L’ancien de la Banque mondiale se reconvertit bien dans les BTP. Après les deux sphères ministérielles de Diamniadio, il va réaliser la cité des Nations Unies à Diamniadio via son entreprise Envol Immobilier Sénégal
Déjà trois grands chantiers d’envergure dans le Pôle urbain de Diamniadio. Envol Immobilier Sénégal a la baraka. La société de Madani Tall, ex-Directeur des Opérations mondiales de la Banque mondiale pour l’Afrique de l’Ouest, va exécuter le chantier de la cité des Nations Unies que Macky Sall compte ériger à Diamniadio, près de l’aéroport de Diass. La ‘‘Lettre du Continent’’ sert ce réchauffé que Macky Sall avait déjà annoncé, il y a un an, en réceptionnant la 2e sphère ministérielle de Diamniadio le 16 janvier 2019.
Ce mégaprojet, dont ‘‘les études et les travaux ont déjà démarré’’, selon le PCA Madani Tall, dans une interview à ‘’Financialafrik’’ datée de septembre 2018, vise à centraliser la présence de toutes les agences des Nations Unies présentes au Sénégal. Au total, 33 d’entre elles devraient être logées dans ce qui va être vraisemblablement appelé ‘’Onu City’’, dans un délai de livraison de 24 mois. L’ancrage déjà profond de cette entreprise, malgré sa jeunesse, a poussé l’Etat du Sénégal, à travers l’Agence de gestion du patrimoine bâti de l’Etat (AGPBE), à sélectionner Envol Immobilier pour ce projet. Il sera accompagné, de l’aveu même de M. Tall, par le plus grand groupe bancaire chinois, la Industrial and Commercial Bank of China’’ (ICGC).
En parallèle, une cité résidentielle devra être construite pour répondre au besoin de logement des futurs fonctionnaires des Nations Unies et résidents de Diamniadio. Dans la vision de Macky Sall, la ville nouvelle de Diamniadio est une sorte de Smart City. Elle doit s’ériger, outre sa vocation économique, numérique et universitaire, ‘‘en centre administratif de premier plan’’ avec l’installation progressive et définitive des ministères, a-t-il l’habitude de défendre.
Le chef de l’Etat sénégalais et Madani Maki Tall se rejoignent sur un point, puisque Macky Sall, obsédé par la réduction de la charge locative de l’Etat, se retrouve parfaitement dans les objectifs affichés par le PCA du groupe Envol Immobilier. ‘‘Un de nos objectifs premiers est de proposer des solutions techniques et financières optimales à nos Etats clients afin de leur permettre de sortir du piège de la location ‘ad vitam aeternam’ et enfin devenir propriétaire des infrastructures qui abritent les services publics notamment. C’est ainsi que nos Etats pourront remplir dignement leurs missions régaliennes et offrir aux citoyens le meilleur service public possible’’, a déclaré Madani Tall dans une interview à ‘’Financialafrik’’ en septembre 2018.
Sept mois d’avance sur le délai de livraison de la première sphère ministérielle
Les choses sont allées très vite pour le directeur des Opérations de la BM en Afrique de l’Ouest, qui a quitté ses fonctions en 2013. Après plus de 25 ans au sein de cette institution, il a créé un cabinet de conseil en stratégie, spécialisé dans la conception de grands projets de développement et d’opérations d’investissement en Afrique, notamment dans le domaine des partenariats publics-privés (PPP). Le 16 janvier 2019, la 2e sphère ministérielle de Diamniadio (plus tard appelée Ousmane Tanor Dieng) était livrée par Envol Immobilier, ainsi que le consortium Teylium, devant un président Macky Sall content de cette performance, au point d’utiliser, pour la première fois, dans une allocution officielle, son anglicisme du moment. ‘‘Il y a des entreprises sénégalaises capables de rivaliser avec les entreprises étrangères. Quand je parle de ‘fast-track’, je ne m’adresse pas seulement à ces dernières. Teylium, comme Envol, viennent de montrer que nous avons des entreprises du secteur privé national qui peuvent répondre aux exigences du ‘fast-track’ dans la qualité et la rapidité’’, s’était alors félicité le chef de l’Etat.
La première ‘‘prouesse’’ s’est faite huit mois plus tôt, le 2 mai 2018, quand la société de M. Tall livrait la première sphère avec sept mois d’avance sur le délai contractuel dont le coût global de l’investissement est de 56 milliards de francs CFA. Un financement assuré par Envol Immobilier lui-même, grâce à un emprunt bancaire de 30 milliards de francs CFA contracté auprès du groupe Coris Bank.
Mais s’il est question de diminuer la charge locative de l’Etat, il est aussi question d’amortir le coût de l’investissement. Pour les six années à venir, l’entreprise de M. Tall exploite et entretient ce bâtiment avant son transfert à l’Etat moyennant un loyer. ‘‘Compte tenu du mode de financement innovant, des risques encourus par le développeur et dans l’intérêt économique de l’Etat du Sénégal, une annexe fiscale, conforme à la réglementation sénégalaise ainsi qu’aux dispositions de l’Ohada, a été conçue et annexée au contrat de location-vente, dans le but d’éviter que les charges financières sur les crédits qui serviraient à financer les impôts ne viennent renchérir le coût global du projet.
En d’autres termes, l’objectif du régime fiscal du projet est de neutraliser les effets-coûts de la fiscalité indirecte sur le projet afin de rendre ainsi le coût des loyers plus abordable pour l’Etat du Sénégal’’, a déclaré M. Tall dans son interview à ‘’Financialafrik’’. La société anonyme est de droit sénégalais, avec un capital de deux milliards de francs CFA.
L’université Amadou Makhtar Mbow en ligne de mire ?
Les circonstances aidant, M. Tall pourrait être le chemin le plus court pour aller d’un problème chronique à solution très pratique. Excédé par le retard d’autres chantiers du Pôle urbain de Diamniadio dont la réception de l’université Amadou Makhtar Mbow, qui fait partie des 200 projets structurants de ce pôle, Macky Sall avait menacé de sortir la cravache en janvier 2019. ‘‘Je vais demander la résiliation pour que la reprise soit faite, et l’année prochaine, qu’elle puisse ouvrir ses portes. Cette université a malheureusement connu des retards. Il faut savoir sanctionner négativement quand c’est nécessaire’’, s’était-il pratiquement emporté.
Une année après la menace, hier, le quotidien d’informations sénégalais ‘‘Libération’’ faisait savoir, dans sa livraison, que les pouvoirs publics sénégalais ont finalement sévi. ‘‘L’Etat chasse officiellement Adama Bictogo et Cie de Diamniadio : 30 milliards décaissés pour une université fantôme’’, a titré ce journal en page 3. Une opportunité de plus qui se ferme pour l’ancien ministre de l’Intégration de Côte d’Ivoire, après son contentieux avec l’Etat sénégalais sur la confection des cartes biométriques. Et peut-être une énorme opportunité qui s’ouvre pour le PCA d’Envol Immobilier qui a aussi en charge l’exécution des travaux pour l’université de San Pedro, en Côte d’Ivoire.
par Ousseynou Nar Gueye
VENTRILOQUIE À REWMI, IL FAUT FAIRE PARLER LE SOLDAT IDRISSA SECK
Il a un contentieux non réglé avec la psyché collective sénégalaise, qui le tient pour trop ductile pour être parfaitement honnête, depuis ses allers-retours chez Wade avant le premier tour de la présidentielle de 2007
J’ai commis une tribune dans l’édition de Jeune Afrique datée du 19 au 25 janvier 2020, titrée ‘‘Les papes du Nopi’’. Parmi ce quatuor de silencieux opposants sénégalais - puisque le ‘‘Nopi’’, urbi et orbi, dont il est question, est le leur- figure en bonne place Idrissa Seck.
Le ‘‘cas Seck’’ turlupine tous les analystes (et acteurs politiques ?), si ce n’est l’opinion publique sénégalaise toute entière, bien qu’elle joue les blasés sur le mode « Idy, on le connait ». Plus habitués que nous sommes aux saillies du Thiéssois qu’à ses silences, nous nous posons tous la question, même si nous ne sommes unanimes à nous l’avouer.
Idy est aphone depuis février 2019 : personne ne l’a entendu s’exprimer en public depuis la présidentielle où il a récolté un peu plus de 20% des voix. Toutes les affaires (y compris d’État) qui ont secoué la pirogue Sénégal depuis la réélection de Macky Sall ont laissé Idrissa Seck de marbre et aussi énigmatique que la Pythie de Delphes. Toute la presse sénégalaise y va donc de ses conjectures : ‘‘Le Témoin’’ du 21 janvier titre à sa Une : « Mutisme d’Idrissa Seck : stratégie de com ou lâcheté politique ». ‘‘Sud Quotidien’’, le 18 janvier, dans un article, pointe ‘‘le leader (de Rewmi) Idrissa Seck confiné dans un silence assourdissant depuis la défaite électorale de la présidentielle de février dernier ». Seneplus.com, le même jour, parlant de la ‘‘(re)naissance d’une opposition radicale », relève « le silence d’Idrissa Seck ».
Bref, un silence qui fait beaucoup de bruit. Tract se doit d’y aller aussi de son analyse. Pour paraphraser l’inénarrable Cheikh Yérim Seck : ‘‘Entrons donc dans la tête du leader de Rewmi’’. Notre analyse est de juger qu’Idrissa Seck a choisi cette cure de mutisme désormais sempiternel pour trois raisons principales :
Premièrement, mettre ses lieutenants devant leurs responsabilités : il n’y a pas de raison qu’à Rewmi, le leader soit le seul à payer de sa personne et à tenir le crachoir. Quand on se veut un (futur) parti de gouvernement, on se doit de jouer une partition collective digne d’un orchestre symphonique et pas seulement applaudir aux solos du ténor en chef.
Deuxio : En poussant ses lieutenants à se signaler aux avant-postes et à avoir des sorties médiatiques de leur propre initiative, Idy veut envoyer aux Sénégalais(es) le message subliminal selon lequel Rewmi dispose de cadres en nombre suffisant pour gérer le pays au pied levé et dès le premier jour de leur accession au pouvoir, dans le cas où le parti orange serait appelé aux affaires par les électeurs.
Ter : Idrissa Seck entend émuler celui qui reste son baromètre (« barreau-maître » ?) en politique, Abdoulaye Wade, qui avant sa dernière tentative d’opposant qui fut la première victorieuse, s’était emmuré dans un silence prolongé pendant plus d’un an derrière les murs de sa résidence de Versailles, suscitant ainsi la demande expresse de l’opposition sénégalaise, dont les faiseurs de rois étaient venues le quérir presque à son corps défendant, pour (enfin) bouter Abdou Diouf hors du pouvoir en 2000.
Pour ce qui est de la première raison, le leader de Rewmi a raison : il ne peut se payer le luxe de se coltiner des adjoints qui soient autant de fardeaux, seulement attentifs à attendre qu’Idrissa Seck secoue le cocotier pour lui faire chorus. Ceux- ci doivent pouvoir le suppléer, démontrer au passage qu’il y a une démocratie interne dans Rewmi (denrée trop rare dans le paysage politique sénégalais) et prouver que l’aventure Rewmi ne s’arrêtera pas avec la retraite politique (momentanée ou définitive) d’Idrissa Seck : Déthié Fall, Yankhoba Diattara, Abdou Fouta Diakhoumpa, et tutti quanti, on doit vous entendre plus et plus souvent, vous voir vous battre et battre le macadam plus et plus souvent, si le rêve présidentiel de l’ancien maire emblématique de Thiès doit un jour devenir réalité. ‘‘Pour accéder au pouvoir suprême, il faut qu’il y ait plus de gens, notamment dans votre proximité immédiate, qui le veuillent plus que vous –même, le candidat’’.
Pour ce qui est de la deuxième motivation que nous lui prêtons et qui découle de la précédente, nous pensons que c’est aussi une bonne tactique pour Idrissa seck : lui qui a une fois dit que ‘‘la forêt qui pousse ne fait pas de bruit’’, a raison de vouloir montrer aux Sénégalais qu’il n’est pas l’arbre qui cache le désert. Et qu’il y a bel et bien pléthore de cadres valables dans les rangs de Rewmi. A eux de s’affirmer et de le faire savoir. Comme dit Wolof Ndiaye, « wakh, ci guémigniou borom la dakkhé ».
Toutefois pour la dernière raison qui motive Idrissa Seck, c’est un pari risqué : il a un contentieux non réglé avec la psyché collective sénégalaise, qui le tient pour trop ductile pour être parfaitement honnête, depuis ses allers-retours chez Abdoulaye Wade avant le premier tour de la présidentielle de 2007, jeu de voltige qui l’a certainement empêché de mettre Gorgui en ballotage, pour cette élection dont beaucoup s’accordent à dire que c’est celle où Idy devait être élu président de la République. En 2019, 20% des électeurs ont voté pour Idy. C’est un score honorable de challenger crédible, dans toute démocratie qui se respecte. Mais cela peut aussi s’interpréter ainsi : 4 Sénégalais sur 5 ne font pas confiance à Idrissa Seck.
S’il l’a fait un peu et à demi-mots, il ne l’a pas fait franchement : Idy n’a pas donné acte au peuple sénégalais de cette erreur stratégique de sa part en 2007 (presqu’une faute morale !) et ne s’en est pas suffisamment battu la coulpe devant les populations avides de votre contrition publique pour vous considérer à nouveau digne de confiance.
Mais l’espoir reste permis, car Gorgui, avant l’alternance de 2000, avait lui aussi un contentieux avec les Sénégalais, pour être entré deux fois dans les gouvernements d’Abdou Diouf, au sujet duquel il alla jusqu’à dire : « « je suis son prolongement ». La victoire finale et l’accession éventuelle à la magistrature suprême, pour Idrissa Seck comme pour tout autre homme d’Etat (ce qu’il est sans aucun doute !) est et sera avant tout affaire de circonstances : « être l’homme qu’il faut à la place qu’il faut au bon moment ».
D’ici la prochaine échéance présidentielle, encore lointaine de 2024, Idrissa Seck a le loisir d’alterner le froid (silence polaire prolongé) avant de revenir au chaud (retour au naturel à ses shows oratoires). ‘‘On ne dirige que comme on est’’, dit un axiome du management. ‘‘Et on ne fait campagne que comme on est’’, sommes-nous tentés d’ajouter. Comme le volcan en éruption qu’a été Abdoulaye Wade lors de la campagne présidentielle de 2000, il faudra bien qu’un jour Idrissa Seck accepte à nouveau de jouer sur son véritable registre et de mettre en avant sa véritable nature, en abandonnant les rôles de sexagénaire assagi : les bons mots, les piques assassines et le verbe haut. Mais avant cela, il lui faudra bien – oui, peut-être bien - passer par la case (demande de) « Grand Pardon » au peuple sénégalais. Afin de remettre les compteurs à zéro et de repartir comme en l’an quarante. « Silence », puis « s’y lance ! ».
Comme le disait Miles Davis, « le silence qui suit la musique est aussi de la musique ».
Ousseynou Nar Gueye est fondateur de Tract
par Sams Dine Sy
L'ÉCO, SYSTÈME FÉDÉRAL 2.0
Il est de la responsabilité de l’UA de cesser de se concevoir comme une zone de projection et de se positionner comme la Plateforme Globale qui articule les trois espaces dans lesquels elle s’insère : Afroeuropéen, Afroasiatique et Afroaméricain
L’avènement de la monnaie unique en Afrique de l’Ouest consacre une transformation systémique dont la dimension ubiquitaire déconcerte. Innovation sortie indemne de la « traversée de la Vallée de la Mort », elle a franchi tant d’obstacles dressés sur son passage que sa pleine mise en œuvre suscite aussi des controverses inévitables, bien au-delà de cette zone. L’Eco et le programme d’Union Economique et Monétaire sont ainsi parasités par toutes sortes d’idées reçues qui distraient de l’essentiel. Pourtant l’examen de la base des données sur le régimes monétaires (AREAER 2010-2018) et les leçons tirées de l’expérience européenne suffisent pour amorcer le consensus. Un coup d’œil sur les projections économiques à l’horizon 2050 éclaire aussi le jeu des grandes puissances face à cet écosystème qui les confronte à une situation du type « dilemme du prisonnier ».
Pourquoi tant d’idées reçues sur le régime monétaire et l’UEM ?
Le débat sur le régime monétaire se réduit pour l’essentiel à la parité. Aux tenants de l’ancrage à une parité fixe du type Euro/Fcfa ou souple à définir, s’opposent les partisans d’une parité moins restrictive, voire libre ciblant comme le Nigeria un agrégat monétaire ou comme le Ghana l’inflation. Aux premiers il est reproché une forme d’asservissement en échange d’une stabilité macroéconomique. Selon les statistiques du FMI, seul 12% des pays choisi un « ancrage fixe » tandis que la majorité (34%) opte en fait pour le « flottement ». Quant, l’ancrage intermédiaire, dit « souple », il apparaît plutôt comme une auberge espagnole pour paradis fiscaux. Les Pays Africains de la Zone Franc CFA sont promenés d’une année à l’autre entre ces différentes classes : « fixe » en 2006 au même titre que la Zone Euro ou ces îles et pays de la Zone ECCU « souple » en 2018 quand les deux autres basculent vers le « flottement libre » pour le premier et le « fixe » pour le second. Ou quand au nom de la stabilité, la Zone FCFA flirte avec les paradis fiscaux.
Les partisans d’une parité moins restrictive voire libre sont accusés de mimétisme dans leur quête d’une efficience dynamique car ce choix est considéré comme l’apanage des puissances grandes ou moyennes. En 2006, ils étaient 22 pays africains à l’avoir fait. Ils ne sont plus que 9 en 2018, avec des profils très différents : Somalie et Ghana ou encore Madagascar et Afrique du Sud. S’il est difficile d’évaluer l’impact potentiel de ce régime sur l’efficience microéconomique, il faut aussi se demander pourquoi au cours de cette période tous les pays pétroliers africains ont renoncé au flottement de leur monnaie.
Fixe ou flottant, l’impact du choix d’un régime monétaire sur la cohésion sociale, les capacités substantielles, l’équité régionale et l’égalité transgénérationnelle attend toujours l’éclairage de l’économie politique positive. Depuis la floraison de travaux sur la conversion/transformation de l’ancienne Union Soviétique, c’est le silence quasi-complet.
L’UEM comme processus d’intégration régionale constitue une autre source d’amalgame. Cette démarche est érigée en modèle par les partisans d’une approche gradualiste et repoussoir pour les tenants de l’Afrique Unie « ici et maintenant ». Aux premiers, il est reproché de ne pas tirer les leçons des échecs de l’Union Européenne qui reste encore au stade de Fédération d’Etats-Nations malgré 70 ans de construction. Aux seconds, de confondre rêve à la réalité d’un espace captif, zone grise confiné à l’amont des chaînes de valeur, à la merci de chasseurs, apprentis sorciers ou marchands. Pourtant là aussi, l’histoire de la construction européenne et la critique de la théorie du processus politique offrent un éclairage qui renvoie dos à dos ces deux camps irréconciliables.
De quoi s’agit-il ? Au départ, c’est le « Rapport sur l’union économique et monétaire de la Communauté européenne » (1989) qui avait, à la demande des pays membres, défini le processus et les étapes vers l’UEM. Devant la lenteur à l’approuver et les hésitations de ces derniers, la Commission mis au point un stratagème qui consistait à brandir le chiffon de l’Union Politique sans préciser s’il s’agissait d’une condition préalable ou d’une obligation préliminaire. Elle fit recours au principe Erga Omnes, à la Clause de Sauvegarde et à l’obligation de Lever les Obstacles Juridiques à l’Ecu pour contraindre les pays à adopter le programme, y compris en dénonçant tous les accords monétaires bilatéraux avec des pays non européens. Il n’en fallait pas plus pour déclencher une levée de bouclier et pousser les dirigeants réunis au Sommet de Gênes en 1991 à s’étriper sur l’Union Politique tout en acceptant sans discussion la dévolution des compétences en matière d’Union Monétaire pour ne pas étaler publiquement leur division. Si le stratagème a bien fonctionné puisqu’il a été couronné par le Traité de Maastricht, force est de reconnaître que depuis ce Sommet, l’Union Politique est devenue un non-sujet voire un tabou malgré les risques de dislocation.
Au-delà de la dimension historique et économique, il convient de rappeler que l’UEM n’est que l’illustration du cadre théorique en vogue à l’époque, plus connu sous le nom « Heuristique des Etapes », interprétée comme un raccourcie du processus politique. Ce cadre participe, avec d’autres courants et théories, de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse de politique, science qui s’est déployée de façon vertigineuse aux USA dans la seconde moitié du XXe siècle, au sein d’une administration en quête de capacité à formuler et mettre en œuvre des bonnes politiques, se démarquant de la tradition philosophique westphalienne européenne du pouvoir qui tire sa légitimité de l’exercice de la puissance publique à travers la distribution de l’autorité et la main mise sur le service public. Tardivement adopté en Europe, ce courant continue néanmoins d’y prospérer au point de structurer la quasi-totalité des initiatives et programmes dont ses institutions sont partie prenante, y compris celles en charge de la spécification des exigences globales. Ce courant a été remis en cause depuis les années 80 et abandonné par les principaux maîtres à penser de la discipline qui peinent pourtant à proposer d’autres théories pour sortir de la dérive positiviste n’en déplaise aux tenants des approches normatives. D’où la nécessité d’investir dans cette discipline pour disposer d’un cadre intellectuel à même de relever les défis conceptuels de l’intégration régionale et de la globalisation. Ceci ne concerne pas seulement les instituions africaines mais aussi toutes les entités internationales. Malheureusement tout le monde ne prend pas cette direction surtout en qualifiant l’une d’elles en « état de mort cérébral » ce qui revient à signer le même acte pour toutes celles qui en sont encore restés à l’heuristique des étapes : UE, OCDE, G7 et Union Africaine, parmi d’autres. A cet égard, la décision de l’OTAN d’initier un exercice de réflexion prospective doit être saluée. Encore faudrait-il que les leçons des exercices à vocation exploratoire précédemment conduits ici ou là soient tirées, notamment en matière de construction d’échelles globales. C’est le cas pour le « Monde en 2020 et Megatrends STI/OCDE », « Global Trends/NIC », « le Monde en 2025/UE », sans oublier « Agenda 2063/UA » parmi d’autres.
Sommes-nous déjà en 2050 ?
A force de faire une fixation sur le régime monétaire et l’UEM, on en oublie presque l’essentiel que livrent les projections économiques à l’horizon 2050 et dont les conclusions sont sans appel, du moins pour les 5 principaux pays qui se partagent près de 80% du PIB mondial : Chine, USA, Zone Euro, Japon, Inde, Royaume Uni.
Prenons le cas de l’Europe, en particulier la Zone Euro dont la monnaie sert d’ancrage exclusif à près de la moitié des pays africains contre seulement 4 pour le Dollar. Avec 20% du PIB mondial, elle se classe en 3e position derrière les USA et la Chine et devant le Japon et l’Inde. A l’horizon 2050 - sauf bifurcation majeure dont cette région est coutumière - la part de la Zone Euro dans le PIB mondial tombe à 10% si elle ne parvient plus à se maintenir en Afrique. Face à cette situation du type « dilemme du prisonnier », la rhétorique darwiniste, anti-immigrationniste, grand remplacementiste, protectionniste de mode de vie apparaissent pour ce qu’elle est, un contre-feu. Au même titre que le « retenez-moi sinon... ». Pour sortir de ce dilemme, chaque pays membre s’invite dans l’agenda africain en optant pour une stratégie du type « passager clandestin ». Quand, pour reprendre sa place, l’un se lance - sabre au clair - dans la restitution d’œuvres d’art, de lingots d’or et de dépôts d’espèces, tel autre aligne des « promesses compactes ». Aucun d’entre eux ne se donne cependant la peine de tirer les leçons d’échecs passées, comme celle de ce « deal » conclu avec un pays de l’espace asiatique sur le dos de l’Afrique à peu près en ces termes : « tu réduis tes exportations et investissements vers l’Europe en échange on t’accorde une place dans le marché africain ».
Le même type de dilemme affecte l’espace asiatique, en particulier la Chine. Avec ce pays, le continent africain est passée en moins d’une décennie du statut de déversoir des surplus, fripes et contrefaçons à celui de pôle sur le triangle de croissance. Au même niveau que l’espace eurasiatique pour les infrastructures de transport (Belt & Road Initiative), que l’espace transpacifique pour les infostructures numériques (G5...). Aussi, plus l’Europe et les USA agitent le chiffon de la guerre commerciale, plus la Chine mais aussi l’Inde se rapprochent de l’Afrique pour maintenir leur position dans le top 5 du PIB mondial tout en renforçant la position du continent comme Marché Global.
Venons-en à l’Amérique, en particulier les USA, confrontés à une perte progressive de l’aura mondiale qui se transforme en cauchemar avec la perspective d’une chute régulière de sa part dans le PIB mondial, de 30% en 2010 à 20% en 2050. Si cette projection devient effective, la part des échanges mondiaux libellés en Dollar sera réduite d’autant. Alors sa monnaie et ses bons du Trésor ne lui permettront plus de faire supporter aux autres le coût d’un endettement explosif qu’il est le seul à s’autoriser. Pour continuer de compter au cours de cette première moitié du siècle, ce pays devra à son tour explorer d’autres options : redéfinir son rôle vis-à-vis du ROW (le Reste du Monde) ; mobiliser les afro-descendants pour « remplacer » l’Europe et l’Asie en Afrique ; lancer ses plateformes globales à l’assaut du continent... Le point commun entre ces options est qu’elles ciblent l’espace circum-saharien et son ventre mou comme point d’entrée. Il ne manquera pas de spécialistes en polémologie pour théoriser le redéploiement de l’Otan en recyclant le postulat sibérien en ces termes : « qui tient le Sahel tient l’Afrique. Qui tient l’Afrique détient la clé des changements globaux. Qui détient cette clé tient celle du monde de demain ! ».
Quel agenda pour l’Union Africaine ?
L’Union Africaine est tenue de prendre pleinement conscience des implications de la démarche en cours dans sa partie Ouest, qui concerne également les zones frontalières Nord et Centre. C’est le lieu de rappeler que ces 3 zones n’ont pas su être à la hauteur quand le reste du continent a réussi l’exploit de mettre en place la Zone Tripartie anticipant la ZLECA. Il est donc de la responsabilité de l’UA de cesser de se concevoir comme une zone de projection et de se positionner comme la Plateforme Globale qui articule les trois espaces dans lesquels elle s’insère : Afroeuropéen, Afroasiatique et Afroaméricain. C’est à son niveau que doit se faire l’inscription de l’Eco dans la dynamique de la construction d’une Monnaie Globale. Au lieu de se disperser sur la parité de l’Eco, les instances de l’Afrique de l’Ouest devraient mettre ce point au centre de l’agenda de la prochaine réunion. Il appartient aussi à cette Communauté de se positionner comme partenaire incontournable de tous les géants du numérique opérant à partir des trois espaces transcontinentaux. Ce point devra provoquer une réflexion inédite au sein d’une « Platform Summit » car c’est à partir de là que le cycle 2.0 de l’Eco Système Fédéral Africain Post-Westphalien devient viral.
PAR Achille Mbembe
POURQUOI ONT-ILS TOUS PEUR DU POSTCOLONIAL ?
Qui peut honnêtement nier que l’esclavage et surtout la colonisation, mais aussi l’extraction des richesses du sol et du sous-sol, les migrations, ont joué un rôle décisif dans ce processus de collision et d’enchevêtrement des peuples ?
Contrairement à Edward Saïd, Homi Bhabha ou Gayatri Spivak, je ne suis pas un théoricien du postcolonialisme, encore moins l’un des grands prêtres de la pensée dite décoloniale et dont l’essentiel des thèses, tout comme au zénith de la théorie de la dépendance (ou de ce que l’on appelait alors « le développement du sous-développement »), nous viennent d’Amérique Latine. Des subaltern studies (un important courant de pensée historiographique né en Inde dans les années 1980), je n’en ai entendu parler qu’au début des années 1990, lorsque je me suis établi aux États-Unis après des études à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne et à Sciences-Po.
C’est vrai, j’ai publié en 2000 un essai intitulé De la postcolonie, une réflexion avant tout d’ordre esthétique qui tirait son inspiration de l’écriture romanesque et de la musique africaine de la fin du XXe siècle[1]. Passé sous silence en France, l’essai fut rapidement traduit en anglais et connut un remarquable succès aux États-Unis et dans les mondes anglo-saxons où il est devenu un classique[2]. Les « études postcoloniales » n’en constituaient pas l’objet. En vérité, il s’agissait d’une contribution à la critique de la tyrannie et de l’autoritarisme, ces facettes souvent inavouées et longtemps réprimées de notre modernité tardive.
J’interrogeais en particulier la manière dont les formations sociales issues de la colonisation s’efforcèrent, alors que les politiques néolibérales d’austérité accentuaient leur crise de légitimité, de forger un style de commandement hybride et baroque, marqué par la prédation des corps, une violence carnavalesque et une relation symbiotique entre dominants et dominés. À ces formations et à ce style de commandement, je donnais le nom de postcolonie, un terme inventé de toute pièce, qui jusqu’à ce jour, du moins à ma connaissance, n’existe d’ailleurs dans aucun dictionnaire français.
Ne me reconnaissant guère dans ces mouvements d’idées, je n’ai par ailleurs aucune raison de leur être hostile. À quoi cela servirait-il ? Comme tant d’autres courants issus d’autres traditions intellectuelles à diverses périodes de notre histoire, je les considère comme faisant partie des archives du Tout Monde, une part désormais inéradicable de nos multiples héritages, que ceux-ci soient assumes ou non. Ailleurs et dans le reste du monde d’expression française, beaucoup l’ont au demeurant compris. Pourquoi priveraient-ils, alors que le nouveau siècle s’ouvre sur un déplacement historique majeur ? L’Europe, en effet, « ne constitue plus le centre du monde même si elle en est toujours un acteur relativement décisif » [3]. Pour avancer dans la nuit qui nous guette, ne vaut-il pas mieux rester éveillé, prêt éventuellement à accueillir l’inattendu, voire ce qui, à première vue, nous désoriente et nous déroute?
Toxicose
Hélas, telle n’est manifestement pas la sensibilité de l’époque. La preuve ? À peu près tous les deux ou trois mois, le public lettré d’expression française dans les quatre coins du monde est convié à un curieux sabbat au cours duquel des sacrificateurs auto-désignés procèdent à l’immolation rituelle non point d’un bélier, d’un agneau ou de tout autre bouc émissaire, mais de ces courants de pensée, auxquels il convient d’ajouter les études de genre ou de la race, et de leurs dévots supposés. Cela fera bientôt vingt ans que dure le manège et rien, en l’état actuel des choses, ne semble devoir l’arrêter. À y regarder de près, cette offrande à l’on ne sait quel dieu a toutes les apparences d’une tentative d’idéicide.
Il faut la qualifier d’idéicide dans la mesure où ce dont on cherche à empêcher la dissémination et ce dont on réclame à cors et à cris l’extirpation, ce sont des idées, quitte à blesser au passage ceux et celles qui les portent. Dans la langue des nouveaux sacrificateurs, plusieurs épithètes et sobriquets servent à typifier ces courants juges nocifs, et dont beaucoup, apparemment, redoutent ouvertement l’emprise sur les esprits et sur les institutions. « Obsédés de la race », « racistes anti-blancs », « bonimenteurs » en sont quelques-uns, sans doute pas les plus fleuris, d’une longue et scabreuse flopée. Que dire des multiples autres désignations, les unes plus sexistes que les autres, dont la fonction est, manifestement, de jeter le discrédit sur des pratiques et des univers cognitifs dont on ne sait pas grand chose, dont au fond on n’a cure (“féminisme radical, groupusculaire, vindicatif et victimaire”), ou que l’on réduit à une affaire de petits sous (vulgaire “business”), voire à une oiseuse et bruyante distraction (un simple “carnaval”) ?
Toutes ces épithètes, insultes et caricatures et tous ces sobriquets ont en commun une chose. Ils cherchent vainement à éloigner un spectre et à conjurer la terreur que ne cesse de provoquer un hideux fétiche mal acquis et mal dissimule, le colonial ou, ou, plus précisément, la colonialité, ses généalogies, ses structures et ses conséquences dans le présent. L’interminable campagne de stigmatisation et de dénigrement, et dans certaines circonstances d’intimidation pure et simple n’a, quant à elle, strictement rien d’un débat académique. Souvent menée à coup d’injures, ses véritables significations se trouvent ailleurs, et c’est sur ce dont elle est le symptôme (et non sur l’objet stigmatise) qu’il convient donc de se pencher.
Cette campagne de dénigrement est passée par plusieurs étapes. Au début des années 1990, très peu ayant pris la peine de s’informer, de lire les textes majeurs, de les traduire en français ou de les étudier sérieusement dans leur langue d’origine, ce ne furent que condescendance et indifférence, sarcasmes et quolibets, à quoi l’on ajoutait, de temps à autre, la traditionnelle dose de mépris. Ignorance, suffisance et arrogance ne parvenant guère à endiguer la vague, l’on passa au début des années 2000 au procès en illégitimité. Désormais, le temps est au combat frontal. Pour masquer la bêtise récurrente, l’on n’hésite plus à recourir aux injures ou à vilipender ce au sujet de quoi l’on ne sait strictement rien ou si peu. Du coup, ceux et celles d’entre nous qui s’attendaient à une véritable joute intellectuelle en sont pour leurs frais.
Car, à aucune de ces étapes, la raison n’aura avancé d’un seul pas. Au contraire, les approximations et raccourcis se multipliant, la pieuvre de l’ignorance et de la veulerie continue d’étendre au loin ses tentacules, recouvrant d’un assourdissant brouhaha les voix de ceux et celles, en vérité très peu nombreux, qui ont effectivement pris la peine de lire et d’étudier les dits courants de pensée afin d’en saisir le lexique, les méthodes, les énoncés exacts et leur impact réel ou supposé sur la compréhension de notre monde.
Comment expliquer autrement la confusion ambiante, entre ceux qui font semblant d’oublier d’où eux-mêmes parlent, et ces autres qui ne cessent de bégayer, de se mêler les pieds, de mélanger les noms, les dates, les lieux, les catégories et les arguments, de prendre le postcolonial pour le décolonial, le décolonial pour le racisme anti-blanc, la communauté pour le communautarisme (le vieux nouveau chiffon rouge), le racisme pour la race et l’étranger pour l’ennemi de l’universel ?
On le voit bien, nous sommes face à un cas de toxicose aigüe, du genre qui affecte les vieilles nations impérialistes lorsque, le deuil n’ayant vraiment jamais été fait de la colonie, sonne l’heure de la nostalgie et de la mélancolie. Hier, en effet, il s’agissait d’accaparer le monde au profit de quelques-uns. Telle était la définition, en dernière instance, du colonialisme. Dans un comique retournement de l’histoire, tout se passe comme si le monde qu’hier l’on croyait s’être accaparé cherchait aujourd’hui à nous dévorer de l’intérieur. La forteresse serait donc assiégée et prise d’assaut. D’où la panique. La bunkerisation. La volonté d’expurgation, l’irrépressible désir de violence en réponse au défi de la planétarisation du monde, ce vieux nouveau programme culturel européen.
À coup d’exhortations, d’appels répétés à la vigilance, à la dénonciation, à l’excommunication, voire à la répression bureaucratico-administrative, des personnages de diverses obédiences se sont donc mis à crier en chœur au loup. En ces temps où les plus forts se prennent pour des victimes, des gens qui ont tous pignon sur la place publique, dans les médias et dans les grandes institutions académiques et culturelles de la République, sans compter les grandes revues et les grandes maisons d’édition, se mettent soudain à pleurnicher. Afin de protéger de juteuses rentes de situation et de continuer de vivre et d’opérer dans une chambre d’échos, ils n’hésitent plus à en appeler à davantage de brutalité contre leurs propres collègues, voire leurs subordonnés sur lesquels ils veulent voir s’abattre la lourde main de l’État. Ravis de se retrouver entre soi, n’ont-ils pas pris l’habitude, des années durant, de pérorer sans interruption ni réplique à longueur de saisons ?
La communauté des nouveaux sacrificateurs se définit par son œcuménisme. L’on y retrouve, pêle-mêle, ceux pour qui la perte de l’Empire (et en particulier celle de l’Algérie française) fut une catastrophe, des marxistes dogmatiques pour lesquels la lutte des classes (et la question sociale) constitue le dernier mot de l’histoire, des anciens de la Gauche prolétarienne passés avec armes et bagages au néolibéralisme, des catéchistes de la laïcité défenseurs modèle républicain policier et autoritaire tout content d’éborgner à la pelle, des épiciers et pontificateurs de l’universalisme abstrait, des apologètes autoproclamés des valeurs de l’Occident ou encore de l’identité catholique de la France, des nostalgiques et orphelins de la culture classique, des lecteurs de Maurras et de Mao confondus, des tenants de l’antiaméricanisme de gauche comme de droite, des croisés anti-postmodernistes et adversaires de ce qu’ils nomment dédaigneusement la « pensée 68 », des fémonationalistes prêtes à reprendre le flambeau, à savoir le vieux « fardeau de l’homme blanc », et la foule des sans noms aux yeux desquels toute “personne de couleur” est par définition un “communautariste” qui s’ignore.
Mais de quoi ont-ils donc peur ? Qu’est-ce qui dans le discours post- ou décolonial ou les études de genre les traumatise tant, se demandent le prix Renaudot Alain Mabanckou et le critique américain Dominic Thomas dans une tribune récente. Il faut élargir l’interrogation et se poser la question de savoir quelle est cette figure de la panique et du traumatisme qui, subrepticement, s’empare du sujet apeuré et le pousse à hurler avec la foule et à ne plus s’exprimer que sur le mode du bégaiement, dans la langue de l’injure et en bordure de la diffamation? En d’autres termes, de quoi cette panique et la façon dont elle se manifeste sont-elles le symptôme ?
Les nouveaux voyages de la pensée
Car, dans le reste du monde y compris d’expression française, la critique de l’esclavage, du colonialisme, du racisme et du patriarcat n’a pas commencé aujourd’hui. Elle a toujours consubstantielle à celle des Temps modernes. Après tout, le virage postcolonial dans les sciences sociales et les humanités (pour nous limiter à cette approche) a eu lieu il y a bientôt un demi-siècle. Depuis lors, la critique postcoloniale, au même titre que la critique féministe, pèse dans de nombreux débats politiques, épistémologiques, institutionnels et disciplinaires. C’est le cas aux États-Unis, en Grande Bretagne et dans nombre de régions de l’hémisphère Sud, de l’Asie du Sud et du Sud-Est, voire de l’Europe orientale. À ce que l’on sache, dans ces parties du monde, ce tournant n’a pas été à la source du genre de traumatismes que l’on observe dans la France d’aujourd’hui.
Dès sa naissance, la pensée postcoloniale a fait l’objet d’interprétations fort variées et a suscité, à intervalles plus ou moins réguliers, des vagues de polémiques et controverses, voire des objections totalement contradictoires les unes avec les autres. Il a aussi donné lieu à des pratiques intellectuelles, politiques et esthétiques tout aussi foisonnantes et divergentes, au point que l’on est parfois fondé à se demander ce qui en constitue l’unité. Ces controverses, souvent d’une incontestable facture, se poursuivent allègrement, sans jamais déboucher sur la sorte d’hystérie autoritaire et néoconservatrice si typique de la scène intellectuelle française contemporaine[4].
La fragmentation de ce courant nonobstant, l’on peut affirmer qu’en son noyau central il se propose d’expliquer les conditions qui ont conduit à l’entremêlement de nos histoires et les conséquences de la concaténation de nos différents mondes depuis le début de l’ère moderne. Qui peut honnêtement nier que l’esclavage et surtout la colonisation, mais aussi la ponction des corps, l’extraction des richesses du sol et du sous-sol, le commerce et les migrations, la circulation des formes et des imaginaires ont joué un rôle décisif dans ce processus de collision et d’enchevêtrement des peuples ? C’est donc non sans raison que la pensée postcoloniale en a fait des objets privilégiés de ses enquêtes et de ses discours.
Dans leurs empires respectifs les puissances européennes avaient inventé des machines spécialisées dans la production de la différence. De tels dispositifs fonctionnaient, pour l’essentiel, sur des bases raciales. Des statuts juridiques differenciés et chaque fois infériorisants furent mis en place. En retour, au cours de leurs luttes pour l’abolition de la servitude et pour la remontée en humanité, bien des sujets colonises procédèrent à la critique des torts qu’ils avaient subi, recourant à l’occasion à des contre-grammaires tirées de l’arsenal colonial lui-même. La pensée postcoloniale examine ainsi le travail accompli par ces dispositifs et d’autres technologies de la différence.
Elle s’intéresse par ailleurs à l’analyse des phénomènes de résistance qui jalonnèrent l’histoire coloniale, aux diverses expériences d’émancipation et à leurs limites, à la façon dont les peuples opprimés se constituèrent en sujets historiques et pesèrent d’un poids propre dans la constitution d’un monde transnational et diasporique, celui dans lequel nous vivons. Elle se préoccupe, enfin, de la manière dont les traces du passé colonial font, dans le présent, l’objet d’un travail à la fois politique et de resymbolisation, ainsi que des conditions dans lesquelles ce travail donne lieu à des figures identitaires inédites, hybrides ou cosmopolites.
Au passage, une immense contre-bibliothèque a pu être constituée, que l’on ne peut ignorer ou négliger qu’à ses propres dépens. Des savoirs autrefois insoupçonnés ont été sauvés de l’oubli et réhabilités. Des voix que l’on avait coutume d’étouffer se sont levées et ont prononcé des paroles neuves sur à peu près tout ce qui, auparavant, relevait de la seule parole des maîtres d’antan. Des institutions ont été mises en place. Des revues ont été créées dont le rayonnement international est sans conteste. Des littératures mineures ont enrichi le canon traditionnel. Il n’y a pas jusqu’à l’enseignement de la langue française à l’étranger qui n’en ait tiré de gros bénéfices, grâce en très grande partie à l’ensemble des créations d’expression française dans leur transnationalité.
De nouveaux voyages de la pensée ont donc été entrepris. Leur scène, ce n’est point une famille incestueuse dans laquelle règne en despote un père obsédé par la peur d’être évincé non pas par ses propres fils, mais par une descendance étrangère. Leur scène, désormais, c’est la planète tout entière. Ces voyages n’excluent guère l’Europe, mais ses principaux protagonistes ne se soucient plus guère d’en solliciter, comme auparavant ni la bénédiction, encore moins l’imprimatur. Incapables d’en faire le deuil, est-ce la fin du patriarcat épistémique longtemps exercé par l’Europe sur le reste du monde que nos sacrificateurs sont en train de vivre comme un parricide, reportant dès lors leur rage et leur traumatisme sur le mauvais objet ?
Capacité de vérité
Les vieilles nations ont en effet leurs façons d’inventer des moulins à vent. Quand elles jouent à se faire peur, il faut se méfier car c’est généralement dans le but de commettre un sinistre forfait aux dépens de plus faible qu’elles. On connait l’antienne. Les dominés seraient responsables de la violence qui s’abat sur eux. De cette violence, les puissants ne seraient guère responsables puisqu’ils ne l’exerceraient jamais que malgré eux, a contre-cœur, et souvent pour le bien même de ceux à qui elle est infligée puisqu’en fin de compte, il s’agirait de les protéger contre leurs mauvais instincts. Une telle violence ne serait donc pas criminelle. Relevant à la fois du don et de la miséricorde, elle serait éminemment civilisatrice.
La vérité, on s’en doute, est ailleurs. À la faveur du tournant autoritaire et néoconservateur d’une très large portion de la scène intellectuelle et culturelle française, beaucoup, de nos jours, ne veulent pas entendre parler du passé colonial. Ils prétendent que ce passé a été « globalement positif » (ce pour quoi les ex-colonisés devraient leur être reconnaissants), ou alors qu’il est cliniquement mort (pourquoi, des lors, le remettre en scène ?). Ils clament qu’en tout état de cause, ils n’en sont guère responsables, et que de toutes les façons seul importe le présent.
Ce pieux mensonge n’est pas seulement partagé par les milieux populaires supposément séduits par l’idéologie de la préférence nationale. Il est alimenté par des élites désireuses, elles aussi, de bénéficier de la rente de l’autochtonie. À titre d’exemple, ce présentisme radical (typique de la vulgate néolibérale) est l’un des fondements idéologiques de la politique africaine d’Emmanuel Macron : « Moi j’appartiens à une génération qui n’est pas celle de la colonisation, proclame-t-il fièrement. Le continent africain est un continent jeune. Les trois quarts [des habitants] de votre pays [la Côte d’Ivoire] n’ont jamais connu la colonisation. »
Dans sa vision du monde, le colonialisme, évènement à géométrie variable, fut tantôt un “crime contre l’humanité” (sa déclaration à Alger) et tantôt une “erreur”, une “faute de la République” (sa déclaration à Abidjan). Recourant volontiers à la ficelle générationnelle, il fait semblant de croire que le présent n’est jamais le produit du passé, ou encore que le rapport de l’un à l’autre est strictement de l’ordre de l’aléatoire. Il semble bien que pour lui, le passé colonial en tant que tel n’est pas passible de critique (tâche inutile). Il est inéluctablement voué à l’oubli. Et contrairement à ce que nous apprirent aussi bien son maître Paul Ricœur que les meilleurs des nôtres, il ne croit pas qu’il existe quelque relation que ce soit entre la mémoire et l’imagination[1]. Le fait pour une génération d’être née après un évènement traumatique scellerait nécessairement l’innocence de cette génération, autorisant dès lors le déni de responsabilité à l’égard de l’histoire dont elle est, par ailleurs, structurellement l’héritière.
On a beau expliquer que le meilleur de la pensée postcoloniale ne considère la colonisation ni comme une structure immuable et a-historique, ni comme une entité abstraite, mais comme un processus complexe d’invention à la fois de frontières et d’intervalles, de zones de passage et d’espaces interstitiels ou de transit, rien n’y fait. On a beau affirmer que parallèlement, cette pensée fait valoir, à juste titre, que l’un des résultats de la colonisation fut l’institution, sur une échelle planétaire, de rapports de subalternité entre les puissances coloniales d’une part, et d’autre part des entités humaines qui auparavant jouissaient d’une relative autonomie, voire étaient indépendantes. Là n’est apparemment pas la question.
La bête à cornes et la saison des poisons
Puisqu’en vérité il ne s’agit pas d’un débat académique, il faut donc prendre le taureau par les cornes.
Le tournant autoritaire et néoconservateur de la pensée française coïncide avec la réactivation du mythe de la supériorité occidentale et la redistribution de la haine sur une échelle planétaire. La guerre apparaissant dans ce contexte comme le sacrement de cette nouvelle époque, celle du brutalisme. Exploitant à sa manière tout l’arc des émotions et passions populaires, la nébuleuse des sacrificateurs contribue à entretenir le fantasme d’une France débarrassée des créations de l’esprit venues de l’étranger et de la pensée des Autres, ces symboles par excellence de l’Ailleurs, de ceux-la auxquels nous ne pouvons guère nous identifier, et que l’on doit, dans tous les cas, empêcher de se glisser dans nos formes de vie, puisqu’ils finiront tôt ou tard par nous empoisonner.
Le risque d’empoisonnement se trouve donc au cœur de la panique actuelle. Haïr viscéralement ce que l’on ne connait pas, ce dont on a cure ou ce à l’égard duquel l’on n’éprouve qu’indifférence est notre nouvelle passion, la passion pour les poisons de tout genre. Celle-ci est la conséquence d’une lecture ultra-pessimiste du moment contemporain marqué, entre autres, par la redéfinition de l’étranger en tant que porteur de risques mortels (les idées y compris) contre lesquels il faut à tout prix se prémunir. Le statut polémique qu’occupe l’étranger et ses idées dans l’imaginaire et le champ français et européen des affects n’incite guère à l’optimisme. L’hostilité à l’égard des courants de pensée post- et décoloniaux et des critiques du féminisme civilisationnel participe d’une nouvelle forme de “commissariat”, le commissariat pour la “protection du mode de penser européen” (à supposer qu’une telle curiosité existe), le pendant du portefeuille pour “la protection du mode de vie européen” concocté récemment par l’Union Européenne elle-même. Cette hostilité est le complément philosophique et culturel du désir renouvelé de la frontière. Elle va de pair avec la réactivation des techniques de séparation et de sélection généralement associées à toute institution frontalière.
Loin d’être à la repentance, l’ère est plutôt à la bonne conscience. À travers la colonisation, les puissances européennes cherchaient à créer le monde sinon à leur image, du moins à leur profit. « Rude et laborieuse race de mécaniciens, d’agriculteurs, de constructeurs de ponts » et de statues (dirait Nietzsche), les colons ne purent finalement accomplir que de grossiers travaux. Mais ils étaient armés d’une poignée de certitudes que la décolonisation n’a guère effacées et dont on peut constater la résurgence et les mutations dans les conditions contemporaines.
La première était la foi absolue en la force. Les plus forts ordonnaient, dictaient, agençaient, commandaient, et donnaient forme au reste du troupeau humain. La deuxième, toute nietzschéenne, était que la vie même était avant tout volonté de puissance et instinct de conservation. La troisième était la conviction selon laquelle les colonisés représentaient des formes morbides et dégénérées de l’homme, corps obscurs en attente de secours et qui réclamaient de l’aide. Quant à la passion de commander, elle se nourrissait du sentiment de supériorité à l’égard de ceux dont l’unique tâche était d’obéir et de se laisser instruire. S’y ajoutait l’intime certitude que la colonisation était un sublime acte de charité et de bienfaisance pour lequel les colonisés devaient éternellement témoigner de sentiments de gratitude, d’attachement et de fidélité.
Ce complexe idéo-symbolique sert de fondement à ce qui passe pour la bonne conscience européenne et à son fantasme-maître, le fantasme de l’innocence. Cette bonne conscience a toujours consisté en un mélange d’indifférence, de volonté de ne pas savoir et de pulsion de brutalité, notamment à l’encontre des non-parents. Elle a toujours consisté à vouloir n’être coupable de rien, la revendication d’un irénique état d’innocence qui trahit paradoxalement la peur de la vérité. Cette fuite permanente dans l’irénisme, cet attachement viscéral à un état illusoire d’innocence aura chaque fois poussé une certaine Europe à toujours vouloir nier ses crimes. Elle repose paradoxalement sur la conviction selon laquelle les instincts de haine, d’envie, de cupidité et de domination font partie de la vie, et qu’il ne saurait donc y avoir de morale valable pour tous, les forts comme les faibles. L’homme supérieur ne saurait être condamné sur la base de la morale du faible. Et, puisqu’il existe une hiérarchie entre les hommes, il devrait en exister entre les morales. Aux yeux des contempteurs des pensées minoritaires, la critique du passé colonial ne sert à rien, sinon à déviriliser l’Europe, à la dévitaliser et à en alanguir la volonté, c’est-a-dire la capacité de brutalisation.
Telle est la bête à cornes. Nietzsche disait qu’elle a toujours exercé le plus grand attrait sur l’Europe. Cet attrait ne s’est guère affadi. Bien au contraire, il est en pleine résurgence. Ceci étant, c’est son procès qu’il faut urgemment intenter si le monde tout entier doit redevenir le sol commun de toute l’humanité.
La pensée critique d’expression française se trouve à un véritable tournant. Si, comme l’explique la philosophe Nadia Yala Kisukidi, la colonisation a signifié l’accaparement du monde et du sol commun par quelques-uns pour le profit de quelques-uns, alors la décolonisation exige de « rendre à chaque partie du monde la possibilité de faire monde ». C’est à cette égale possibilité de faire monde que s’opposent les caporaux “du mode de penser européen”. Ils sont convaincus que de la liquidation des pensées venues d’Ailleurs dépend la survie de ce mode de penser. Ils ne veulent ni faire monde avec d’autres, ni habiter un monde commun.
Ainsi que je l’écrivais dans Critique de la raison nègre en 2013: « l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde. Tel est en effet l’événement ou, en tous cas, l’expérience fondamentale de notre âge. Et, s’agissant d’en mesurer toutes les implications et d’en tirer toutes les conséquences, nous n’en sommes justement qu’au début. Pour le reste, que cette révélation nous soit donnée dans la joie, qu’elle suscite l’étonnement ou qu’elle nous plonge plutôt dans l’ennui, une chose est certaine : ce déclassement ouvre de nouvelles possibilités – mais est aussi porteur de dangers – pour la pensée critique » [5].
Dans le cas de la pensée critique d’expression française, ces dangers seront mortels si la raison défaite, l’intimidation, l’injure et la diffamation l’emportent sur la parole accueillante et dédiée à la seule tâche qui, aujourd’hui, vaut varitablement la peine, à savoir la réparation du monde et la réconciliation entre tous ses habitants, humains et non-humains.
[1] Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000. Cet ouvrage vient de faire l’objet d’une réédition en format poche chez La Découverte, avec une préface inédite de Nadia Yala Kisukidi [Paris, La Découverte, 2020].
[2] Il a été traduit en anglais sous le titre On the Postcolony, Berkeley, University of California Press, 2001.
[3] Achille Mbembe et Felwine Sarr (sous la direction de), Écrire l’Afrique-Monde, Paris, Philippe Rey, 2017.
[4] Voir, par exemple, le numéro spécial « Racial France » de la revue americaine Public Culture, Volume 23, no 1, 2011, avec des contributions entre autres de Sylvie Tissot, Jean-Francois Bayart, Robert J.C. Young, Ann Laure Stoler, Marnia Lazreg, Ranjana Khanna. Lire, par ailleurs, Dipesh Chakrabarty, « Postcolonial Studies and the Challenge of Climate Change » et Robert C.J. Young, « Postcolonial Remains », New Literary History, Volume 43, no 1, 2012. Ou encore le numéro special « New Topologies of the Postcolonial », in Cambridge Journal of Postcolonial Literary Inquiry, Volume 1, no 1, 2014.
[5] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 9.
Achille Mbembe est historien, Enseigne l'histoire et les sciences politiques à l'université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université de Duke (Etats-Unis)
DIP DOUNDOU GUISS, UN FLOW PROVOCATEUR
Son talent n’a d’égal que ses grandes ambitions. Estimant que le hip hop sénégalais reste encore à parfaire, il considère avoir les bonnes pièces du puzzle qui passeront le parfait maquillage
Il marche actuellement sur l’eau, Dip Doundou Guiss. Le jeune prodige du rap, qui vient de publier dans les bacs un nouvel album, «Lnn», voit son nom et ses titres partout. Prolifique, provocateur, chouchouté, audacieux, confiant, son talent n’a d’égal que ses grandes ambitions. Estimant que le hip hop sénégalais reste encore à parfaire, il considère avoir les bonnes pièces du puzzle qui passeront le parfait maquillage.
Son album sorti en fin d’année 2019 se consomme comme l’aloko en Côte d’Ivoire. Tout en restant dans un flux ininterrompu, «Lnn» enregistre en ce moment plus de deux millions de téléchargements en streaming. Les casques personnalisés et estampillés ainsi que les clefs Usb, qui en sont les principaux supports, se vendent également comme de petits beignets à la crème. Ce bijou musical de Dip Doundou Guiss, bien apprécié par le public, carillonne partout et sonne comme l’opus vedette de ce début d’année. De plus, les critiques en donnent des observations élogieuses. Ce qui réjouit le rappeur. «La commercialisation du produit est un bon indice, certes. Il est important que les gens aient la culture d’acheter ce que nous faisons et nous appuient. Mais, ce qui est plus significatif pour moi est que les gens soient charmés par la qualité et créditent tout le travail qui est abattu dans les coulisses», fait savoir Dip, trouvé décontracté entre ses potes, dans son studio d’enregistrement et label «Reptyle Music».
A l’écoute des 19 morceaux de l’album, on est confronté à des couleurs musicales enchanteresses, de rythmes novateurs et de beats intrépides. Le titre éponyme, où Dip est en featuring avec le tonitruant Bass Thioung, concentre bien le ton de l’opus et prouve toute l’audace de l’artiste. Et encore, le propos ne sonne pas toc. «Lnn» est un travail mitonné pendant un bon moment, selon Dip, et dont les moindres traits ont été soigneusement pensés et élaborés. «Lnn», sigle de «Loo ñeme ñàkk», est une expression du jargon populaire qui invite son interlocuteur à tenir un pari et à un courage de racaille. Cet album, autant dans son esprit que dans la dénomination, traduit la personnalité et le style de Dip Doundou Guiss.
HOMME DE DÉFIS
Il est un homme de défis et se classe dans la rubrique des révolutionnaires qui apportent un souffle nouveau et moderne au mouvement hip hop. Depuis le début de sa carrière en 2012, Dip Doundou Guiss est, hormis le chouchou de son art, comme la révélation du hip hop local. Parce que son groove est original, ses lyrics profonds et saisissants. Le jeune homme est influencé dans sa prime adolescence par les tubes de Daara j, Positive black soul, de Karim Xrum Xaax, entre autres. «J’écoutais un peu de tout», embraye-t-il. A l’international, il s’abreuve des rimes cadencées de Dmx et de Ti, ainsi que des mélopées de J Cole dont il raffole ses story tellers. «J’aime bien ce style, et je fais souvent des égos trips, c’est vrai. Mais, contrairement à ce que beaucoup pensent, je ne parle pas toujours de moi et je ne veux rien dévoiler. Je vis en société, et bon nombre de mes concitoyens s’identifient à mes propos et ont besoin de quelqu’un qui parle à leur place. Je ne traduis que les préoccupations des jeunes et de la société», précise-t-il avec son visage oblong. Ceci justifie, peut-être, l’adhésion populaire à sa musique.
Une autre partie de l’explication se trouve dans le berceau de son enfance. Dominique Preira est né en mars 1991. C’est dans les dédales de son Grand-Yoff natal, un quartier populeux, peu éclatant, qu’il a pétri son talent, griffonné ses premiers textes et écumé les premiers battles de rap. Il se distingue à partir de ces joutes et gagne les premières bobines de son futur costume de star. Lui, l’enfant d’une famille «peu aisée». Il a grandi ensuite entre ce quartier et celui de son Castors, chez son grand-père, fait un peu plus de 400 cents coups et développe le virus de la turbulence et, surtout, de la musique.
Cette passion fera que le bachelier ne fasse pas vieux os dans les amphis de la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il fait de la musique son choix de vie à la place des subtilités du droit et dit ne rien en regretter aujourd’hui. Dominique Preira est marié et père d’un enfant, et vit dans l’ombre discrète d’un Dip projeté sous les lumières du succès.
Cette reconnaissance, Dip l’a gagnée en peu d’années à la faveur de son groove, son style et son script singuliers. En six années, il en est à son sixième projet musical, sans compter les singles et autres featurings à son actif. Le jeune musicien estime qu’il y a, avec le talent, énormément de travail, de la maturité, de l’habilité gagnée avec le cursus et la conscience de sa responsabilité, ses responsabilités. Il est de cette mouvance qui conçoit que le mouvement hip hop est évolutif, et il a l’objectif d’imposer sa signature sur ce qui constituera le point de sa progression. «Mon travail se sentira plus tard, quand la génération à venir commencera à bénéficier des fruits de notre révolution. Il se sentira lorsque, d’ici quelques années, on retiendra que Dip aura donné une bonne impulsion à la marche», laisse entendre Dip, un tantinet prémonitoire, signifiant en passant qu’il ne veut pas durer dans le game.
GÉNÉROSITÉ
Toutefois, admet-il que même s’il mourrait aujourd’hui, son nom serait tout de même bien évocateur dans le milieu. Dip est remarquable par sa générosité. Son label, «Reptyle music», où il est coproducteur, constitue un incubateur pour plusieurs jeunes talents qui ne cherchent qu’à révéler voix et talents. Dip ne voit là qu’une logique, en rendant un ascenseur qui lui a été envoyé à un moment propice. Selon lui, dans un ton vif et perspicace, il est le patron du rap sénégalais. «Il faut avoir le courage de l’affirmer. Ce n’est pas une auto-proclamation parce que ce sont les chiffres et le public qui l’attestent. Ce n’est ni de la vantardise ni un manque de modestie. Et si la modestie doit dissiper la vérité, c’est qu’elle n’est plus une vertu», assène Dip, dans une espièglerie accentuée par le fin tracé de sa moustache en voûte. Pas dédaigneux, mais un brin hardi. Dominique, bon catholique, n’a foi qu’en Dieu. Dip Doundou Guiss croit dur en son talent et reconnaît qu’il y a encore beaucoup de travail à effectuer.
Au détour de son nouvel album, Dip amorce un virage à partir duquel il entend entreprendre la conquête du marché international. Son duo avec le rappeur français Lefa, ex-figure du groupe «Sexion d’assaut», donne le la de cet objectif. Il considère que la tendance mondiale subit des mutations, et il a le devoir d’y apporter sa touche. Outre sa notoriété et la présentation de son empreinte, il veut aller à l’assaut du marché international afin de populariser et commercialiser le produit sénégalais. D’autant plus que, conçoit-il, il a déjà fait ses preuves, dispose d’assez de courage pour oser le neuf et est le chef de file et porte-étendard du hip hop sénégalais nouvelle version. De son avis, il se dégage comme l’ambassadeur attitré et idéal. D’après lui, il suffit juste de constater la ruée de ses pairs sur sa personne pour s’en apercevoir.
«Si aujourd’hui mon style est copié et toutes les attentions concentrées sur moi, c’est que je suis le premier de la classe. Certains peuvent continuer à dénigrer en disant que je fais du taasu ou du mbalax. C’est dommage parce que c’est soit une méprise, soit une incompréhension. Mais ça n’enlèvera en rien au fait que je suis sur le trône. Je n’ai nommé personne, mais eux tous me nomment, financent des clips vidéos, tissent des bobards et se tuent au studio pour m’apporter une réplique», nargue Dip Doundou Guiss, faisant allusion à la série de clashs notée dernièrement.
Même s’il affirme n’avoir pas donné le départ de cet épisode, c’est de son single «Président Fifa» qu’est partie la flopée qui a retenu les attentions. Des répliques les unes les plus acerbes et grossières que les autres. Dip dit ne pas en être fier et regrette d’avoir proféré des injures et la tournure des choses. Ceci, à cause de ce principe d’ellipse d’ordre social qui instruit la censure de certains faits et propos. Toutefois, il note deux conclusions. «Le rap n’est pas né des maisons, il reste une acticité de rue. A force de le nettoyer, il pourrait en perdre son sens, même si, c’est vrai, nous devons être regardants. A côté également, l’incident a bien promu mon album. Et ceci montre que seul le travail reste et compte», argue le rappeur.
Dip inscrit ce clash derrière lui et dit faire focus sur ses perspectives. Il prépare son concert en France le 1er février, celui du Cices le 8 suivant, en plus des tournées en gestation. L’artiste, qui est aujourd’hui sanctifié par les vétérans du rap galsen comme la relève de la matière, dit avoir conscience du poids de ses responsabilités. Des responsabilités qu’il compte assurer comme un grand. Sans aspérités et loin des fadaises.
CES VILLAGES OÙ LES HOMMES ONT DISPARU
Les hommes sont partis tenter de gagner leur vie en Europe. Alors, dans ces villages sénégalais, restent les femmes, seules pour assumer toutes les charges sous des regards réprobateurs
The New York Times via Courrier International |
Dionne Searcey et Jaime Yaya Barry |
Publication 23/01/2020
Cela fait des années que son mari a traversé les mers pour chercher du travail en Europe. Des années que Khadijah Diagouraga se rend seule jusqu’aux champs d’arachides, pour tenter de trouver de quoi nourrir sa famille nombreuse : elle a treize personnes à faire vivre. Jusqu’à ce jour où la pompe à eau du village est tombée en panne. Khadijah a alors attelé un âne à une carriole pour acheminer l’eau depuis un puits voisin, maudissant son époux absent tout le long du chemin. Un simple geste qui a choqué Koutia, son village conservateur de l’est du Sénégal. Conduire des animaux, c’est un travail d’homme, ont déclaré les anciens du village. “C’est un spectacle auquel j’aurais préféré ne jamais assister”,lance Baba Diallo, 70 ans, assis à l’ombre de tiges de maïs séchées. Il secoue la tête, comme pour se débarrasser de ce souvenir.
Dans toute l’Afrique de l’Ouest, les villages se sont vidés des maris, des frères, des fils dans la force de l’âge. Beaucoup sont partis pour l’Europe en quête d’argent et ne sont jamais revenus. Seules, les femmes ont peu à peu pris en charge des tâches traditionnellement réservées aux hommes. Comprenant qu’elles risquaient de ne jamais voir la couleur de l’argent que leurs époux avaient promis de leur envoyer, elles n’ont eu d’autre choix que de gagner leur vie pour assurer la subsistance de leur famille.
Le pays est l’un des plus touchés par ce phénomène : peu à peu, les hommes ont disparu. Vers le milieu de la décennie écoulée,le Sénégal était l’un des dix principaux pays d’origine des migrants qui débarquaient en Italie. Depuis, ces mouvements de migration ont brutalement baissé, le nationalisme ayant poussé certains pays d’Europe à imposer des contrôles plus sévères. Certains des hommes, morts durant la traversée du désert ou celle de la Méditerranée, ne reviendront jamais. À Koutia et dans les villages alentour, près de 130 personnes auraient ainsi perdu la vie, assurent les responsables locaux.
Dans l’est du pays, Koutia et les plaines environnantes brûlées par le soleil sont les terres sénégalaises d’où viennent de nombreux migrants. Ici, pour vivre, on dépend presque exclusivement de la culture – surtout de l’arachide –, et la sécheresse ne faiblit pas. Nombreux sont les hommes à avoir baissé les bras, espérant mieux vivre et gagner plus ailleurs. D’après le chef du village de Koutia, où vivent 95 familles, en un peu plus d’une génération, 200 hommes ont émigré vers l’Europe. Partout, on voit ce que permet l’Europe. Au beau milieu des cases en brique, se dressent çà et là des maisons en béton, parfois hautes de deux étages, peintes et ceinturées de murs de ciment. Toutes ont été financées par de l’argent envoyé au pays, renouvelant sans cesse l’attraction de l’Europe. Autrefois, quand ils marchaient pour rejoindre leurs champs d’arachides, Khadijah Diagouraga et son mari passaient devant ces belles maisons. Ils voyaient les antennes satellite sur les toits, ces voisins qui brandissaient des iPhone. Il y avait aussi la mosquée scintillante, aux murs carrelés, flanquée de son haut minaret. Elle avait été construite avec des fonds rassemblés par des migrants originaires des environs, se vantait le chef du village. Certains villageois avaient même de quoi s’offrir une voiture.
Il y a quelques années, Mohamed Diawara, l’époux de Khadijah Diagouraga, avait réussi à acheter un petit moulin automatique, il arrivait à faire de la farine de millet et de maïs qu’il vendait ensuite. Mais l’appareil coûtait cher en carburant, et il tombait sans cesse en panne. Et puis les travaux agricoles étaient rudes. Mohamed Diawara n’avait qu’un seul âne pour l’aider à travailler la terre, alors que ses voisins étaient équipés de charrues modernes : chaque récolte semblait plus pauvre que la précédente.
Malgré tout, il avait réussi à économiser un peu d’argent pour acheter de nouvelles pièces pour son moulin, puis il s’est ravisé. Il préférait utiliser cette somme pour payer des passeurs et se rendre en Italie, a-t-il dit un jour à Khadijah. Elle savait que c’était dangereux : trois hommes du village étaient déjà morts cette année-là en tentant de rejoindre l’Europe. “Reste, on se débrouillera”, l’a-t-elle supplié. “Ça fait des années qu’on a du mal à joindre les deux bouts”, lui a-t-il répondu, décidé.
Alors un matin, il y a cinq ans, alors que résonnait l’appel à la prière, Mohamed Diawara est parti. Khadijah a glissé dans ses mains une couverture bleu et blanc qu’elle avait brodée spécialement pour lui, et elle a passé la journée en larmes. Il lui a fallu attendre cinq mois avant d’avoir de ses nouvelles. “Je ne savais même pas s’il était en vie, raconte-t-elle. Peut-être avait-il perdu son téléphone. J’avais entendu dire que les migrants se faisaient détrousser. Peut-être qu’il était mort en prison. Ou en mer.”
Le jour où il a enfin appelé, elle s’en souvient bien : elle était occupée à faire la cuisine. Il lui a dit qu’il était en Italie et qu’il avait traversé l’enfer pour y arriver. Il ne lui a pas donné de détails. L’important, c’était d’avoir réussi. Elle l’a remercié d’avoir risqué sa vie pour sa famille. Il n’a ensuite rappelé que quatre mois plus tard. Les communications entre eux sont devenues rares, et brèves. Pour finir, il lui a envoyé de l’argent, l’équivalent d’une vingtaine d’euros. Puis toute une année s’est écoulée avant qu’il ne renvoie quelque chose.
En réalité, les migrants sont tout sauf assurés de trouver du travail en Europe. Mohamed Diawara a expliqué à Khadijah qu’il partageait sa chambre avec quatre autres hommes et qu’il lui arrivait de passer plusieurs jours sans manger. Il travaillait dans une société de nettoyage mais le salaire qu’il touchait était très faible. Il n’avait plus les moyens de rentrer au pays.
Khadijah savait que la vie était dure pour lui. Mais de son côté elle devait subvenir aux besoins de ses deux enfants, mais aussi de sa famille à lui : plusieurs nièces et neveux, ainsi que la mère, souffrante, de Mohamed. Livrée à elle-même, Khadijah éprouvait souvent de la colère. Et s’il la trompait en Italie ? Elle a chassé cette pensée de son esprit. Elle se sentait bien seule désormais dans leur lit double au couvre-lit jaune et à la tête de lit en bois. Elle avait songé à le quitter. Mais elle l’aimait. Et comment pourrait-elle quitter un homme qui s’efforçait d’améliorer le sort de sa famille ?
Dans des villages voisins, des femmes avaient divorcé de maris migrants pour trouver des compagnons proches de chez elles. À Magali, Ida Traoré, 32 ans, s’est retrouvée enceinte de jumeaux, tandis que son mari vivait en France. Le beau-père de la jeune femme a appelé son fils, Diarsso, pour lui dire que sa femme avait une liaison. Ce dernier s’était immédiatement excusé auprès d’elle : voilà treize ans qu’il était à l’étranger. “Elle a des besoins sexuels, a expliqué Diarsso la première fois qu’il a rendu visite à sa femme depuis son départ. C’est difficile à accepter, mais je ne dois pas me voiler la face.” Certaines femmes sont sous la coupe de leur beau-père, qui s’immisce dans leur vie tandis que leur fils est à l’étranger. Dans le village de Niaouli Tanoun, six hommes sont ainsi partis pour l’Europe, et leurs épouses se sont plaintes de leurs beaux-pères respectifs, qui les empêchaient de circuler librement, et plus encore de gagner de l’argent.
Mais ailleurs, des femmes se sont unies et ont repris le dessus. Dans le village de Magali, elles font du jardinage, partagent les récoltes et se prêtent de l’argent les unes aux autres. C’est Safy Diakhaby, 28 ans, dont le mari est parti pour l’Europe il y a onze ans alors qu’elle était enceinte, qui a pris la tête du groupe. À l’époque, elle l’avait encouragé à partir. Désormais, elle a de la chance, son mari envoie un peu d’argent : elle a pu construire une maison en dur. Mais cela ne suffit pas pour faire vivre les 21 personnes de son foyer.
Safy Diakhaby a embauché une équipe d’hommes pour les travaux des champs. Consciente qu’ils n’obéiraient pas facilement à une femme, elle leur fait à déjeuner pour les motiver. Elle stocke des cacahuètes qu’elle vend quand la saison des récoltes est passée, ou en période de vaches maigres. Quand, au contraire, la récolte est bonne, elle partage le surplus avec d’autres femmes qui traversent la même épreuve. “Si nous ne nous serrons pas les coudes, nous souffrons toutes”, dit-elle. Mais pour de nombreuses femmes de migrants, seuls les dons assurent leur subsistance. Les anciens préfèrent, d’ailleurs.
Habsatou Diallo vit aux abords d’un chemin de terre sinueux, non loin de chez Khadijah. Son mari est parti pour l’Europe il y a six ans, sans un adieu. Il n’a donné aucune nouvelle depuis. Le four en argile que Habsatou utilisait pour cuire le pain qu’elle vendait au marché s’est détérioré à défaut d’entretien. De toute manière, elle n’a plus d’argent pour acheter de la farine. Elle vit grâce à son beau-père.
Khadijah, elle, se souvient des premiers temps : “Je ne savais même pas à qui demander de l’aide. Tout me mettait en colère. Je me suis dit qu’il valait mieux que je me débrouille seule.” Elle a alors décidé de travailler davantage. Elle a attelé son âne pour lui faire labourer le champ, et s’est aussi servie de l’animal pour puiser de l’eau au puits. Elle a commencé à tirer un peu d’argent de sa récolte et a ouvert une échoppe, où elle vend du thé et des sandwichs.
Elle a entendu des réprobations chuchotées de la part de passants. Certains restaient là à la regarder. “Les femmes devraient vivre de la charité”, disaient certains hommes. D’autres estimaient qu’elle n’était pas assez forte, ou étaient désolés pour elle. Il y a peu, elle est tombée malade et a dû se procurer des médicaments avec l’argent destiné à l’achat de marchandises pour son échoppe. Un après-midi, quand sa fille de 5 ans a déboulé de l’école avec une facture de frais de scolarité, Khadijah en est restée médusée : il y en avait pour moins d’un euro, mais c’était encore trop pour ses faibles moyens. “Je vais aller parler à ton instituteur et lui demander d’être patient”, a-t-elle dit.
Et puis elle est partie travailler après avoir mis des haricots à tremper pour le dîner. Toute en sueur, elle courait derrière son âne, le poussant à remonter des seaux d’eau depuis un puits profond.
Certains des rares jeunes hommes restés au village restaient affalés dans l’ombre, non loin de là. De temps à autre, ils levaient la tête pour la regarder trimer, par cet après-midi torride. “Je prie Dieu pour qu’elle recueille le fruit de son labeur”, a lancé Hamidou Diawara, 19 ans. Les jeunes étaient là depuis des heures à ne rien faire : ils ne rêvaient que du grand voyage vers l’Europe.
MOUSTAPHA DIAKHATE POURRA-T-IL ÉBRANLER L’APR ?
Les points de vues contradictoires des Pr Maurice Soudieck Dione et Moussa Diaw de l’université Gaston Berger de Saint-Louis.
Mardi dernier, Moustapha Diakhaté était exclu de l’Alliance pour la République (APR) par la commission de discipline de ca parti dirigé par Abdoulaye Badji. Quelles conséquences politiques après l’exclusion de Moustapha Diakhaté ? Le Témoin pose le débat… Certes si l’homme est perçu comme « un influenceur », le fait qu’il ne dispose pas de base politique, ni de réseau relationnel dense fera qu’il sera forcément isolé face à la toute- puissance du rouleau compresseur du parti présidentiel. Moustapha Diakhaté, une bravade perdante. Une hypothèse soutenue et défendue par des analystes politiques notamment les enseignants Maurice Soudieck Dione et Moussa Diaw.
Sans aucune surprise, l’alliance pour la république (APR) a décidé mardi dernier de se séparer définitivement de Moustapha Diakhaté, le « rebelle » qui ne cessait de critiquer à tout-va son leader et, par ailleurs, président de la république mais qui ne cessait également de brûler médiatiquement toutes les initiatives du pouvoir. le professeur Maurice Soudieck Dione, lui, retient que l’exclusion de l’ancien président du groupe parlementaire de Benno Bokk yaakar (Bby) est faite de façon cavalière parce que, pense-t-il, ceux qui ont pris cette décision devaient d’abord avertir le « rebelle », ensuite le blâmer avant de prendre la décision de l’exclure définitivement de leur parti. « Mais lorsqu’ils visent directement l’exclusion, cela remet en question la démocratie dans ce parti. Eux, ils disent que les sorties et propos de Moustapha Diakhaté détruisent l’image de leur parti mais cette exclusion pourrait plutôt laisser penser que leur parti est dictatorial », analyse Maurice Soudieck Dione. et même s’il n’est pas précisé que le document annonçant l’exclusion est un communiqué ou une décision, le professeur à l’université Gaston Berger de Saint-Louis pense que même les fautes de grammaire et d’orthographe relevées dans ce texte prouvent à suffisance la légèreté de cette décision. poursuivant, notre analyste du jour pense que plus on s’approche de 2024, plus des responsables du parti présidentiel se démarqueront et cracheront du feu sur le président et son gouvernement. il donne à cet effet l’exemple de l’ancien ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Pr Mary Teuw Niane, et responsable du parti au pouvoir à Saint-Louis qui a annoncé sa candidature à la mairie de cette ville. « Vous voyez bien que Mary Teuw Niane est en train de se frayer un chemin et d’autres le suivront sans doute », fait constater le Pr Maurice Soudieck Dione.
Pr Moussa Diaw, analyste politique : « Son exclusion ne va pas laisser de traces »
De son côté, le professeur Moussa Diaw est d’avis que l’exclusion de Moustapha Diakhaté aura bien des conséquences politiques dans la mesure où ce dernier va être en marge de son parti. « Mais, comme il le dit, il est soutenu par ses proches. Qui sont ces proches-là ? Est-ce qu’ils sont du parti ? Est-ce qu’ils ont une force politique ? » Se demande notre politologue. Mais, dans tous les cas, cette exclusion traduit, selon lui, une crise au niveau de l’alliance pour la république. Poursuivant, Pr Moussa Diaw se demande si cette crise a un Link (lien) avec des responsables du parti gouvernemental. « Moustapha Diakhaté va être isolé me semble-t-il. Même s’il avait quelques soutiens, cela ne peut ébranler son désormais ex parti. Moustapha Diakhaté n’a pas de base politique. Et si vous n’avez pas une base et des personnes que vous pouvez mobiliser, vous ne pesez pas lourd dans le landerneau politique » estime l’enseignant à l’UGB.
Pr Maurice Soudieck Dione : « Moustapha Diakhaté n’a pas de base politique mais c’est un influenceur »
À la question de savoir si l’exclusion de Moustapha Diakhaté, qui n’a aucune base politique, pourrait laisser des séquelles à l’APR, le Pr Dione souligne d’abord que l’ancien chef de cabinet du président de la république est une icône dans le landerneau politique. « C’est quelqu’un qui a été le premier à dire non au président Abdoulaye Wade. Ensuite, il a aidé le président Macky Sall dans la création de leur parti et son accession au pouvoir. Avec des politiques comme Moustapha Diakhaté, c’est moins une question de base politique mais c’est plutôt une question d’influence. Moustapha Diakhaté fait partie des gens qui peuvent influencer beaucoup de gens », martèle Maurice Soudieck Dione. Un point de vue contredit par son collègue Moussa Diaw, enseignant chercheur en politique à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, qui pense, lui, que l’exclusion de l’ancien patron du groupe parlementaire de la majorité à l’assemblée nationale ne va pas laisser de traces. « À mon avis, Moustapha Diakhaté ne bénéficie pas de soutien de grandes pointures du parti. Puisque des consignes ont été données par le président Macky Sall et que tous ceux qui sont dans son camp devront respecter. Pour cette raison, ce serait très risqué pour certains hauts responsables de manifester leur soutien à Moustapha Diakhaté. Compte tenu de cette donne, ce dernier sera sans doute seul dans son combat destiné à refonder l’APR », pense en conclusion le Pr Moussa Diaw.
NAISSANCE D’UNE GRANDE ECOLE DES OFFICIERS
L’Ecole nationale des officiers d’active (ENOA) de Thiès et l’Ecole des Officiers de la Gendarmerie nationale de Ouakam (Eogn) seront bientôt fusionnées afin de mieux répondre aux défis de défense et de sécurité dans le cadre d’une formation commune
L’Ecole nationale des officiers d’active (ENOA) de Thiès et l’Ecole des Officiers de la Gendarmerie nationale de Ouakam (Eogn) seront bientôt fusionnées afin de mieux répondre aux défis de défense et de sécurité dans le cadre d’une formation commune. D’où la naissance d’une Grande école militaire des officiers que « Le Témoin » quotidien magnifie.
Quoi qu’on puisse lui reprocher, le président de la république Macky Sall, Chef suprême des armées a fait la défense et la sécurité du Sénégal une préoccupation majeure. Une ambition qui s’est traduit depuis sept ans par une impressionnante montée en puissance de nos forces de défense et de sécurité. Lesquelles ont été équipées durant cette période comme elles ne l’avaient jamais été auparavant. Elles disposent d’armes redoutables mais aussi de moyens navals et aériens dont les différents défilés du 4-avril n’ont donné qu’un aperçu très incomplet. En même temps, la formation et l’entraînement ont fait un saut qualitatif tandis que la logistique suit à merveille. De même, plusieurs réformes ont été opérées dans le but de rendre ces forces plus opérationnelles et aussi leur permettre de s’adapter aux nouvelles menaces. la dernière date concerne la fusion de l’ecole nationale des officiers d’active (Enoa) de Thiès et l’école des Officiers de la Gendarmerie nationale Eogn) de Ouakam.
Une fusion qui sera bientôt actée afin de mieux répondre aux défis de défense et de sécurité à travers une formation commune. Concrètement, tous les futurs officiers (armée et Gendarmerie) seront désormais formés dans un même moule c’est-à-dire à l’école nationale des officiers d’active (Enoa) de Thiès. Une école qui sera transformée en académie militaire ou alors en une Grande école militaire des officiers. Donc une sorte de retour à l’orthodoxie !
Jusqu’à une époque récente, l’Enoa de Thiès était notre prestigieuse saint-Cyr (France) pour l’enseignement supérieur et la formation militaire des officiers de l’armée. Ceux de la Gendarmerie aussi y faisaient leur formation de base. Après leur sortie de Thiès, ils allaient faire leur spécialisation à l’école nationale de gendarmerie installée à Melun en France. Car, la Gendarmerie restait et demeurait toujours un corps très attractif des armées nationales. Parce qu’à un moment donné, tout élève officier major de sa promotion se faisait orienter systématiquement vers la Gendarmerie. Jusqu’à ce qu’une réforme vienne casser cette tradition en laissant libre choix aux élèves de faire leur propre option. et pourtant, d’autres filières comme l’infanterie et le Génie faisaient toujours bonne figure d’autant que la majorité des Chefs d’état Major Généraux des armées (Cemga) sont issus de ces deux prestigieux corps. Mieux, plusieurs jeunes officiers du Génie et de l’infanterie ont fait de brillantes carrières dans les armées jusqu’à atteindre la haute hiérarchie. Mais cela n’empêchait pas que la Gendarmerie nationale demeurait à la fois attractive et attrayante.
L’école des Officiers de la Gendarmerie nationale implantée à Ouakam (Dakar) visait seulement à satisfaire la forte demande mais aussi à renforcer les besoins de la Maréchaussée en officiers. Mais aujourd’hui, nous sommes dans un contexte de défis sécuritaires où les officiers de l’armée et ceux de la Gendarmerie doivent s’adapter à l’évolution des graves menaces à la paix et la sécurité internationales. Une adaptation qui ne peut se faire qu’à travers une formation militaire commune voire un tronc commun. Toujours est il qu’ils seront sans doute nombreux, les officiers retraités ou actifs, à magnifier voire saluer l’initiative de cette fusion Enoa -Eogn qui vient assurément à son heure.
MOUSTAPHA DIAKHATÉ SE LANCE DANS LA ‘’REFONDATION’’ DE L’APR
Mànkoo Taxawu sunu APR se veut ’’un mouvement ouvert et populaire’’ qui ‘’ne demande ni carte d’entrée et rassemble toutes celles et ceux qui agissent pour promouvoir le programme de la refondation de l’Alliance"
Moustapha Diakhaté a rendu publique jeudi la ‘’déclaration fondatrice’’ de son mouvement ’’Mànkoo Taxawu sunu APR / Initiative pour la Refondation de l’Alliance : démarche pour une APR nouvelle’’ qui compte ’’donner la parole aux militants’’ pour ’’sortir le parti des querelles intestines, postures sectaires, clientélistes et courtisanes’’.
Exclu de l’APR, mardi, Diakhaté relève à travers sa page Facebook que ’’depuis onze ans’’ ce parti ’’fonctionne comme une masse informe, une foire d’empoigne, un parti de querelles de personnes, de luttes des places sans merci sur fond d’ambiguïté idéologique, de déliquescence des structures, organisations et instances de direction à tous les niveaux’’.
Il estime que ’’ce tableau apocalyptique de la locomotive de la majorité présidentielle doit alerter plus d’un et appeler à la mobilisation de toutes les militantes et de tous les militants pour remettre l’APR en l’endroit. Il nécessite qu’en permanence on s’interroge sur nos pratiques militantes’’.
Moustapha Diakhaté en appelle à une ‘’révolution militante’’, un travail qui exige, selon lui, ‘’de donner la parole aux militants pour qu’ils s’y impliquent, qu’ils y soient à l’origine ou en soutien’’.
Selon lui, partir de la base, c’est faire de l’APR, ’’au-delà de la collecte des suffrages, de politiques électoralistes’’, ’’un instrument de conscientisation, d’éducation, d’encadrement des militantes et militants et d’intermédiation entre le peuple sénégalais et son gouvernement’’’.
Mànkoo Taxawu sunu APR/Initiative pour la Refondation de l’Alliance se veut ’’un mouvement ouvert et populaire’’ qui ‘’ne demande ni carte d’entrée et rassemble toutes celles et ceux qui agissent pour promouvoir le programme de +la Refondation de l’Alliance+’’, explique Diakhaté.
Le mouvement, dit-il, ’’entend assumer sa mission en participant au renouveau de l’action militante à travers la production et la diffusion de propositions sur l’ensemble des sujets qui structurent la vie du Parti et de la Nation’’.
Pour Moustapha Diakhaté, il faut que ’’la démocratie interne devienne la norme et la liberté le cadre de la vie politique dans l’APR’’.
Dans sa ‘’plateforme revendicative’’ figurent la dissolution du Secrétariat exécutif national, de toutes les structures, organismes internes et la mise en place de la Présidence du Parti, etc., la mise d’une Direction collégiale provisoire chargée de piloter la Refondation du Parti, la réaffirmation de l’option libérale du Parti et sa double appartenance du Réseau libéral africain et de l’Internationale libérale, la dévolution et l’exercice démocratique des responsabilités et des pouvoirs dans le part, etc.
Mànkoo Taxawu sunu APR a pour entre autres objectifs de ’’reconstruire la confiance de l’engagement militant dans l’APR ; revitaliser la démocratie interne, participative et inclusive ; réfléchir sur les missions fondamentales du parti ; améliorer les modes d’intervention du parti au profit des populations ; proposer des solutions de gouvernances innovantes à destination des instances, structures internes et organismes affiliés’’, indique-t-il.
Moustapha Diakhaté annonce que ’’cet appel du jeudi 23 janvier 2020’’ sera suivi d’autres ’’initiatives et actions’’.
Il a annoncé le lancement de ’’plusieurs plateformes collaboratives pour recueillir des propositions, points de vue’’, la préparation de ’’grandes rencontres thématiques sur l’indépendance, l’intégration, le vivre ensemble, la démocratie, l’Etat de droit, la gouvernance sobre et vertueuse, la rupture, la Patrie avant le parti et le PSE’’.