’atroces incompréhensions et frustrations, so what ?! Raison de plus de vivre mieux non ? Je vous laisse songer à tout ce que l’on peut entendre comme bêtises fatalistes au Sénégal, de la première prière de l’aube à celle du soir. L’omerta générale est presque acquise face au doux terrorisme spirituel qui gouverne notre société. Ailleurs, cette hystérie épouse d’improbables prêches évangélistes qui enlisent tout autant la jeunesse noire. Avant de m’emballer et de m’égarer dans des déconstructions plus essentielles, revenons aux allégations plus terre à terre du livre de Cheikh Yérim Seck.
Cette troisième partie couvrira les cinq chapitres suivants : La gouvernance non sobre et non vertueuse du secteur de l’énergie (p.65), Snedai (Bictogo), Petro Tim, Ecotra, ArcelorMittal : Ces nébuleuses à foison (p.77), Cicad, AIBD, TER, Fonds Covid : Scandales à gogo ! (p.87), Le rapport assassin de l’IGE sur les permis octroyés à Petro Tim (p.97), Cette mafia chinoise qui tue la pêche et affame 6 millions de Sénégalais (p.105).
Des noms et des chiffres, il y en a à profusion dans ce bloc du 5ème au 9ème chapitre où chaque affaire est, sous la plume de Yérim, présentée comme l’un des pires crimes économiques du Sénégal indépendant. Totalement groggy et réfutant, pour ma précieuse santé mentale, les procédés et l’ampleur des scandales présumés, je me demande encore qui de l’accusateur et des accusés devra nécessairement réparation à notre pacte républicain. Même si, par exemple, l’auteur qualifie les poursuites pour diffusion de fausses nouvelles « d’inculpations anachroniques dans une société démocratique » (p.152), est-il acceptable de ruiner la dignité d’autrui en toute impunité ?
Dans le chapitre intitulé « La gouvernance non sobre et non vertueuse du secteur de l’énergie », Cheikh Yérim Seck raconte le processus d’achat du charbon destiné à la centrale électrique de Bargny. Il décrit (p.66-67) le ballet des navires avec moult détails (nom du navire, nom du port de départ, volume du chargement de charbon, date du connaissement, nom de l’acheteur, nom de l’expéditeur, valeur du surcoût…). Il estime, que le combustible acheté en Russie, est trop cher, alors que qu’il y a un contrat d’achat et de vente avec la CES (Compagnie d’Electricité du Sénégal). Il dénonce le vol annuel de centaines de milliards par un système occultes de facturation, de surfacturations, d’intermédiations, de commissions et de rétro-commissions (p.65). Il affirme qu’entre juin et octobre 2022, 21 millions de dollars de commissions issues des surfacturations (p.66) ont été encaissées à Dubaï avant d’être redistribuées aux bénéficiaires d’un système sophistiqué de corruption. « Des magouilles avec des étrangers qui, pour masquer leurs forfaits, monnayent leur complicité à prix d’or », écrira-t-il (p.67).
Cheikh Yérim Seck interpelle sans ambages Pape Mademba Biteye, Directeur Général de la Senelec et Malick Seck qu’il traite, plusieurs fois, de « pantin imposé à la tête de la CES (Compagnie d’Electricité du Sénégal) » depuis le 21 mai 2021, et les invite à expliquer aux Sénégalais le pourquoi de ce système mafieux (p.68). En outre, d’après Yérim, l’Etat du Sénégal doit à la CES la somme de 77 568 972 339 CFA sans les intérêts et autres frais et coûts d’arbitrage (p.72). Le DG Malick Seck aurait écrit pour renoncer à cette somme que la CES réclame à la Senelec (p.73). Moussa Bocar Thiam, agent judiciaire de l’Etat, aurait écrit pour demander qu’il n’y ait pas de juge de sexe féminin dans la formation devant trancher l’affaire (p.74).
Sonné par ce polar aussi surréaliste qu’inquiétant, je « googlisai » Norland Suzor, ce métis suédois et mauricien (p.68) au cœur de ce conte. Yérim le présente comme propriétaire de la centrale électrique de Bargny (il aurait sorti de sa poche (sic) 72 millions d’euros sur les 400 millions nécessaires pour ériger la centrale), et actionnaire majoritaire évincé de la CES dont il détiendrait, d’après Yérim, 94,89% des parts (p.69). A la page 72, surgit un Boer sud-africain détenteur d’un passeport maltais, du nom de Jean Craven, qui aurait modifié le Conseil d’administration de Nordic Power (la boite de Norland Suzor) avec un faux document d’une AG tenue à l’insu des actionnaires majoritaires de CES. Bon allez, ça suffit !
Il me fallait un équilibre de la terreur. Google vint à ma rescousse en me guidant vers un article de Leral où l’on peut lire ceci « les supposées révélations contenues donc dans le livre du journaliste, constituent en réalité une vaste opération de dénigrement des autorités étatiques, visant à biaiser toutes les initiatives entreprises en matière de politique énergétique par l'Etat du Sénégal, mais aussi saborder le travail du Directeur Général de la CES, Malick Seck, qui a mis fin aux combines de Norland Suzor et son complice, détenteurs d'un contrat exorbitant de 25 ans en fourniture de charbon ». Le même article affirme que la source de Yérim dans ce chapitre énergétique n’est autre que Norland Suzor.
Balle au centre ! Mais, est-il concevable, que de telles allégations, dans un Etat de droit, puissent se vider aussi facilement qu’un léger contentieux entre tiktokeurs ?
Si, comme il semble le brandir comme une menace, « ces cadavres dans les placards » devaient « être exhumés un jour au gré des vicissitudes de l’Histoire » (p.77), Yérim aurait intérêt à se préparer à passer le reste de sa vie en témoin d’enquêtes pénales. En conclusion de ce qu’il titre « ces nébuleuses à foison » (P.77), le journaliste écrira à la page 85 à propos d’ArcelorMittal : « Si on vivait dans un pays normal, cette affaire aurait suscité une commission d’enquête parlementaire, un rapport d’une organisation de la société civile voué à la lutte contre la corruption, une plainte d’une association des intérêts des citoyens, une enquête journalistique, ou même une manifestation populaire pour réclamer la lumière sur les réels motifs de la transaction à forte perte passée avec la multinationale sidérurgique».
Adama Bictogo, ivoirien d’origine burkinabé de 60 ans avec sa boite Snedai aurait touché beaucoup d’argent (sans aucun audit) dans la confection des visas biométriques obligatoires de 2013 à 2015, avant de recevoir une indemnité compensatoire de 12 milliards CFA (p.78-79). L’auteur poursuit : « en 2016, la construction de l’Université Amadou Mahtar Mbow de Diamniadio sera confiée au même Bictogo qui, après avoir empoché 30 milliards, disparaitra ». (p.78). Dans le même bloc, Yérim nomme un certain Alberto Cortina comme actionnaire majoritaire de la Banque de Dakar, dont Aliou Sall serait l’administrateur le plus influent (p.80). Il enchaine avec « un très mal réputé Franck Timis, patron de Petro Tim Limited, maison mère de Petro Tim Sénégal dont Aliou Sall était le gérant ». Pour soutenir cette quête poussive de sensationnel, le journaliste convoquera trois sources : des allégations d’Ousmane Sonko (p.80), d’Abdoulaye Wade (p.81) et du fameux reportage de la BBC. Et, menaçant, il prédit une réouverture de ce dossier clos par un non-lieu par le procureur de Dakar (p.81). Enfin, il accuse un certain Abdoulaye Sylla, proche présumé de l’épouse du Chef de l’Etat et patron d’Ecotra, entreprise de BTP, d’avoir encaissé 150 milliards CFA pour l’assainissement inachevé de Diamniadio, avant de toucher 75 milliards CFA pour ériger un simple muret de séparation entre les deux sens de l’autoroute Ila Touba (p.83).
Le leitmotiv de ces chapitres est une mise en avant d’une préférence étrangère débridée que Yérim explique par des « commissions plus grasses et plus de discrétion sur les « dessous de table » (p.88). Il affirme, par exemple, qu’un magnat turc du nom de Selim Bora, très introduit au Palais, aurait pris, au bas mot, 2000 milliards au Sénégal pour avoir achevé l’aéroport Blaise Diagne, construit l’Arena Tour, le stade Abdoulaye Wade, le Centre International de Conférences Abdou Diouf, l’hôtel d’affaires Radisson de Diamniadio… (p.89). Il remet en question l’opportunité du Train Express Régional qu’il qualifie de plus grand gouffre à milliards avec un coût de 780 milliards, un retard de presque cinq ans dans sa mise en circulation.
Puis, in extenso, cette terrible phrase à propos du Fonds Covid : « Alors que les Sénégalais, confinés, se morfondaient dans la solitude et la galère, les élites, auxquelles étaient confiées les fonds destinés à les soulager, s’en mettaient plein les poches, vivaient la bamboula, dans l’indifférence totale aux souffrances des plus faibles et un cynisme qui frise la cruauté. » (p.91). Le Yérim-Djiné ou Yérim-Mage revient à la page 94 et nous révèle que Mansour Faye avait demandé à quitter le gouvernement pour se faire remplacer par Cheikh Issa Sall. Véto de la Première Dame le 17 septembre 2022 ! Toujours d’après le Yérim omniscient, le Président avait voulu trouver un autre ministère pour Cheikh Issa Sall mais Oumar Youm dira niet pour rester maître à Mbour (p.94-95).
Un lecteur attentif remarquera que les échappées borderline de l’auteur sont toujours suivies de la caution de quelques réputations intellectuelles, techniques ou morales bien établies dans notre contexte paresseux et peu critique. Plus haut, on a vu le Président Wade et les 30% de parts Petro Tim qu’il attribue à Aliou Sall (p.81) et Ousmane Sonko affirmant que le fisc a perdu 90 milliards dans la transaction Petro Tim / Kosmos (p.80). A propos du Fonds Covid, le professeur Mary Teuw Niane sera cité, décrivant et dénonçant dans une publication Facebook du 15 décembre 2022 « La corruption et l’effondrement des valeurs » (p.95)…Le dernier scandale présumé de cette rubrique est placé sous le haut patronage du « brillant économiste Mamadou Lamine Diallo Tekki » (sic) qui, dans une publication du 6 décembre 2022 nous apprend que le Yaboye (sardinelle) sénégalais est pêché en masse pour être transformé en farine pour l’élevage des saumons en Europe, ce qui prive les familles modestes sénégalaises de leur source de protéines (p.112).
Pour éviter d’être plus long et terminer avec la pêche, je fais l’impasse sur le chapitre intitulé « Le rapport assassin de l’IGE sur les permis octroyés à Petro Tim » (p.97-104). Très ennuyeuse, cette partie m’a paru outrageusement supputative. Ce que Cheikh Yérim Seck qualifie de « plus gros scandale politico-financier de ces dernières décennies » (p.104) n’est que le roman rétrospectif de notre entrée dans l’ère pétrolière et gazière dopé à la testostérone du reportage de la BBC de juin 2019. Toutefois, les accusés nommément cités ne devraient pas, à mon avis, laisser au Temps le soin exclusif de les disculper en comptant, au mieux, sur notre amnésie complice, au pire, sur notre espérance de vie limitée. Cette rengaine contre l’impunité et les abus excessifs trouve une acuité particulière dans le chapitre titré « Cette mafia chinoise qui tue la pêche et affame 6 millions de Sénégalais » (p.105). La nécessité d’engager le troisième pouvoir dans l’exigence de vérité entre les accusations et les faits constitue le clou du résumé de ce chapitre à charge.
Tout aurait commencé en 1992, quand le Président Diouf avait besoin de cash pour financer l’organisation de la coupe d’Afrique des nations de football au Sénégal. Il aurait donné, à cet effet, des autorisations de pêche à des navires russes. Ce coup d’essai aurait permis d’amasser des sommes importantes en un temps record. Diouf aurait commencé à recourir à cette manne financière en autorisant, saisonnièrement, l’entrée sur notre territoire maritime de bâtiments étrangers. De 1992 à 2000, feu Ousmane Tanor Dieng, alors tout-puissant ministre d’Etat chargé des affaires présidentielles, aurait encaissé des sommes astronomiques qui servaient de fonds politiques au régime. Mais, aucune licence, aucune trace écrite (p.106).
En 2011, s’appuyant sur son ministre de la pêche Khoureïchi Thiam, le Président Wade aurait fait entrer dans nos eaux territoriales des navires russes et coréens, ce qui lui aurait rapporté beaucoup d’argent pour sa campagne de 2012. Il perdra l’élection. Yérim parlera de malédiction de l’or bleu, dans une de ces allusions superstitieuses très en vogue au Sénégal (p.107).
Macky Sall aurait fait pire que tous ses prédécesseurs, d’après Yérim. Après un cours sur les règles qui encadrent la pêche au Sénégal, l’auteur conclura que l’actuel président n’en a cure de la « procédure dûment élaborée pour garantir la transparence dans la gestion des licences, la sauvegarde de la ressource halieutique et la protection de l’économie de la pêche » (p.107-108). Il accuse « Oumar Guèye transfuge de REWMI nommé ministre de la pêche le 6 juillet 2014 » (sic) d’avoir complètement déstabilisé le secteur en mettant en place un vaste système de fraude qui consiste en une sénégalisation fictive de dizaines voire de centaines de navires chinois (p.108). Les détails abracadabrantesques de ces procédés figurent aux pages 108 à 110.
Aminata Mbengue Ndiaye nommée à la place d’Oumar Gueye le 5 avril 2019 mettra une commission d’enquête chargée de tirer au clair la question et de mettre de l’ordre dans l’attribution des licences. Elle cédera son fauteuil à Aliou Ndoye en novembre 2019 avant les conclusions de la commission. Aliou Ndoye instruira plusieurs dizaines de nouvelles demandes de sénégalisation de navires. De 2018 à 2020, 55 navires chinois seront immatriculés pour intégrer le pavillon Sénégal (p.110). Ici, une petite contradiction mérite d’être soulignée : juste après ces charges très lourdes sur les autorités en charge de la pêche, Yérim relève que « le ministère refuse de donner la liste des nouveaux bateaux immatriculés, ainsi que le nombre exact de licences attribuées de 2018 à 2021 » (p.111). Dès lors, il est légitime de se poser des questions sur la crédibilité de l’accusation d’escroquerie qui vise Oumar Guèye ancien ministre de la Pêche et de l’Economie maritime (p.110). Ce dernier répondra en qualifiant les propos du journaliste de « condensé de contre-vérités, d’allégations graves, infondées et de mensonges ».
Gageons que Dame Justice, dans une République aussi réputée que le Sénégal, ne saurait se contenter de quelques démentis déjà oubliés pendant que des accusations gravissimes de corruption, de trahison et d’antipatriotisme restent figées dans un livre et les sur les « langues de la postérité » * (p.96).
*Les railleries sur Idrissa Seck ne portaient-elles pas sur cette expression que l’auteur emploie ?
CONTRIBUTION À LA RÉFLEXION SUR LA MODERNISATION DE L’ÉTAT
Sur le plan technique du management public, de la gouvernance et de la surveillance, je propose que nous allions plus loin que les propositions formulées dans le brillant texte de Souleymane Nasser Niang
(Suite au brillant article de Souleymane Nasser Niang)
Merci Nasser ! Une bonne et pertinente contribution aux grands débats qui auraient dû prévaloir par rapport aux problèmes et urgences de l’heure. Merci de requalifier les débats, ce qui manque terriblement de nos jours tant le vacarme a réussi cette prouesse de remplacer la recherche, l'expérience, l'expertise, etc. Votre texte rappelle aussi que depuis tant d'années des cadres sénégalais ont tout fait pour accélérer le progrès, mais il y a eu aussi l'autre équation du leadership éthique et méritocratique, apolitique au sens de la politique politicienne, capable de mobiliser des équipes transformationnelles ; car ce sont des leaders et des équipes qui gagnent, qui transforment l’État, le pays et la société... En ce sens, vous avez raison de rappeler l'impact de l'intangible et de l'immatériel dans les transformations durables et résilientes.
Sur le plan technique du management public, de la gouvernance et de la surveillance, je propose que nous allions plus loin :
- aujourd’hui, la gestion axée sur les résultats a besoin s'ouvrir à de nouveaux paradigmes, référentiels et outils plus récents en s'ajustant aux impératifs de la performance éthique ; elle prendrait en compte, de façon intégrée, l’analyse et la planification stratégiques, le management des risques (approche GRC), les contrôles internes, la généralisation de l'obligation de rendre compte et la mesure de la performance par des indicateurs clés (KPI) et des rapports de performance à tous les niveaux ; on rentrerait alors dans ce que certains ont appelé contrôle de gestion publique.
- D’ailleurs, une telle approche permettrait de véritables audits de la performance éthique car si le dispositif y afférent est bien formalisé, il serait possible de faire le lien avec toute une stratégie nationale de transparence, d'intégrité, de prévention, de détection, de dissuasion et de lutte contre les fraudes, les abus, les gaspillages et la corruption.
- S’agissant des audits stratégiques et organisationnels, je pense qu’on pourrait les « réinventer » quelque peu en y ajoutant une touche réengineering, car, aujourd’hui, la restructuration et les rationalisations, au-delà de l’examen des missions et des structures, doivent concerner les processus, les risques liés aux redondances, aux duplications, chevauchements, à l'absence de célérité et de culture client.
- Il y a aussi les questions liées notamment l’auditabilité et cette grande confusion entre les audits, les inspections/investigations et les évaluations. Certaines pratiques qualifiées d’audit ne le sont guère ; il faut revoir cela et ce n’est pas une mince affaire. En effet, il faudrait entamer les chantiers de l'auditabilité lesquels, à mon sens, font partie des chantiers de la modernisation et de la réforme de l’État. Je ne suis pas sûr non plus que face à la faible couverture des risques de toutes sortes notamment au niveau managérial, de la gouvernance, sociétal, de crises toujours possibles (fraudes, efficacité, environnement, inondations, pandémies, catastrophes naturelles, sanitaires, voire la vase typologie des risques dans la littérature), l’éclatement des corps de contrôle soit la bonne solution pour des États comme les nôtres aux faibles moyens. En effet, tout ce ceci, selon les cas, est auditable, évaluable, objet d’investigations, si la conception actuelle de ces métiers est bien comprise. Nous ne sommes pas obligés de suivre à la lettre des modèles venus d’ailleurs…
- Lorsque l’on a bien compris comment le nouveau management public et la nouvelle gouvernance se sont développés depuis 80-90, on voit mal comment, pour un réformateur sincère et compétent, ne pas prendre en compte les chantiers de la performance éthique, de la gouvernance de contrôle et de la gouvernance d’entreprise (conseil d'administration, comités des risques, d'audit, de normalisation, d'harmonisation, recrutements compétitifs, etc.).
Tout ceci est faisable au vu de perspectives, voire de normes et des bonnes pratiques internationales reconnues, de modèles, de dispositifs juridiques ou autres et de plusieurs outils et référentiels formalisés ailleurs et par rapport auxquels on est en retard. Beaucoup de pays (Dubaï, Malaisie, Singapour, Botswana, Corée du Sud, etc.) et leurs leaders (Lee Kuan Yew, Sheikh Maktoum, etc.) montrent que c’est possible, en quelques décennies. Mais, encore une fois, même si tous ces processus sont réformés, en l'absence de leadership éthique décomplexé, de pari sur les talents, de culture d'équité, de création de valeur comme la raison d’être ultime des dirigeants politiques et des manageurs de l'État en général, la transformation durable n'est pas garantie ; dans tous les cas, elle serait beaucoup plus lente. En fait, pour que les choses changent, il faut aussi que nous, sénégalais, changions, que la politique et les politiciens changent aussi.
Dr. Abdou Karim Gueye est Conférencier, coach certifié, formateur. DBA/MBA/ENAM/Faculté de droit, Inspecteur général d’État à la retraite, ancien Directeur général de l’École Nationale d’Administration et de Magistrature.
YAW DÉFIE LE POUVOIR
La principale coalition de l'opposition appelle à deux jours de manifestations à risques mardi et mercredi, à Dakar et en province, avant le procès jeudi intenté par Mame Mbaye Niang contre Ousmane Sonko pour "diffamation, injures et faux"
La principale coalition de l'opposition sénégalaise appelle à deux jours de manifestations à risques mardi et mercredi, à Dakar et en province, avant le procès jeudi d'un de ses principaux dirigeants, Ousmane Sonko.
La coalition Yewwi Askan wi (YAW, Libérons le peuple en langue ouolof) a prévenu qu'elle passerait outre à leur éventuelle interdiction, alors que M. Sonko doit faire face à la justice jeudi à Dakar dans une affaire où il est poursuivi par le ministre du Tourisme Mame Mbaye Niang, un responsable du parti présidentiel, pour "diffamation, injures et faux".
La coalition a annoncé lundi sur les réseaux sociaux un "giga meeting" mardi après-midi à Dakar suivi de "marches nationales" mercredi dans "les 46 départements du pays". "Nous allons manifester avec ou sans autorisation. Nous n'appelons ni à un coup d'Etat ni à une guerre civile mais à l'exercice d'un droit constitutionnel", a affirmé vendredi M. Sonko, lors d'une conférence de presse. Ces manifestations visent à dénoncer les "arrestations arbitraires" de journalistes et d'acteurs politiques et "l'instrumentalisation de la justice contre les opposants", a-t-il dit.
Le préfet de Dakar, contacté lundi par l'AFP, a affirmé que la demande de manifestation de mardi dans la capitale était "en cours d'instruction". Des violences avec heurts entre manifestants et forces de l'ordre, scènes de saccage et de pillage s'étaient produits le 10 février dans la ville de Mbacké (centre-ouest) après l'interdiction un rassemblement autour de l'opposant Sonko.
L'opposition accuse le pouvoir d'interdire systématiquement ses manifestations. Le gouvernement réfute toute violation des droits des opposants et invoque une juste application de la loi dans un pays qui est volontiers présenté comme un Etat de droit. Outre son procès en diffamation, M. Sonko fait l'objet depuis deux ans d'une autre procédure pour "viols et menaces de mort" après une plainte d'une employée d'un salon de beauté de Dakar où il allait se faire masser. Un juge d'instruction avait décidé le 18 janvier de renvoyer devant une chambre criminelle l'opposant inculpé et placé sous contrôle judiciaire en mars 2021.
Ces deux procédures pourraient être déterminantes pour la candidature de M. Sonko à l'élection présidentielle en 2024, les textes prévoyant une radiation des listes électorales, et donc une inéligibilité, dans certains cas de condamnation.
Le président Macky Sall, élu en 2012 pour sept ans et réélu en 2019 pour cinq ans, maintient le flou sur son intention de briguer un nouveau mandat en 2024. L'opposition lui reproche de vouloir briguer "un troisième mandat illégal" à la tête du pays, sous tensions à moins d'un an de la présidentielle.
par l'éditorialiste de seneplus, félix atchadé
DE QUOI OUSMANE SONKO EST-IL LE NOM ?
EXCLUSIF SENEPLUS - Le leader de Pastef réactualise le "Mom sa Rew, bok sa rew et le Defar sa rew " des anciens, le rend populaire tout en atténuant sa radicalité. Il n’envisage la prise du pouvoir que par le suffrage universel
Félix Atchadé de SenePlus |
Publication 13/03/2023
Un spectre hante le président Macky Sall et son régime : le spectre d’Ousmane Sonko et de Pastef. L’appareil d’État, les instances judiciaires, des patrons de groupe de presse, les forces conservatrices, des intellectuels organiques, la coalition BBY, les vétérans de partis de gauche se sont constitués en une alliance pour anéantir ce spectre. La Confédération pour la démocratie et le socialisme (CDS) n’est pas en reste. Incapable d’avoir l’unité organique et d’actions promises aux militants il y a près d’une dizaine d’années, spectatrice impassible des dérives autoritaires du pouvoir, soutien indéfectible des politiques de démission nationale et de régression sociale, se découvre dorénavant la vocation de préserver le Sénégal d’Ousmane Sonko et de Pastef ! Sortant de sa léthargie et de son atonie éditoriale, en une dizaine de jours, elle a publié deux tribunes pour conjurer ce spectre.
Dans la toute dernière invoquant la « République et la démocratie », la CDS telles les marionnettes politiques que dénonçait Senghor dans son rapport sur la méthode au Ve congrès du Bloc démocratique sénégalais (BDS) des 3, 4 et 5 juillet 1953, a lancé des slogans importés de l’actualité politique européenne. Parlant, sans craindre le ridicule, de « populisme », « fachopopulisme », « néonazis », « islamisme radical anti confrérique » et de « groupes d’obédience irrédentiste » pour désigner Pastef et son leader. Il est temps de sortir de cette fantasmagorie qui ne sert qu’à escamoter le débat politique et d’exposer à partir de faits stylisés en rapport avec la situation socioéconomique et politique du pays ce qu’est ce parti.
Qu’est-ce que le populisme ?
Le ridicule et le caractère outrancier de certains qualificatifs de la CDS à l’endroit d’Ousmane Sonko et ses amis ne méritent pas qu’on s’y attarde. « Fachopopulisme », « néonazis », « islamisme radical anti confrérique » et « groupes d’obédience irrédentiste » ne sont que des injures sans grande originalité. Le seul terme de la déclaration de la CDS qui mérite l’attention est celui de « populisme ». Pastef et son dirigeant incarnent-ils un populisme ? Si oui, est-ce une rupture par rapport à la tradition politique sénégalaise ? Est-il porteur de solutions antidémocratiques, antirépublicaines et périlleuses pour l’unité nationale et la paix civile ?
Le populisme est un terme qui est revenu à la mode médiatique où il sert le plus souvent, mais pas toujours, le discours de disqualification des forces politiques qui sont porteuses de propositions alternatives au néolibéralisme mondialiste. Sur le plan étymologique, « populisme » dérive du latin populus qui veut dire peuple. Il est assez savoureux de noter qu’il a la même signification que la racine grecque (démos qui veut dire peuple) de démocratie. D’un point de vue académique, il n’y a pas de consensus sur sa signification. Pour les spécialistes de la science politique, il s’agit d’un terme qui prête à confusion. Il y a un consensus qui s’est noué récemment pour trouver deux constantes aux discours politiques désignés comme populisme : l’élite et le peuple. Le politologue néerlandais Cas Mudde définit le populisme comme « une idéologie qui considère que la société est séparée en deux groupes homogènes et antagonistes, le peuple et l’élite corrompue, et qui soutient que la politique devrait être une expression de la volonté générale du peuple. » Il y a des courants de pensée de la sociologie politique qui accorde un statut idéologique au populisme alors que d’autres ne lui en reconnaissent que la qualité ersatz idéologique. Le populisme est considéré tantôt comme un moyen de mobilisation des masses, d’autre fois — comme le théorise Esnesto Laclau — un projet d’émancipation pour instaurer la véritable démocratie dans laquelle le peuple est le véritable souverain.
Le peuple exalté recouvre deux réalités différentes selon que l’affiliation du populisme est de droite ou de gauche. À droite, la référence est l’ethnos c’est-à-dire la supposée communauté d’habitants partageant les mêmes ancêtres, divinités, cultes, sanctuaires et fêtes pour faire court « les nationaux de souche » qui sont menacés de « grand remplacement » par les populations d’origine étrangère. Dans la version de gauche, le peuple désigne les ouvriers, les employés, « ceux d’en bas » ; opposé à « ceux d’en haut », à la bourgeoisie, l’oligarchie, les « éditocrates », etc.
L’ascension politique d’Ousmane Sonko
En 2017, trois ans après la création de son parti Pastef, il est élu député à l’Assemblée nationale, mais son parti obtient moins de 1 % des voix aux législatives. En 2019, pour sa première participation au scrutin présidentiel il arrive troisième avec 16 % des suffrages exprimés. Au cours de la campagne électorale, Ousmane Sonko s’était présenté comme le candidat « antisystème ». Son programme était un plaidoyer pour l’exercice effectif de la souveraineté nationale. Sur le plan économique, il a proposé une sortie du franc CFA, présenté comme l’instrument de la mainmise française sur le Sénégal, dénoncé la fraude fiscale et critiqué le train de vie de l’État. Pour financer les réformes préconisées dans son programme, il a recommandé une mobilisation des ressources internes par une plus grande efficience de l’administration fiscale à la place de l’endettement extérieur inconsidéré en cours. Le thème politique qui a participé le plus grandement à son succès électoral a été la dénonciation des ponts d’or faits aux entreprises étrangères alors que les entrepreneurs locaux et l’industrie nationale étaient abandonnés à leur sort par l’état. Il promettait d’y remédier par un patriotisme économisme qui favoriserait l’essor de champions nationaux dans le domaine industriel. En dehors des propositions radicales énoncées plus haut, son programme dénommé Jotna, présentait des aspects plus consensuels comme l’exigence faire de l’agriculture le « fer de lance » de l’économie sénégalaise, « l’égalité de chance par l’éducation » pour tous, ou « la promotion de la femme ». Mais le discours politique pour antisystème qu’il fut n’a jamais épousé les contours d’un antiélitisme.
Les circonstances dans lesquelles Ousmane Sonko s’est fait connaitre sur la scène politique sénégalaise ont fait de lui, aux yeux de l’opinion, une figure incarnant la probité et le désintéressement. Pionnier du syndicalisme dans la haute fonction publique, lanceur d’alertes, revendiquant un parcours sans faute dans un corps où les tentations d’enrichissements illicites sont nombreuses, le président de Pastef était le candidat disruptif du scrutin présidentiel de 2019. C’est une personnalité charismatique aux influences éclectiques (anti-impérialiste, islam politique, nationalisme et panafricanisme). Son rigorisme musulman présenté par ses adversaires politiques comme le signe d’une adhésion au « salafisme » et ses avatars, ne l’a pas été empêché d’avoir de nombreux soutiens dans les milieux catholiques et les confréries musulmanes. Le curé d’une grande paroisse de Dakar rapporte que les jeunes et les femmes qui fréquentent son église revendiquent leur adhésion au discours de Ousmane Sonko et votent pour Pastef.
À l’élection présidentielle de 2019, le vote en faveur d’Ousmane Sonko a été celui des jeunes, des personnes avec un niveau d’instruction élevé et des citadins. À l’exception de la région de Ziguinchor sa percée dans les milieux ruraux était plutôt modeste. Dans la région de Dakar, il a fait de bons scores dans les quartiers réunissant les classes moyennes supérieures (Fann, Point E, Amitiés, Mermoz, Sacré-Cœur, etc.), dans les milieux populaires (grand-Yoff ; Parcelles Assainies, Keur Massar, Mbao) qui accueillent une majorité de populations pauvres, voire très pauvres. Il y a eu une pluralité sociologique dans le vote en sa faveur. Dans la diaspora sénégalaise, les zones d’immigration récente (Amérique du Nord, pays scandinaves, le Maghreb et les pays de la péninsule arabique) le vote qui se portait naguère sur le président en sortant, a choisi en 2019 Ousmane Sonko. En France, dans les villes universitaires il est sorti largement en tête. Au dernier scrutin présidentiel, Ousmane Sonko a réuni autour de sa personne une bonne partie du vote des plus aisés et des plus pauvres. Il cristallisait les revendications contre les inégalités sociales et la volonté de sortir de la domination française et de la démission nationale des régimes précédents.
Sur quel terreau poussent les semis pastefiens ?
Le Sénégal comptera à la fin de cette année 2023, un peu plus de 18 millions d’habitants. Il reste un pays rural (51 % de la population), jeune avec un âge médian (celui qui divise la population en deux parts égales) de 18,5 ans. Plus des trois quarts de la population sont âgés de moins de 35 ans. Chaque année, ils sont dizaines de milliers de jeunes qui arrivent sur le marché du travail sans trouver un emploi. C’est le secteur dit informel qui crée l’essentiel des emplois. Ceux-ci sont précaires et donnent des revenus irréguliers rendant l’accès au crédit bancaire difficile pour les travailleurs. La croissance économique tant vantée par les pouvoirs publics est erratique, vulnérable aux chocs extérieurs et est portée par la consommation privée et les investissements publics financés par l’endettement extérieur. Les investissements ont très peu d’effets d’entraînement sur l’économie réelle et ses nombreux entrepreneurs nationaux. La croissance économique n’est pas inclusive et le taux de pauvreté reste élevé (37 % de la population). Les inégalités se sont creusées, la part de la richesse nationale détenue par les 20 % les plus pauvres n’a pas augmenté depuis vingt ans. Les 10 % les plus riches détiennent le tiers de la richesse nationale. Les scandales financiers se succèdent sans que les auteurs de ces véritables actes de prédations soient inquiétés.
Les libertés individuelles et publiques n’ont jamais été autant bafouées dans l’histoire contemporaine du pays. Des dizaines de militants politiques, associatifs, activistes et youtubeurs sont en détention préventive pour des commentaires ou des propos passionnés. Des députés, des maires issus des rangs de l’opposition ont également. Faisant l’impasse sur la valeur instrumentale du droit, comme le souligne si pertinemment Jurgen Habermas, dans la formation de l’opinion du citoyen, le pouvoir en répétant ad nauseam que « force doit rester à la loi » veut en faire une fin. Et encore ! C’est faire trop d’honneur à ce pouvoir que de ne pas voir que l’évocation de la loi n’est que le « cache-misère » de l’arbitraire le plus barbare. Les réunions publiques de l’opposition ne sont qu’exceptionnellement autorisées. À l’occasion des dernières élections législatives, le Conseil constitutionnel a décidé de priver les citoyens de choix pour une erreur matérielle dans l’établissement de la liste de la coalition d’opposition Yewi Askan Wi (YAW) dont le Pastef est membre.
Les manifestations sont réprimées avec violence inouïe. Depuis mars 2021, on a dénombré 17 personnes tuées et plus de 600 blessés. À la différence du président Abdou Diouf, au pouvoir de 1981 à mars 2000, dont la doctrine en matière de maintien d’ordre était claire et précise : « pas d’utilisation d’armes létales », on ne sait rien des ordres donnés par Macky Sall. On peut toutefois constater que les forces de l’ordre sont surarmées et selon plusieurs rapports d’organisations de droits de l’homme les manifestants tués le sont avec des armes létales utilisées par la police ou la gendarmerie.
Quel est le projet d’Ousmane Sonko ?
Depuis l’élection présidentielle de février 2019, le champ politique sénégalais a connu de nombreuses mutations. Avec le ralliement d’Idrissa Seck au pouvoir, Ousmane Sonko est devenu le principal opposant. Le cadre très schimittien[1] en place depuis 2012, qui fait du rapport « ami-ennemi » la clef de structuration du jeu politique s’est davantage accentuée depuis 2019. À la mobilisation de l’appareil d’État pour le mettre hors de courses, Ousmane Sonko en a appelé au peuple pour se défendre. Le peuple à lui, c’est d’abord la jeunesse à qui il demande de ne pas se faire « voler le projet » censé parachevé la « révolution sociale » initiée par Senghor et Mamadou Dia et interrompue en 1962 par la mise à l’écart du dernier nommé.
À part la jeunesse, dans « son peuple » il inclut les travailleurs du secteur informel — des femmes, dans leur écrasante majorité — la petite bourgeoisie (enseignants, personnels de santé, techniciens, ingénieurs, etc.), les ndongo daara[2]… La paysannerie reste un angle mort de son discours sur le peuple et c’est également une limite dans la continuité qu’il voit entre son « projet » et celui de Mamadou Dia. S’il faut trouver un continuum avec les formes d’expression politique du passé, il faut le rechercher du côté du Manifeste du PAI de 1957. Ousmane Sonko réactualise le « Mom sa Rew, bok sa rew et le Defar sa rew »[3] des anciens, le rend populaire tout en atténuant sa radicalité. Il le fait parce qu’il n’envisage la prise du pouvoir que par le suffrage universel ce qui n’était pas le cas des initiateurs du PAI. Et pour finir, il est accommodant avec l’essentiel des formes de légitimité traditionnelle.
Ousmane Sonko incarne un courant de pensée nationaliste ou souverainiste comme on le dit plus volontiers actuellement. Cet attachement à la patrie n’est pas du chauvinisme et il n’y aucune exaltation de l’ethnos dans son discours. Il en appelle à une révolution citoyenne pour que la démocratie sénégalaise tienne ses promesses de liberté et d’égalité. Ce discours a d’autant plus de succès auprès des Sénégalais que depuis une décennie la démocratie est bafouée et que nous sommes dans une caricature d’État de droit. Les appels au peuple d’Ousmane Sonko sont en résonnance avec les propos d’Amílcar Cabral[4] : « ne pas avoir peur du peuple et l’amener à participer à toutes les décisions qui le concernent — telle est la condition fondamentale de la démocratie révolutionnaire que nous devons réaliser progressivement. » La CDS renie-t-elle Amílcar Cabral ?
[3] Indépendance, unité et construction nationales
[4] Amílcar Cabral (12 septembre 1924 – 20 janvier 1973), alias Abel Djassi, est le fondateur du Parti africain l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIG) C qui amena à l’indépendance ces deux États colonisés par le pour Portugal.