L’entrepreneur achève le déploiement de la télévision numérique au Sénégal en échange d’une exclusivité pour la diffusion de contenus payants. Un comble pour les chaînes, qui lui ont intenté des procès pour piratage
Jeune Afrique |
Marième Soumare |
Publication 15/09/2019
C’est une petite ligne, nichée dans un communiqué de la présidence, qui montre que les choses s’accélèrent. À quelques mois de la mort programmée de la diffusion analogique, le président Macky Sall a invité, le 23 juillet, ses ministres « à accélérer le démarrage des activités de Télédiffusion au Sénégal (TDS SA) ».
Créé par le gouvernement, TDS aura à sa charge la gestion de l’exploitation du système de Télévision numérique terrestre (TNT), mis en place par la société sénégalaise Excaf. Après cinq ans de chantier et plusieurs reports, dus notamment à des difficultés de trésorerie, Sidy Diagne, héritier du pionnier de l’audiovisuel sénégalais Ibrahima Diagne, dit « Ben Bass », est en passe de remporter son pari. La TNT devrait être diffusée dans l’ensemble du pays à partir de l’année prochaine.
À la tête d’un groupe de plusieurs centaines d’employés, l’homme d’affaires est propriétaire de deux chaînes privées de télévision (Radio Dunyaa Vision et RDV Music & Sport) et de quatre stations de radio (dont Soxna FM et Dunyaa FM). Les professionnels du secteur décrivent un « véritable entrepreneur », « infatigable », « influent », « appuyé » et « apprécié ». Le PDG a pris le risque d’assumer seul les 39 milliards de FCFA (environ 60 millions d’euros) que coûte le chantier.
Unique fournisseur de contenus payants
Ce modèle de financement inédit lui permet de devenir l’unique fournisseur de contenus payants via la TNT (deux multiplexes, soit une soixante de chaînes) pour dix ans au moins. L’opérateur commercialise actuellement un bouquet payant d’environ 60 chaînes sénégalaises et internationales vendu 10 000 F CFA par mois. Un acteur du secteur évalue le nombre de ses abonnés à quelque « 50 000 à 80 000 ». Pour rentrer dans ses frais – colossaux –, Sidy Diagne espère inonder le pays de ses décodeurs et abonnements. Avec ses bouquets TNT, il pourrait toucher près de 300 000 abonnés, selon l’un de ses conseillers.
S’il réussit son pari, il sera passé très près d’un échec retentissant. En 2017, le groupe s’était vu dans l’incapacité d’honorer une créance de 1,7 milliard de F CFA empruntés à la Banque islamique du Sénégal (BIS) pour financer ses investissements. La justice avait alors ordonné la mise en vente aux enchères d’une partie de son patrimoine immobilier.
Aujourd’hui, Sidy Diagne assure que 80 % de ses biens ont été récupérés. À la tête du groupe familial, Sidy Diagne a fait sienne la devise de son père : « Le nom de famille de notre entreprise n’est pas Diagne : c’est travail ». Touche-à-tout parti de rien, Ben Bass a œuvré à la diversification et à la modernisation de l’offre télévisuelle dans le pays, diffusant aussi bien des films pour adultes que des prêches religieux ou encore des championnats de lutte.
90 % du Sénégal est couvert selon Excaf
À la mort de Ben Bass, Sidy Diagne, qui a débuté dans le groupe en 2007 en tant que secrétaire général, reprend naturellement la direction générale. « Rien n’a été facile », concède-t-il. À la mi-2014, il remporte le chantier de la TNT face à plusieurs poids lourds du secteur (Portugal Telecom, TDF, Alcatel et Thomson, ainsi que les chinois Huawei et ZTE) et concrétise le dernier projet paternel.
Une source proche de la présidence estime que le contrat conclu entre l’État et Excaf était d’ailleurs inégal. « Le modèle proposé était alléchant, trop favorable à l’État », glisse notre interlocuteur, qui assure toutefois que « l’ensemble du territoire national est quasiment couvert » par le signal TNT (90 %, selon Excaf). Une « réussite » pour le Sénégal, une énorme prise de risque pour Sidy Diagne, « cerné de tous côtés », « lâché » financièrement par certaines banques qui se seraient engagées pour lui.
La transmission des infrastructures de la TNT d’Excaf à l’État se fera-t-elle sans anicroche ? « Rien n’est encore fait », reconnaît El Hadj N’diaye, le président du conseil d’administration de TDS, qui estime à « deux ou trois semaines » le délai de passation de la charge du transport du signal. Parallèlement, une évaluation technique du chantier menée par Excaf a débuté dans certaines régions, comme Thiès et Diourbel.
La TNT, joyau national
Cet audit pourrait-il remettre en question le respect du contrat signé par l’État ? Pour l’heure, Sidy Diagne conserve ses soutiens à la présidence. « C’est un opérateur privé sénégalais qui, aujourd’hui, a doté le pays d’une télévision terrestre numérique », se félicite un proche du palais, qui qualifie Excaf de « joyau national ». Si le chantier de la TNT, très lourd financièrement, a failli couler son entreprise, le patron y aurait gagné une certaine protection, estiment ses détracteurs.
« C’est un pirate notoire, et c’est d’autant plus grave qu’il est détenteur d’une licence TNT », assène Caroline Guenneteau, directrice juridique de BeIN Sports France. Le groupe a diligenté des actions dès 2015 pour obtenir l’arrêt de la diffusion de ses programmes. Condamné en 2016 à verser 20 millions de F CFA par jour et par chaîne diffusée, Excaf mettra plusieurs mois à stopper la diffusion de ses chaînes.
« Cela a été extrêmement difficile de faire adopter ces décisions, et très difficile de les faire respecter », lâche Caroline Guenneteau. à la mi-2016, le Conseil national de régulation de l’audiovisuel sénégalais (CNRA) adressait également au groupe une mise en demeure lui enjoignant d’arrêter la diffusion des chaînes BeIN Media Group, TF1 Distribution et Turner, et à s’acquitter d’une amende de 8 millions de F CFA.
Des contentieux en justice en France et au Sénégal
Certains groupes, tels que Canal+, la Liga, BeIN Media Group et France Télévisions, ont porté leur contentieux devant les justices française et sénégalaise, qui leur ont donné raison, sans pouvoir obtenir finalement le règlement des amendes. Sidy Diagne n’a cure des critiques. « Certaines entreprises étrangères ne souhaitent pas que ce modèle de financement réussisse et veulent ternir notre expertise. » Le patron réfute le terme de « pirate » et se veut rassurant : « Nos relations ne sont pas au beau fixe, mais nous nous efforçons de respecter nos engagements. Nous avons le potentiel pour payer nos dettes. »
À Paris, Nathalie Bobineau, directrice du développement international chez France Télévisions, s’impatiente devant une situation « catastrophique ». « Tout le monde est au fait de cette situation, à Paris comme à Dakar », déplore-t-elle : « J’ai été jusqu’à contacter Franck Paris [le « Monsieur Afrique » d’Emmanuel Macron], qui ne m’a pas répondu. » Pendant ce temps, « les dettes de Sidy Diagne s’accumulent, et il continue de diffuser nos chaînes de manière frauduleuse. »
Selon France Télévisions, leur montant s’élève à plusieurs dizaines de millions d’euros. D’autres créanciers évoquent une facture totale qui dépasse 100 millions d’euros. « Si Excaf devait s’acquitter de la totalité de ses dettes, la société n’existerait plus », affirme l’un d’eux. Pas de quoi émouvoir au plus haut sommet de l’État sénégalais, enchanté de ne pas avoir versé 1 F CFA pour mettre en place la TNT.
LE PIT VA RENDRE HOMMAGE À DANSOKHO
La cérémonie va se tenir à l’UCAD 2, dans l’enceinte de l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, à partir de 15 h, samedi prochain
Le Parti de l’indépendance du travail (PIT) annonce dans un communiqué l’organisation d’‘’une cérémonie d’hommages’’ prévue samedi prochain et dédiée à son président d’honneur, Amath Dansokho, décédé le 23 août dernier à l’âge de 82 ans.
La cérémonie va se tenir à l’UCAD 2, dans l’enceinte de l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, à partir de 15 h.
Amath Dansoko fut ministre, député et maire de Kédougou (sud-est). Il était l’une des figures légendaires de la gauche sénégalaise.
Leader historique du PIT, il en était secrétaire général jusqu’au 23 mai 2010, date à laquelle Magatte Thiam lui a succédé.
APRÈS LE FCFA, LE FCFA ?
Comment l’une des deux monnaies coloniales encore en circulation dans le monde, essaie de survivre sous un nouveau nom : “l’eco”
Voici comment le franc CFA, l’une des deux monnaies coloniales encore en circulation dans le monde, essaie de survivre sous un nouveau nom : “l’eco”.
PAR MATTHIEU RENAULT
FRANTZ FANON ET LA DÉCOLONISATION DES SAVOIRS
La décolonisation des savoirs ne se limite pas à la déconstruction du discours colonial ou critique des « savoirs colonisants », de savoirs qui ont participé à la légitimation, voire à la réalisation de l’entreprise coloniale
elam.hypotheses.org |
Matthieu Renault |
Publication 15/09/2019
Théories voyageuses : un discours de la méthode postcoloniale
C’est depuis la perspective d’une « décolonisation des savoirs » que nous considérerons l’œuvre de Frantz Fanon[1]. Débutons en soulevant les questions suivantes :
quels sont les effets théoriques générés par l’appropriation des savoirs européens depuis un dehors de l’Europe et contre l’hégémonie européenne ?
comment ces savoirs sont-ils affectés et traduits lorsqu’ils sont mobilisés dans la lutte contre la domination coloniale, lorsqu’ils sont « retournés contre leurs auteurs » ?
Notre hypothèse est que le geste postcolonial de décentrement de l’Occident (de son regard et de son lieu d’énonciation) est porteur d’enjeux cruciaux non seulement pour les théories politiques et de la société, mais aussi pour les théories de la connaissance – et donc pour la philosophie. Ce qui est en jeu n’est rien d’autre que la formation d’une épistémologie postcoloniale – qui ne peut manquer de faire écho et d’entrer en étroite relation avec les recherches menées dans le cadre des théories du genre, et en particulier avec la construction d’« épistémologies féministes ». Cette théorie politique de la connaissance est fondamentalement réflexive dans la mesure où elle ne peut manquer d’interroger l’épistémologie elle-même en tant que celle-ci se situe au cœur de la production du savoir en Occident. Si l’on prétend mettre en question le « savoir », il faut aussi interroger son modus operandi[2] : l’épistémologie postcoloniale, ou décoloniale, doit également être une épistémologie décolonisée.
Cet effort de décolonisation épistémique s’inscrit de manière évidente dans la lignée des nombreuses tentatives ayant visé à dévoiler les liens intimes unissant relations de pouvoir et fabrique de la connaissance. Cependant, tandis qu’après Foucault l’objectif a souvent été de réinjecter du « politique » dans l’histoire et la philosophie des sciences, nous nous attachons tout autant à réinjecter de l’« épistémologique » au cœur de discours généralement considérés comme infra ou para-théorique (tel fut le plus souvent le destin des écrits de Fanon) ; au cœur de « savoir assujettis » qui habitent les frontières de la théorie, des frontières dont le tracé n’est pas étranger aux divisions de l’espace colonial et dont la « fixité » demande elle aussi à être questionnée.
Mais qu’est-ce que la décolonisation des savoirs sinon le projet même de la critique postcoloniale, le projet des postcolonial studies ? En effet, et pour le dire de manière sommaire, les postcolonial studies– inspirées par les écrits de Foucault et plus généralement par la French Theory – se sont efforcées de dévoiler et de défaire l’enchevêtrement du « pouvoir » et du « savoir » en situations coloniale et postcoloniale. Cet effort s’est régulièrement confondu avec la critique, d’inspiration gramscienne, de l’hégémonie (post)coloniale traduite comme le nexus de la colonisation des corps (par la force) et de la colonisation des esprits (par le consentement). On peut toutefois se demander si cette approche ne s’est pas accompagnée d’un affaiblissement conceptuel des deux composants du doublet savoir/pouvoir : d’un côté s’est produite une mise entre parenthèses de l’usage persistant de la pure force (ou, en un sens fanonien, de la violence) en situation postcoloniale, et l’on soulignera ici le manque de théorisation de la guerre (au-delà des luttes d’hégémonie) dans la littérature postcoloniale ; de l’autre côté, la formation d’une certaine rhétorique postcoloniale, posant sans assez de précaution l’équation de la « pensée occidentale » et de la colonisation des esprits, a souvent barré la voie à une réflexion proprement épistémologique sur la/les signification(s) de la décolonisation.
Nous pensons donc que problématiser la décolonisation des savoirs en tant que question épistémologique per se est légitime, et plus encore essentiel. Mais qu’est-ce, plus précisément, que la décolonisation épistémique ? Peut-on en donner une définition générale ? Prenant acte du fait que « la désimpérialisation est un projet en cours » (Chen 2010 : 257), nous ne prétendons pas donner une réponse définitive à ces questions et ne cachons pas que notre position dépend d’un postulat (par définition non prouvé) qui, en outre, énonce d’abord ce que cette décolonisation n’est pas : la décolonisation des savoirs n’est pas le renversement de la logique binaire du colonialisme, le refus et le bannissement des théories nées en Occident – quoiqu’une telle exclusion/inversion puisse en être un moment. La décolonisation épistémique doit par ailleurs être distinguée de la réappropriation et du retournement du stigmate (telle qu’il a pu, par exemple, être opéré dans le mouvement de la Négritude), de la revalorisation d’idées et arguments dévalorisants. Enfin, la décolonisation des savoirs ne se limite pas à la déconstruction du discours colonial ou critique des « savoirs colonisants », de savoirs qui ont participé à la légitimation, voire à la réalisation de l’entreprise coloniale. Décoloniser les savoirs signifie plutôt produire des variations sur les théories nées en Occident, les décentrer : en d’autres termes, les déplacer, les faire voyager au-delà de l’Occident – la question de leur retour n’étant pas moins capitale[3]. En ce sens, théoriser la décolonisation épistémique signifie analyser les lois de transformation qui gouvernent la formation des « théories voyageuses » en situation (post-)coloniale.
Nous ajouterons que cette perspective épistémologique, soucieuse des « lieux de la connaissance », attentive aux processus de délocalisation et relocalisation des savoirs – processus qui reposent parfois, en particulier dans la critique postcoloniale, sur de véritables stratégies de déplacement – est à même de renouveler ce que l’on appelle communément l’« histoire des idées », de leur diffusion, leur circulation, des influences, etc. Il s’agit ainsi de donner lieu à une géopolitique postcoloniale de la connaissance. Risquons-nous à une autre hypothèse : si depuis des années se sont multipliées les théories de la dispersion, des diasporas, du déplacement, des migrations, de l’exil, etc., il pourrait se révéler pour le moins heuristique de faire de ces objets du savoir des instruments de connaissance en les déplaçant sur un plan épistémologique afin de penser les transformations qui affectent l’« identité » des théories européennes en situation post-coloniale de dispersion[4]. L’enjeu est de conceptualiser ce que l’on peut appeler des « théories en dispersion »[5].
Revenons à la conceptualisation des théories voyageuses esquissée par Said et Clifford. Said a consacré à ce sujet deux essais. Tandis que dans le premier (Said 1983), il affirme que le voyage des théories, leur relocalisation[6] affecte et atténue leur potentiel critique, il corrige très sensiblement ce jugement dans le second, « Traveling Theory Reconsidered », (Said 2008 [1994]), où il confère au « voyage » un pouvoir de réactualisation et dirons-nous même de revigoration de la théorie. Or, à côté d’Adorno, c’est Fanon, lecteur (présumé) de Lukàcs, que Said prend pour exemple. Plus de dix ans séparent ces deux textes. Entre-temps, Clifford aura publié, en 1992, son célèbre essai « Travelling Cultures » (Clifford 1997), mais aussi un texte moins connu, mais tout aussi passionnant, paru dans la revue Inscriptions et intitulé « Notes on Theory and Travel » (Clifford 1989). Clifford y salue Said pour avoir appréhendé la théorie « en termes de lieux et de déplacements, de voyages », pour avoir « mis en question la propension de la théorie à chercher un lieu stable, à flotter au-dessus des conjonctures historiques ». Mais il souligne aussi et semble s’étonner que le voyage que retrace Said dans son premier texte soit « confiné à l’Europe » ; et il ajoute que l’essai de Said nécessite « des modifications si l’on veut l’étendre à un contexte post-colonial ». L’on peut dès lors se demander si la « reconsidération » et la revalorisation par Said des théories voyageuses dans son second texte ne sont pas intimement liées à cette « sortie » des théories européennes hors de l’Europe qu’il envisage alors à travers la figure d’un intellectuel engagé dans la lutte de libération nationale algérienne, Frantz Fanon. Clifford lui aussi fait de Fanon le précurseur du voyage postcolonial des théories : « Depuis Fanon au moins, les théoriciens non-occidentaux ont régulièrement occupé les territoires de la théorie occidentale, en travaillant de manière oppositionnelle [Said aurait dit « contrapuntique »] avec et contre (à la fois à l’intérieur et à l’extérieur) des termes et expériences dominants[7]. »
Il est selon nous pertinent de considérer les écrits de Fanon en termes de théories voyageuses[8]. En effet, le discours anticolonial/postcolonial de Fanon est gouverné par un double mouvement de rupture et de répétition, de décentrement et de traduction, de déprise et de reprise (au-delà à la fois de toute négation et de toute imitation) des théories nées en Europe : psychanalyse et psychiatrie, hégélianisme, philosophie existentielle, anthropologie politique, etc. Chez Fanon, ces théories se voient littéralement transformées en vertu de leur réappropriation et relocalisation d’un point de vue anticolonial. La pratique théorique de Fanon s’enracine dans une série de déplacements géo-épistémiques qui, comme l’écrit Žižek, affectent la « substance de la théorie elle-même » et ont des « conséquences théoriques et politiques […] fracassantes » (Žižek 2007 : 12).
Enfin, ce geste fondamental de déplacement est susceptible d’ouvrir la voie à ce que l’on pourrait appeler un discours de la méthode postcoloniale, et ce à condition de ne pas oublier que la méthode elle-même doit être décolonisée, ainsi que Fanon l’affirme lui-même dès les premières pages de Peau noire, masques blancs : « Il y a un point où les méthodes se résorbent » (Fanon 1971 [1952] : 153). Fanon démontre, affirme Lewis R. Gordon, qu’il y a aussi une « colonisation au niveau méthodologique » : « Pour évaluer la méthode, la meilleure “méthode” est la suspension de la méthode » (Gordon 2008 : 108). C’est pourquoi il faut se prémunir de tout « fétichisme méthodologique » ; ainsi que nous l’avons déjà dit, l’on ne saurait décoloniser les savoirs sans problématiser leurs modes de production.
Cinq méthodes de déplacement épistémique
Il n’en reste pas moins que Fanon fait selon nous un pas de plus en posant les fondements d’une véritable méthode postcoloniale, ou plus exactement en mettant en œuvre cinq méthodes de déplacement épistémique[9].
L’appropriation et l’approfondissement de la tradition autocritique européenne
La première méthode est une méthode d’appropriation et d’approfondissement de la tradition autocritique européenne. Ainsi que le souligne à juste titre Said, la pensée de Fanon puise ses racines dans le mouvement critique d’exploration des « soubassements de l’édifice de la raison occidentale » (Said 2000 : 375), mouvement dont les trois figures tutélaires sont Freud, Marx et Nietzsche. La critique fanonienne du colonialisme n’en appelle jamais à des arguments qui se voudraient non ou anti-européens, mais fait bien plutôt usage des conflits et divisions internes à l’Europe. Ashis Nandy (1998 : xii) souligne avec raison que « la plus violente dénonciation de l’Occident, produite par Frantz Fanon, est écrite dans le style élégant de Jean-Paul Sartre ». Les écrits de Fanon sont l’exemple même d’une volonté de rupture radicale qui demeure, dans les termes de Nandy, informée par la « pensée occidentale ».
Pour donner un exemple concret, la conception fanonienne du racisme colonial en tant que manichéisme – gouvernée par le schème antidialectique du double – prolonge la critique psychanalytique (« intra-civilisationnelle ») de la civilisation, cette dernière étant conçue par Freud et Jung comme processus de clivage de la vie psychique de l’homme-blanc-civilisé, de dissociation des mobiles instinctuels/sexuels (réprimés) d’un côté, des motifs moraux et intellectuels (valorisés) de l’autre. Mais l’intervention fanonienne n’est en aucun cas une simple répétition. Ainsi que le note à nouveau Said, Fanon « situe ses prédécesseurs géographiquement – ils sont d’Occident – pour mieux libérer leurs énergies de la matrice culturelle répressive qui les a produites » (Said 2000 : 375). L’on peut à cet égard lire le premier livre de Fanon, Peau noire, masques blancs, comme une traduction du Malaise dans la civilisation de Freud depuis une perspective anticoloniale. Tandis que Freud mettait avant tout l’accent sur la formation du Surmoi en tant qu’introjection de l’autorité, Fanon, lui, affirme que le mécanisme civilisationnel fondamental est la projection systématique par l’homme blanc de sa « part maudite » (animale) sur l’homme noir qui, en vertu même de la répétition de cette attribution, devient le nègre, le sauvage opposé au civilisé. Le nègre n’est ainsi rien d’autre que le symbole de ce que le Blanc rejette en lui-même. Ce n’est qu’un fragment dissocié, projeté et personnifié de la psyché de l’homme blanc. Cette position permet à la fois à Fanon d’« étendre » la psychanalyse au-delà de l’Europe et de critiquer-défaire la nostalgie primitiviste qui continue de la hanter.
L’adoption de la perspective (psychique et cognitive) du colonisé
La deuxième méthode postcoloniale mise en œuvre par Fanon est une méthode d’adoption de la perspective du colonisé. Fixer l’attention sur les subjectivités colonisées (sujétion et subjectivation) est devenu la marque de fabrique des études postcoloniales et si Fanon en est aujourd’hui considéré comme l’un des précurseurs, c’est sans aucun doute parce qu’il fut l’un des premiers à thématiser les effets psychiques du colonialisme sur ses victimes.
Pour Fanon, problématiser la projection raciale en tant que catharsiscollective est inséparable du fait de soulever la question suivante : quel effet cela fait au colonisé/Noir d’être représenté comme représentant des pulsions de l’Autre-blanc ? Car il n’est pas suffisant de dire que l’imagerie et l’imaginaire du racisme sont constitutifs d’un espace spectaculaire de la race ; il faut aussi démontrer que, pour le Noir, cet espace est avant tout un espace spéculaire, un miroir qui lui renvoie sans cesse une image déformée de lui-même. De même, il n’est pas suffisant de poser que le racisme est fondé sur le dualisme de la civilisation ; il faut aussi montrer qu’une telle scission est la cause d’un dédoublement analogue dans l’expérience vécue du colonisé, la source d’une double conscience. Enfin, il n’est pas suffisant d’affirmer que le racisme n’est rien d’autre qu’idée-idéologie (ou même, pour citer Sartre, une « passion »), que la « nature noire » n’est rien d’autre qu’une création de l’homme blanc, ou encore que le Noir est un symbole sans référent, un « signifiant » sans « signifié » ; il faut aussi se demander ce que signifie, phénoménologiquement, être un symbole (et n’être que cela) pour l’autre, et ainsi être privé de toute parole : « Qui est le symbole ? » ; il faut analyser non seulement la personnification des complexes de l’homme blanc, mais aussi l’incarnation du symbole « nègre » par l’homme noir et la lutte de ce dernier contre lui-même en tant que symbole. C’est que nous appelons la revanche du symbole, une stratégie théorique cruciale chez Fanon.
Dans ses écrits ultérieurs, Fanon continue de penser depuis l’autre côté du couple binaire colonisateur/colonisé. À cet égard, L’an V de la révolution algérienne, publié en 1959 (Fanon 2001), peut être lu comme une phénoménologie politique (en première personne) de la conscience en voie de décolonisation. En conclusion, le renversement fanonien des points de vue a de profondes conséquences théoriques. Soulever la question des effets de la colonisation sur le colonisé signifie indissociablement interroger les « effets épistémologiques » d’un tel questionnement, car ce renversement affecte, altère, transforme la théorie elle-même.
La (re)situation géopolitique des discours théoriques
La troisième méthode de déplacement épistémique est une méthode de (re)situation géopolitique des discours théoriques. En « localisant » et réinterprétant les théories européennes en contexte colonial, Fanon conteste leur prétention à être vraies en tout temps et en tout lieu, indépendamment de la singularité de leurs conditions de production et de leurs lieux d’énonciation. Abordons la question par le biais de cinq exemples.
Le premier concerne la position de Fanon quand il problématise le clivage de l’homme noir, il ne se satisfait pas d’appliquer des arguments psychologiques et psychanalytiques « universels » à un cas prétendument « particulier », fût-ce, comme on le dit parfois, pour révéler les limites (culturelles et politiques) au-delà desquelles ces arguments deviennent intenables, « faux ». Plus radicalement, resituer (relocaliser) les discours théoriques signifie refuser toute « atopicité » théorique. A priori, les écrits de Freud et Jung ne sont pas moins « particuliers », situées, que ceux de Fanon et les thèses de ce dernier sur la double conscience peuvent être interprétées comme une critique générale du caractère anhistorique et apolitique des conceptions psychanalytiques du moi et de l’inconscient – du moins dans un ensemble d’interprétations de l’œuvre de Freud –, une position qui n’est pas sans rappeler l’attitude du sociologue africain-américain William E. B. Du Bois à l’égard de la psychologie de William James (Zamir 1995).
Notre second exemple a trait à l’illustre question des relations de l’âme et du corps. Dans le chapitre théorique de sa thèse de psychiatrie (Fanon 1951), chapitre intitulé « Le trouble mental et le trouble neurologique » (Fanon 1975 : 1079-1090), Fanon réfute les conceptions de l’« esprit » en tant qu’entité séparée et, à la suite de Kurt Goldstein, Henry Ey et Merleau-Ponty, définit la vie psychique comme intégration de la vie organique-corporelle dans une structure d’ordre supérieur. Inversement, la maladie est désintégration, dissociation de l’« âme » et du « corps ». Or, dans Peau noire, masques blancs, Fanon thématise précisément le clivage chez l’Antillais du « corps » noir et de l’« âme » blanche, de la peau noire et des masques blancs. Le Noir perçoit son corps comme un « obstacle ». Il se sent exister en dehors et à distance de son propre corps (héautoscopie), un corps qui est objet de mépris, de haine et de phobie. Pour le Noir, le corps est bel et bien un tombeau de l’âme. Pour autant, une telle désintégration n’est que l’effet du regard racialisant, l’effet de la dialectique maître/esclave dans laquelle, écrit Judith Butler, le maître demande à l’esclave « d’être le corps que lui s’efforce de ne pas être » (Butler 1999 : 53). « Sois mon corps » exige-t-il de l’esclave (Butler 2010 : 82). Pour Fanon, le corps est toujours déjà intégré à un champ politique, c’est un corps politique. Et le dualisme âme/corps est lui-même un produit des politiques civilisationnelles et coloniales.
Le troisième exemple concerne la conception fanonienne de l’altérité. Fanon rejette l’ontologie de l’altérité de Sartre – sa figure indifférenciée de l’« Autre » – dans la mesure où elle empêche de comprendre adéquatement la singularité de la situation de l’individu racialisé :
« Si les études de Sartre sur l’existence d’autrui demeurent exactes (dans la mesure, nous le rappelons, où l’Être et le Néantdécrit une conscience blanche), leur application à une conscience nègre se révèle fausse. C’est que le Blanc n’est pas seulement l’Autre, mais le maître, réel ou imaginaire d’ailleurs » (Fanon 1971 : 112).
Fanon condamne le processus même d’application et en appelle à une désontologisation qui est la contrepartie théorique nécessaire du confinement de l’homme noir dans le néant.
Le quatrième exemple renvoie aux écrits révolutionnaires de Fanon en tant que gouvernés par une philosophie politique de la vie et de la mort. Dans L’an V de la révolution algérienne, Fanon affirme que le colonisé vit dans un état tragique de « mort-dans-la-vie » ; des forces de mort ne cessent de pénétrer sa vie nue qui n’est rien d’autre que mort en suspens, mort différée : vivre, c’est survivre. La scène coloniale est scène mortuaire. La vie dans les colonies est une continuelle lutte contre la mort. En d’autres termes, cette vie n’est que ce qui résiste à la mort, formule qui fait écho à la doctrine médicale de Bichat dans la mesure où, ainsi que l’écrit Foucault dans Naissance de la clinique, Bichat conçoit la mort comme « ce à quoi s’oppose la vie et ce à quoi elle s’expose », ce qui seul « [donne] à la vie une vérité positive » (Foucault 2003 : 147-148). Mais à nouveau, cette caractérisation de la vie n’est aucunement pour Fanon une définition atemporelle-atopique, indépendante de tout contexte. La vie en tant que vie-contre-la-mort est une « invention » des politiques coloniales. Inversement, la lutte pour l’indépendance sera manifestation des forces vitales, d’une vie conçue comme pouvoir d’affirmation et d’épanouissement. Fanon donne lieu à un vitalisme politique.
Le cinquième et dernier exemple concerne la Négritude de Senghor – qui nécessite elle-même d’être déplacée dans la mesure où elle répète en l’inversant la logique raciale et coloniale, la confirmant ainsi dans son primitivisme. D’après Fanon, Senghor a raison lorsqu’il affirme que le Noir est un être d’émotion pour lequel l’« être » et la « vie » sont identiques. Cependant, il est inutile d’en appeler à une quelconque « métaphysique africaine » pour expliciter cette incroyable sensibilité, celle-ci étant plutôt l’effet d’une situation dans laquelle la vie est réduite à la « vie nue », une situation dans laquelle le corps colonisé est en permanence menacé par les agressions du colonisateur. L’hypersensibilité du colonisé est avant tout un mécanisme corporel de défense spontanée contre la sujétion ; et c’est pour une part une réaction morbide. Fanon s’inspire incontestablement de la négritude, mais afin de défaire celle-ci en la « vidant » de tout culturalisme et de tout racialisme. Le vitalisme fanonien est une répétition parodique de l’émotionalisme de Senghor.
La subversion de l’ordre (occidental) du discours
Nous définissons la quatrième méthode fanonienne comme méthode de subversion de l’ordre (occidental) du discours. La stratégie consiste ici à se jouer, désordonner et réordonner les séquences théoriques de moments logiques, phénoménologiques, historiques, etc.
Le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, « L’expérience vécue du Noir », peut ainsi être lu comme une relecture subversive de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Pour Fanon, le voyage de la conscience (noire) commence par la « conscience malheureuse », par un clivage « originel ». Et lorsque Fanon, prenant appui sur le « primitivisme » senghorien, en appelle à la certitude sensible immédiate en tant qu’arme contre le racisme, ce n’est pas pour affirmer qu’une telle irrationalité sera plus tard dépassée par une position plus rationnelle, plus objective. Car l’irrationalité n’est plus le « passé » de la raison, c’est tout au contraire une réaction à l’échec de celle-ci dans son combat contre le racisme. La « certitude sensible » n’est plus, comme chez Hegel, le commencement de l’histoire ; c’est bien plutôt l’effet de sa fin dans la mesure où le colonialisme – en tant qu’il gèle le procès dialectique/historique – peut être défini comme une fin (prématurée) de l’histoire.
Dans les mains de Fanon, les stades de la conscience (blanche) deviennent autant d’armes pour la conscience (noire) : « J’avais, pour les besoins de la cause, adopté le processus régressif » (Fanon 1971 : 99). Fanon donne lieu à une dialectique éclatée ; il ne s’agit aucunement pour la conscience noire de répéter le voyage phénoménologique de la conscience blanche, son histoire, mais de rejouer autrement ses différents moments, de combiner autrement ses stades. La phénoménologie fanonienne multiplie les modalités d’historicisation et, en ce sens, préfigure de manière tout à fait originale les critiques postcoloniales-subalternes de l’historicisme. De manière similaire, Fanon en appelle dans Les Damnés de la terre(1961) à une distension du marxisme. Or si « distendre » signifie en premier lieu augmenter la surface ou le volume d’un corps, c’est-à-dire ici étendre le marxisme au-delà des frontières de l’Europe, cela signifie également relâcher les liens qui unissent un « tout », en l’occurrence le « tout » du marxisme, pour réagencer (réordonner) autrement ses moments, ses concepts et ses figures.
Enfin, la stratégie de désordre et réordonnancement privilégiée par Fanon consiste en l’inversion des relations de cause à effet. Sa réinterprétation du stade du miroir lacanien est à cet égard éloquente. Pour Lacan, la « crainte de la mort, du “Maître Absolu”, supposée dans la conscience par toute une tradition philosophique depuis Hegel, est psychologiquement subordonnée à la crainte narcissique de la lésion du corps propre » (Lacan 1999 : 122). Fanon intervertit les termes : l’angoisse de dislocation du corps noir est subordonnée à la crainte du maître blanc, dont les pouvoirs de morts ne sont pas qu’imaginaires. Le stade colonial du miroir, en tant qu’identification au maître blanc, n’est plus en rien un remède au démembrement ; il en est plutôt la cause. Donnons un second exemple, inspiré par ces fameuses lignes des Damnés de la terre : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser. […] Il est la violence à l’état de nature » (Fanon 1991 : 92). La référence à Hobbes est ici évidente et peut être attestée par d’autres écrits, notamment l’article « Conduites d’aveu en Afrique du Nord » (Fanon 1955, 1975b). Fanon montre que, dans les colonies, l’état de nature n’est plus la préhistoire du politique, son origine immémoriale. C’est bien plutôt son « futur », l’effet même du pouvoir colonial en tant que machine à créer du primitif. Précisons que ce renversement n’est qu’une partie du déplacement postcolonial de l’anthropologie politique opéré par Fanon.
La « régression » théorique
La cinquième et dernière méthode de déplacement est une méthode du retour ou mieux de la régression théorique. Cette méthode est déjà à l’œuvre dans Peau noire, masques blancs où Fanon fait retour aux théories de la race, au-delà ou plus exactement en deçà des théories du racisme – alors développées sous l’égide de l’Unesco. Plutôt que de bannir les noms de race (le nègre, le mulâtre, etc.) en tant que purs produits du racisme, Fanon choisit d’occuper le terrain de l’ennemi et fait un usage performatif de la « race » afin de défaire celle-ci, d’en dévoiler le non-sens. Tandis que le retournement du stigmate « nègre » demeurait, chez Senghor et d’autres, informé par les déterminations raciales et biologiques, son appropriation par Fanon est en un sens purement linguistique ; ses jeux de mots n’ont d’autre fin que de déconstruire la grammaire de la race.
Plus tard, Fanon, engagé au cœur de la révolution algérienne, conçoit les luttes de libération nationale comme luttes pour la vie, sources de « mutations » en un sens quasi biologique. Mais une telle théorie de la révolution mélangeant le « vital » et le « politique » et représentant le conflit colonial comme une lutte opposant deux « espèces » antagonistes (Fanon 1991 : 70) est à nouveau une subversion parodique des conceptions d’inspiration darwinienne de la lutte raciale pour l’existence[10]. Par ailleurs, les arguments et le style de Fanon dans Les Damnés de la terre font fortement écho au schéma de la « guerre des races », tel que l’explicitera plus tard Foucault dans Il faut défendre la société (1997), cette « répétition » étant une réponse à la négation du processus de la lutte des classes dans les colonies. Cependant, c’est là encore de la part de Fanon un retour stratégique et non simplement un renversement du racisme colonial, un « contre-racisme ». En effet, ainsi que l’affirme Foucault, le schéma de la guerre des races n’assigne pas encore de sens biologique stable à la race. De plus, le discours fanonien de la guerre des races – en tant que « dualisme stratégique » plutôt qu’« essentialisme stratégique » au sens de Gayatri Chakravorty Spivak – autorise un décentrement, une multiplication des lieux depuis lesquels le conflit peut être narré, contre le monologue du discours racial et colonial. C’est la « voix des sans-voix » que Fanon soulève.
Une phénoménologie postcoloniale : à propos des stratégies (théoriques) de guerre
Nous en avons à présent terminé avec l’exposition des cinq méthodes fanoniennes de déplacement géo-épistémique. Nous avons beaucoup parlé non seulement de méthodes, mais aussi de stratégies. La raison en est que chez Fanon, les méthodes (épistémologiques) sont toujours à la fois des stratégies (politiques). Fanon nous donne à penser ce que l’on peut appeler des politiques postcoloniales de connaissance. L’on pourrait objecter que notre interprétation en termes de stratégies-performances théoriques est quelque peu anachronique et qu’elle menace de masquer le fait que les concepts fanoniens n’ont pas été produits dans le calme d’une bibliothèque, mais dans une situation d’urgence, et, pour une large part, dans un contexte de guerre. Ce sont pour ainsi dire des « concepts sales »[11]. En d’autres termes, « chez un intellectuel de terrain comme Fanon, il ne faudrait pas penser que le stratégique épuise le réactionnel »[12]. Nous nous accordons entièrement avec cet argument, mais nous pensons également qu’il n’y a aucune antinomie entre ces deux termes-attitudes : la guerre n’est-elle pas le domaine par excellence de la stratégie ? Pour le meilleur ou pour le pire, Fanon institue la connaissance en champ de bataille (non métaphorique) et nous enjoint ainsi à repenser et à renouveler l’idée même de stratégie théorique-discursive.
Disons-le autrement. Nous avons précédemment affirmé que le vitalisme politique de Fanon était aussi une subversion du racisme biologique ; mais nous n’avons pas pour autant dit qu’il était « seulement » cela. Certes, nous maintenons fermement l’idée que le discours biopolitique de Fanon est avant tout un discours de contrepoint, autrement dit, qu’il ne naît et ne se développe que dans un combat permanent contre le discours biologico-racial du colonialisme. Il ne faudrait néanmoins pas que cet argument serve à tempérer la radicalité des thèses fanoniennes sur la violence, pour être en mesure de mieux les « tolérer »[13]. On ne peut rester sourd aux interrogations que suscite immanquablement une conception biologico-politique des luttes anticoloniales et plus généralement révolutionnaires. On ne peut s’intéresser uniquement à ce que le discours de Fanon défait, il faut aussi s’interroger sur les conséquences de ce qu’il refait, sur ce que l’on peut désigner comme les effets non-performatifs de la performativité. Signalons une dernière objection potentielle qui serait que Fanon lui-même se moque bien de la décolonisation des savoirs per se. C’est exact, mais cela ne l’empêche en aucun cas d’être un précurseur majeur de la décolonisation épistémique. En ce sens, notre objectif – et notre « infidélité » – n’était pas seulement de proposer une interprétation que nous espérons originale de l’œuvre de Fanon, mais aussi de contribuer à la genèse d’une grammaire d’interprétation des œuvres anticoloniales-postcoloniales en général, c’est-à-dire, à nouveau, à un discours de la méthode postcoloniale[14].
Nous conclurons à propos de l’unité des méthodes fanoniennes de déplacement. Ces méthodes s’unissent dans ce que nous appelons la phénoménologie postcoloniale de Fanon. Nous avons de fait déjà introduit celle-ci lorsque nous avons évoqué l’éclatement fanonien de la dialectique hégélienne. Plus généralement, les écrits de Fanon sont le lieu d’une lutte permanente avec/contre la phénoménologie hégélienne – telle que traduite dans l’hégélianisme français, par Jean Wahl, Jean Hyppolite et avant tout Alexandre Kojève. Fanon produit une gamme de variations – en un sens quasi musical, comme reprise et transformation d’un thème – sur les concepts hégéliens : conscience malheureuse, reconnaissance, désir, amour, lutte pour la vie et la mort[15]. Pour lui, œuvrer à une phénoménologie postcoloniale signifie inventer de nouveaux voyages de la conscience colonisée en voyageant dans la théorie hégélienne et en faisant voyager celle-ci au-delà de l’Europe.
Cette phénoménologie postcoloniale culmine dans la théorie fanonienne de la violence. Fanon replace au centre de la dialectique maître/serviteur le stade de la (violente) lutte des corps – ce qu’il appelle lui-même régulièrement le « corps à corps » –, un stade présupposé dans les théories (post)hégéliennes de l’émancipation, mais rarement décrit en tant que tel. Il conçoit la lutte de libération nationale comme processus de re-membrement, de recorporisation, qui doit mettre un terme au clivage-démembrement colonial. La théorie fanonienne de la violence est bel et bien le fin mot de sa phénoménologie postcoloniale. Qui plus est, cette théorie peut être lue comme une critique postcoloniale de la raison européenne. Se refusant à tout « arraisonnement », la violence anticoloniale révèle la « violence épistémique » générée par l’imposition coloniale de la raison européenne – raison par ailleurs fondamentalement traversée par la violence, ainsi que Jung et d’autres l’avaient déjà affirmé. Le postcolonialisme de guerre de Fanon combine ainsi une théorie politique radicale avec une profonde critique épistémologique. Cette unité, nous l’avons dit, est trop souvent « perdue » dans la critique postcoloniale contemporaine. C’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin de nous « souvenir de Fanon » (Bhabha 1986).
Références
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Résumés
Cet article interroge le problème de la décolonisation des savoirs à partir d’une analyse de l’œuvre de Frantz Fanon. En s’appuyant sur le postulat que la décolonisation épistémique est fondée sur un double mouvement de rupture et d’appropriation, de déprise et de reprise des savoirs de l’(ex-)occupant, on identifie chez Fanon cinq méthodes de déplacement de la « pensée européenne » : l’appropriation et l’approfondissement de la tradition autocritique européenne ; l’adoption de la perspective (psychique et cognitive) du colonisé ; la (re)situation (géopolitique) des discours théoriques ; la subversion de l’ordre (occidental) du discours ; la « régression » théorique. En conclusion, on montre que Fanon donne lieu à une phénoménologie postcoloniale qui demeure unique en son genre.
Notes
[1] Cet article est une version traduite et légèrement modifiée de M. Renault, « Fanon e la decolonizzazione del sapere. Lineamenti di un’epistemologia postcoloniale », in M. Mellino, (ed.), Fanon postcoloniale. I dannati della terra oggi, Verona, Ombre Corte, 2013. Je remercie les éditions Ombre Corte d’en avoir autorisé la reproduction.
[2] Je tiens à exprimer mes remerciements à Lewis R. Gordon pour ses très précieux conseils à ce sujet.
[3] Que l’on ne songe ici qu’à la récente introduction des postcolonial studies en Europe continentale et aux débats, critiques et résistances, qui l’ont accompagnée, en particulier en France.
[4] C’est déjà pour une part ce que fait Paul Gilroy (2010) dans L’Atlantique noir à propos des figures de W.E.B. Du Bois et Richard Wright.
[5] Ajoutons qu’un tel geste théorique impliquerait un renversement de perspectives dans la mesure où c’est généralement le « non-Européen » qui est considéré comme sujet par excellence des migrations. Enfin, ce geste nous obligerait également à penser les phénomènes contraires d’im-mobilité des savoirs, à problématiser donc non seulement les déplacements géo-épistémiques, mais également les frontières de la connaissance européenne.
[6] En l’occurrence l’appropriation de la philosophie du jeune György Lukàcs – formulée dans le contexte de la lutte pour la République des conseils de Hongrie – par Lucien Goldmann, « historien expatrié à la Sorbonne ».
[7] … en particulier le précurseur d’une psychanalyse voyageuse : « Tels sont l’usage et le déplacement fanoniens de ses termes. Il y a des lieux dans le monde où la psychanalyse ne peut jamais voyager avec un quelconque degré de confort » (Clifford) 1989 : version en ligne).
[8] « Voyage » pourrait également être une notion clé pour « réconcilier » les figures divisées du « Fanon théoricien » et du « Fanon révolutionnaire ». Il est en effet urgent de « rétablir » l’unité (perdue) de la théorie et de la pratique dans la vie-œuvre de Fanon. Cela pourrait être fait en analysant les relations entre les déplacements épistémiques produits par Fanon et les incessants déplacements « physiques » de ce dernier dans l’Empire français… et au-delà : Fanon comme théoricien voyageur.
[9] Ajoutons que la pratique théorique de Fanon entretient de très fortes relations, et disons même des relations dialectiques, avec sa conception du devenir des « dons » du colonisateur au cours et après les luttes de libération nationale. Ses déplacements épistémiques font eux-mêmes partie de ce qu’il nomme une « digestion », « incorporation » ou « quasi-invention » des « vérités » européennes (idées, valeurs, techniques, etc.) par la communauté en voie de décolonisation. La décolonisation est un recommencement impliquant indissociablement une rupture et un renouvellement.
[10] Cette conception « biopolitique » est précisément ce qu’Arendt – malheureusement devenue persona non grata dans les Fanon studies – perçoit très justement, mais interprète « injustement » parce qu’elle échoue à comprendre la dimension stratégique-subversive des thèses de Fanon (Arendt 1994).
[11] Je remercie Sandro Mezzadra pour ses commentaires critiques à ce sujet.
[12] S. Luste Boulbina, in « Rapport de soutenance de M. Matthieu Renault présenté par Étienne Balibar, président du jury » (Renault 2011b).
[13] Plus généralement, le danger serait de ne plus faire de la pratique théorique postcoloniale qu’une perpétuelle performance, ce qui menacerait de reproduire une forme de dépendance coloniale en fixant la critique postcoloniale dans un rôle d’« imitation », fût-elle subversive, autrement dit en la privant de toute autonomie.
[14] Développer une telle grammaire de manière systématique supposerait d’étudier les méthodes et stratégies mises en œuvres par toute une série d’écrivains anticoloniaux et postcoloniaux ; c’est à dire de donner lieu à ce que nous avons appelé ailleurs une « généalogie de la critique postcoloniale » (Renault 2011a).
[15] C’est pourquoi il est trompeur d’opposer, comme le fait Homi K. Bhabha, un « bon Fanon » théoricien proto-poststructuraliste, et un « mauvais Fanon », philosophe hégélien/sartrien en quête d’unité et de réconciliation (Bhabha 2007 : 185-220). C’est aussi au niveau épistémologique que le manichéisme (la logique du « ou bien… ou bien ») doit être combattue. Fanon n’est ni le « disciple » de Hegel, ni son contempteur. Il ne nie jamais la philosophie hégélienne, mais la déplace, ces déplacements étant un élément décisif de sa critique postcoloniale.
Matthieu Renault est Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Il est l’auteur de : Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Paris, Éditions Amsterdam, 2011 ; L’Amérique de John Locke : L’expansion coloniale de la philosophie européenne. Paris , Éditions Amsterdam, 2014 ; C.L.R. James : La vie révolutionnaire d’un « Platon noir ». Paris, La Découverte, 2016.
PAR Mathias Hounkpe
AFRIQUE, DÉMOCRATIE À CRÉDIT !
Entre campagnes, tournées, meetings et actions de communication et le coût de la vie ; politicien est devenu un "métier" cher sur le continent
Ceux qui aspirent à briguer des mandats et les plus hautes fonctions, doivent y mettre le prix en Afrique. « Faire de la politique demande d’énormes ressources financières – des ressources chaque jour plus importantes. Vous, les politologues, devez nous aider, nous, les acteurs politiques, à trouver une solution à ce problème parce que la démocratie va dans le mur. »
Voilà ce que me disait, il y a quelques mois, le président d’une coalition au pouvoir dans un pays d’Afrique de l’Ouest au détour d’une interview dont le sujet n’avait, du reste, rien à voir avec les sommes engagées par les uns ou les autres pour faire de la politique.
Mon interlocuteur tenait à ce que je sache que les individus aussi bien que les partis étaient constamment obligés de s’endetter pour obtenir des postes électifs ou les conserver.
Un exemple avec le Ghana et cette étude publiée récemment par la Fondation Westminster pour la démocratie et le Centre ghanéen pour le développement démocratique : ses auteurs se sont intéressés au coût de la politique pour les parlementaires. Leur rapport analyse tout à la fois ce qu’ils ont dû dépenser pour participer aux primaires organisées au sein de leur parti, puis pour se présenter aux élections législatives et enfin les sommes qu’ils ont engagées durant la durée de leur mandat. Il s’avère qu’au Ghana le coût global de la participation aux élections a augmenté de 59 % entre 2012 et 2013 et que, pour être élu, il faut débourser l’équivalent de deux années d’indemnités de député. Dans ces conditions, difficile d’imaginer comment un citoyen ordinaire pourrait entrer au Parlement !
En la matière, le Ghana n’est pas une exception. Au Bénin, un député m’a raconté avoir dépensé près de 300 000 F CFA pour être élu en 1991 (soit 1 045 dollars de l’époque), et un autre m’a avoué avoir investi trois fois plus (environ 900 000 F CFA) seulement quatre ans plus tard.
Ceci signifie que, selon les circonscriptions électorales, un candidat peut dépenser une somme supérieure à l’ensemble des indemnités qu’il touchera pendant les quatre années de la législature. Et l’on pourrait continuer avec d’autres exemples, dans d’autres pays de la région tels que le Nigeria…
Pour tenter de remédier à cette situation, deux types de solution ont été proposés dans les codes électoraux. D’abord, le plafonnement des dépenses de campagne et les sanctions contre toute violation de cette règle. Le problème, c’est que non seulement cette mesure est parcellaire, puisqu’elle ne couvre que les sommes déboursées durant la campagne, mais elle n’est correctement appliquée quasiment nulle part. L’autre solution est le financement public des campagnes électorales et des partis politiques. Mais elle ne s’est pas révélée efficace, comme l’a démontré le rapport 2017 de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (Idea).
Je n’ai pas la prétention de savoir comment nous pourrions résoudre ce problème, mais il ne fait aucun doute que c’est l’une des plus sérieuses menaces qui pèsent sur nos jeunes démocraties. Ainsi que le suggère le rapport sur le coût de la politique au Ghana, organiser dans chacun de nos pays un dialogue regroupant les politiques, les institutions impliquées dans les élections et les divers acteurs de la société constituerait déjà un bon point de départ. Cela permettrait en tout cas d’amorcer une réflexion sérieuse sur la question. Car, pour reprendre le leader politique cité au début de cette réflexion, l’inaction n’est pas une option. Les enjeux sont bien trop grands !
Mathias Hounkpe est titulaire d’un Master of Philosophy en science politique de l’Université Yale aux États-Unis et d’un doctorat en physique mathématique de l’Université d’Abomey-Calavi du Bénin. Il est actuellement l’Administrateur du Programme de Gouvernance Politique et de Consolidation Démocratique de OSIWA (Open Society Initiative for West Africa).
MAURITANIE, UNE SOCIÉTÉ OBSÉDÉE PAR LA COULEUR DE PEAU
Une population très réduite, et pourtant tellement fractionnée ! Par la langue, la couleur de peau, mais aussi, à l’intérieur des dominants (Maures blancs), hiérarchisée entre guerriers et tribus moins prestigieuses, voire des castes « honteuses »
Le Monde Diplomatique |
Pierre Daum |
Publication 15/09/2019
Pays pauvre, la Mauritanie se distingue de ses voisins du Sahel confrontés à la violence de groupes armés djihadistes, mais elle reste minée par les divisions ethniques et la hiérarchie selon la couleur de peau. Dans un contexte social tendu, la jeunesse trouve refuge dans la foi et dans la musique.
«La Mauritanie, c’est du pur racisme ! Tout le monde le sait, mais personne n’en parle, c’est interdit ! » Ibrahim, Abdallah, Mohamed, Amadou et Ahmed, à peine 20 ans, sont assis en rond sur des chaises bancales installées dans la rue devant la maison de la tante d’Ibrahim, autour d’une petite bouteille de gaz posée sur la terre battue. Amis depuis l’enfance, ils ont donné un nom à leur joyeuse bande : Free like a bird (« libres comme un oiseau »). Ici, à Basra, quartier périphérique de Nouakchott, loin des avenues cossues du centre-ville de la capitale, aucune rue n’est goudronnée, et toutes les habitations semblent bâties sur du sable. L’électricité subit des coupures fréquentes, et l’eau s’achète à des gamins qui l’apportent sur des charrettes tirées par des ânes. C’est Ahmed qui fait le thé et Abdallah qui parle, alternant le français et le peul (appelé pulaar en Mauritanie). À quelques mètres, des enfants jouent au football, pieds nus dans la poussière. « En haut, il y a les Beïdhane, les Maures blancs. C’est eux qui ont tout. Ensuite, nous, les Négro-Africains [il montre avec son index la peau de son avant-bras]. Et, encore en dessous, il y a les Haratine. Ils sont maures eux aussi, ils parlent la même langue que les Beïdhane, mais ils sont noirs comme nous [il refait le geste de l’index]. En fait, ce sont les anciens esclaves des Beïdhane, et aujourd’hui ils sont encore plus méprisés que nous. »
Tandis qu’Ahmed s’applique à lever très haut la théière, afin d’oxygéner le liquide brûlant en le versant dans de minuscules verres, Amadou poursuit : « Les Maures, blancs ou noirs, parlent le hassanya [l’arabe de cette partie du Sahara]. Nous, on parle le wolof, le pulaar et le soninké. Et, en plus, le français. Tu as compris ? » Oui, nous avons compris, d’autant que, depuis trois jours, c’est au moins la dixième fois que nous avons droit à la même explication. Avec toujours ce même geste de l’index confirmant que la pigmentation de la peau et, au-delà, l’appartenance à l’un de ces trois groupes tournent ici à l’obsession.
Étrange pays que la Mauritanie ! Un territoire vaste — presque deux fois la France —, à cheval entre le Maghreb — le pays fait d’ailleurs partie de l’Union du Maghreb arabe (UMA) — et l’Afrique subsaharienne, désertique à 95 % — c’est surtout cette image de dunes à l’infini et de méharées qui circule en Occident —, avec à peine quatre millions d’habitants, dont les deux tiers ont moins de 26 ans. Une population très réduite, et pourtant tellement fractionnée ! Fractionnée par la langue et la couleur de peau, mais aussi, à l’intérieur du groupe dominant des Maures blancs, hiérarchisée entre descendants de grandes familles de guerriers ou de marabouts (saints et savants locaux) et de tribus moins prestigieuses, voire de castes « honteuses », comme celles des maallemine (forgerons) ou des griots. Le nombre de mariages mixtes est très faible, et certaines histoires d’amour pourraient servir de scénario aux films sentimentalo-larmoyants de Bollywood — un cinéma dont les Mauritaniens sont très friands.
Quelle est la proportion des uns et des autres ? Impossible de le savoir, aucune étude statistique n’ayant été effectuée depuis les années 1960. En 2011, à la faveur de la mise en place du passeport biométrique, tous les citoyens durent se présenter à l’administration afin de prouver leur « mauritanité ». Cela déclencha d’importantes protestations, les Négro-Africains accusant le pouvoir de chercher à leur dénier leur nationalité (1). Le sujet demeure extrêmement délicat dans ce pays où, depuis l’indépendance, en 1960, la quasi-totalité des pouvoirs politiques, militaires, économiques et même intellectuels sont détenus par les Maures blancs. Pour tenter de masquer cette iniquité, le pouvoir disqualifie comme « raciste » toute distinction entre Beïdhane et Haratine, faisant ainsi apparaître la proportion de Maures dans la population bien supérieure à celle des Négro-Africains — ce qui est assurément vrai, sauf que, parmi les Maures, les Haratine sont beaucoup plus nombreux.
Première tournée du thé à la menthe d’Ahmed, avalée en une gorgée comme un verre de vodka. « En fait, les Haratine et nous vivons la même discrimination, déclare Ibrahim. On peut avoir tous les diplômes qu’on veut, quand on passe les concours [ceux de la fonction publique, les plus prisés, car ils garantissent un emploi stable], ce n’est jamais nous qui avons le poste, c’est toujours un Beïdhani [singulier de Beïdhane]. » Silence. Nous n’insistons pas sur le fait que ces jeunes des quartiers pauvres de Nouakchott possèdent en réalité peu de diplômes. La plupart sont passés par l’école publique, dans des classes de soixante-dix à cent élèves, ce qui produit un pourcentage d’échecs scolaires faramineux. Selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), en 2012, le taux d’alphabétisation ne dépassait pas 60 %, et le nombre de bacheliers reste inférieur à 5 % chez les 20 ans et plus. Les familles beïdhane, elles, envoient leurs enfants dans l’enseignement privé, d’un coût élevé : entre 800 et 4 000 ouguiyas (entre 20 et 100 euros) par mois et par enfant, quand les masses mauritaniennes survivent tant bien que mal avec l’équivalent de 100 ou 200 euros mensuels.
« Nous vivons un nouvel esclavage »
Malgré cette réserve, et en dépit de l’interdiction faite aux chercheurs d’étudier ce sujet, une constatation visuelle s’impose : dans chaque administration, une fois dépassé le niveau des subalternes, seuls demeurent des Beïdhane. Quant aux nombreuses boutiques du centre-ville, elles appartiennent presque exclusivement à des Beïdhane, de même que toutes les banques et toutes les entreprises. « Et, dans l’armée, institution qui constitue l’ossature du régime, les postes de généraux sont détenus en quasi-totalité par des Maures blancs », complète la sociologue Amel Daddah.
Cette inégalité serait-elle particulièrement marquée à Nouakchott, qui rassemble un quart de la population et où se concentrent tous les maux du pays — analphabétisme, chômage des jeunes, inégalités, pauvreté ? Pas du tout. À Aleg, ville de dix mille habitants située à 250 kilomètres à l’est de la capitale, sur la « route de l’espoir », qui mène au Mali, le gérant d’une auberge nous confie, après nous avoir fait jurer de ne révéler ni son nom ni même son prénom, par « peur de représailles » : « Moi, je suis un Maure noir, un Hartani [singulier de Haratine]. Ici, l’esclavage à l’ancienne a peut-être à peu près disparu, mais nous vivons un nouvel esclavage ! Vous voyez les terres alentours ? Elles appartiennent toutes à des Beïdhane, mais ils ne les travaillent jamais. Ceux qui travaillent, ce sont les Noirs. Et le patron rémunère son employé quand ça lui plaît. » Criminalisé en 2007, l’esclavage est ici un phénomène très ancien. Il continue d’exister, principalement dans les campements de brousse. Selon le Global Slavery Index 2018 (2), il concerne 90 000 personnes, ce qui place la Mauritanie en sixième position des pays où le problème est le plus grave (3).
À Kaédi, petite ville encore plus à l’est, Hossein, Mokhtar et Salem font tourner un modeste atelier de réparation d’automobiles. Les deux premiers sont haalpulaaren (pulaarophones), le troisième hartani (arabophone). Ils tiennent le même discours : « Ici, la justice, c’est zéro virgule zéro ! Toute la justice, c’est pour les Maures blancs. Si tu rencontres le moindre problème avec un Maure blanc et que vous allez au commissariat, c’est toi qui as des problèmes. Le Maure blanc rentre tranquillement chez lui, et toi tu restes au poste. »
Retour chez les « oiseaux libres » de Nouakchott. Deuxième tournée de thé, encore plus sucrée. Mohamed, qui n’avait rien dit jusqu’à présent, s’emporte brusquement. « La police, elle nous terrorise ! À partir de 22 heures, si tu traînes un peu dehors, tu as toutes les chances de te faire embarquer, juste parce que tu es noir. Ils disent que c’est pour lutter contre les étrangers sans papiers, mais, en fait, ils ne visent que nous ! Et si tu parles de tes droits de citoyen, ils te tabassent direct. » Amadou ajoute : « La seule façon de t’en sortir, c’est de leur filer de l’argent. Pour 4 000 ouguiyas (4) [10 euros], ils te relâchent. Mais où je les trouve, les 4 000 ? Alors je passe la nuit en cellule. » Ont-ils vraiment l’occasion de sortir, ces jeunes des quartiers périphériques, alors que la ville — comme le reste du pays — ne compte aucun bar, aucun cinéma, aucun théâtre, aucune salle de concert et aucune bibliothèque ? Quelque soixante ans après le départ du colonisateur français, le seul lieu en Mauritanie à proposer une offre culturelle régulière est l’Institut français, à Nouakchott. Quelques stades, parcs et anciens cinémas sont parfois mis à disposition pour des concerts de musique traditionnelle ou de hip-hop.
« De temps en temps, on loue un appartement à plusieurs pour la nuit, raconte Abdallah. On installe une sono, on fait un peu de pub sur Facebook, et là, c’est la grosse fête ! Tu peux être sûr que plein de Beïdhane rappliquent, et plein de filles aussi. À peine entrées, elles retirent leur voile, et tout le monde s’éclate. » Avec, comme boissons, seulement du thé et des sodas ?, demandons-nous naïvement. L’alcool est en effet rigoureusement interdit dans cette République islamique de Mauritanie (de son nom officiel) dont la Constitution proclame dans son préambule que l’islam est la seule source du droit. Abdallah éclate de rire. Mais, avant même qu’il nous révèle ce qu’il en est réellement, tout le monde s’est déjà levé. « Ne bouge pas, on revient ! » Il est 17 heures ; c’est l’heure du asr, la troisième prière de la journée, et tous se précipitent à la mosquée. Moins de dix minutes plus tard, les voilà de retour. « Bon, maintenant, je t’explique. Ici, tout est interdit, mais si tu as de l’argent, tout est possible : l’alcool, les prostituées, le hash, tout. Sans que ça empêche personne d’aller à la mosquée ! »
De tous les pays de l’UMA, la Mauritanie est celui où la pratique de l’islam est la plus poussée. « L’islam est présent dans notre vie comme l’eau que nous buvons ou l’air que nous respirons », affirme Mohamed Fall Ould Bah, directeur du Centre d’études et de recherches sur l’Ouest saharien (Ceros). Le rituel des cinq prières rythme la vie quotidienne des hommes, qui, dès l’appel du muezzin, descendent de leur véhicule et s’agenouillent sur les trottoirs ou se dirigent vers la mosquée la plus proche. Depuis une vingtaine d’années, le nombre de lieux de culte a augmenté de façon vertigineuse grâce aux pétrodollars des monarchies du Golfe. Selon le politiste Zekeria Ould Ahmed Salem, il y en avait 7 650 en 2010 dans tout le pays, dont 4 000 à Nouakchott (5). Ce chiffre doit être bien plus important aujourd’hui, même si aucune donnée n’est disponible non plus sur ce sujet.
« Il s’agit d’opérations commerciales, souligne Ould Bah. Des hommes d’affaires mauritaniens prennent contact avec des musulmans du Golfe qui ont de mauvaises actions sur la conscience. Pour se faire pardonner devant Dieu, ces milliardaires font l’aumône de quelques milliers de dollars destinés à la construction d’une mosquée pour les pauvres de Mauritanie. » Sur place, personne n’est dupe des arnaques auxquelles donnent lieu ces repentirs. « Vous voyez cette mosquée ?, lance Mamadou de la vitrine de sa boutique de couture, dans le quartier Arafat, l’un des plus importants de Nouakchott. Elle a coûté 5 millions d’ouguiyas [12 500 euros]. Mais l’homme qui l’a fait construire a récolté au moins 10 millions aux Émirats... »
La plupart des enfants mauritaniens, garçons et filles, commencent leur scolarité par l’apprentissage par cœur du Coran, dans une des très nombreuses mahadir (écoles religieuses traditionnelles) qui font la fierté du pays. Pour beaucoup, il s’agit d’un des rares livres qu’ils liront de leur vie. « Je peux vous assurer qu’aucun de mes élèves de licence n’a jamais lu un seul roman en entier ! », se lamente Idoumou Mohamed Lemine Abass, professeur de littérature à l’université de Nouakchott. Dans les discussions, deux expressions reviennent sans cesse : « Nous sommes tous des musulmans » et « Dans le Coran, il est dit que... ». Elles servent en général à donner une explication « rationnelle » à chacun de vos actes, ainsi qu’à tout ce qui vous arrive.
Remarquable absence du terrorisme
Ahmed, 25 ans, vit à Dar Naïm, un autre quartier misérable de Nouakchott. Malgré un « niveau bac + 3 », il désespère de trouver un emploi. En attendant, il survit en donnant des cours à domicile, payés 150 ouguiyas (3,75 euros) l’heure : « Comme je n’ai pas d’appui, je ne trouve aucun emploi. Mais j’ai la conviction que si Dieu le voulait, personne ne pourrait m’empêcher d’obtenir un poste. En Mauritanie, nous sommes musulmans, nous pensons que c’est Dieu qui décide de notre sort. Si on ne pensait pas cela, ce serait la guerre ! Dieu nous aide à nous calmer. » Son sentiment religieux — sa plainte — répond à celui de Mokhtar, mécanicien à Kaédi : « Ici, on voit tous les jours des fils de Beïdhane au volant d’une Toyota V8 à 18 millions [45 000 euros]. Alors que nous, on peut travailler trente ans, on n’arrivera même pas à se payer un pneu de cette voiture ! Mais je me dis : “C’est Dieu qui me donne ce que je mange, il m’aide à supporter ce que je vois, il m’aide à supporter ma condition misérable.” Pourquoi est-ce que je ne vais pas moi-même voler ? À cause de la religion. »
Arrosée par l’argent du Qatar, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui, en plus de financer des mosquées, offrent des bourses aux jeunes imams pour qu’ils viennent se former chez eux, la Mauritanie est, aux yeux de certains, en train de s’enfoncer dans une inquiétante régression. « Dans les quartiers périphériques, les associations financées par les pays du Golfe viennent en aide aux pauvres et, en échange, elles demandent aux femmes de porter le niqab [voile intégral] ! », s’insurge l’éditorialiste Mariem Mint Derwich, l’une des rares personnalités, de même que sa cousine Mekfoula Mint Brahim, à oser contester publiquement cette « bigoterie ostentatoire » à l’œuvre dans leur pays. Très actives sur Facebook, toutes deux sont issues d’une grande famille de guerriers, ce qui les rend plus visibles et leur fournit en même temps une forme de protection. « L’Arabie saoudite est en train de s’ouvrir, pendant que nous devenons le musée du wahhabisme canal historique ! », ironise Mint Derwich. Le journaliste Moussa Ould Ahmed ajoute que, « dans le même temps, on assiste à une démission totale des intellectuels devant ce populisme religieux encouragé par les hommes au pouvoir, malgré leurs discours vantant un islam modéré ».
C’est dans ce contexte qu’un ingénieur de 31 ans, Mohamed Ould Mkhaïtir, a été condamné à mort en 2014 pour apostasie (article 306 du code pénal). Son crime ? Avoir proposé sur son mur Facebook une comparaison entre le racisme subi aujourd’hui en Mauritanie par la caste des maallemine — dont il est issu — et d’éventuelles positions discriminantes du prophète Muhammad, qui pardonnait à certains de ses ennemis et refusait le pardon à d’autres. Quelques semaines après la publication de ces réflexions, fin 2013, l’affaire s’emballe. Des dizaines de milliers de manifestants emplissent les rues de Nouakchott et de Nouadhibou aux cris de « À mort Mkhaïtir ! ». La peine est finalement commuée en deux années de prison, sans pour autant que l’ingénieur, qui en a déjà effectué trois, soit libéré. Il croupit toujours dans une geôle secrète de Nouadhibou, totalement coupé du monde.
Aujourd’hui, alors que la tension est retombée, nombreux sont ceux qui continuent de réclamer sa tête. « Il a insulté le prophète, il doit mourir ! », affirme ainsi d’un ton serein Mme Fatimatou Hamady, présidente d’une association nationale de parents d’élèves, qui admet, comme tous nos interlocuteurs, ne jamais avoir lu le texte incriminé. M. Salek Ba, vieil avocat au barreau de Nouakchott, s’enflamme : « Jamais je ne pourrais être l’avocat d’un type comme Mkhaïtir ! Avant d’être juriste, je suis musulman ! Je crois plus à l’islam qu’à la justice. » À l’époque, seuls deux avocats, Mme Fatimata MBaye et M. Mohamed Ould Moine, avaient osé prendre la défense de l’ingénieur, ce qui leur avait valu insultes et menaces de mort. Dans les quartiers pauvres, certains font remarquer : « C’est parce qu’il est un maallem [singulier de maallemine] qu’il a subi tout cela. Beaucoup de Beïdhane des grandes familles disent bien pire [sur la religion musulmane], et il ne leur arrive rien. » D’autres, et ils sont nombreux, s’indignent au contraire de la non-application de la loi : « Ici, on nous dit que la Constitution est basée sur la charia, mais on ne l’applique pas ! »,déplore Salem, le mécanicien de Kaédi, en faisant référence au recours à l’amputation en guise de châtiment. « Parce que, si on l’appliquait, les Maures blancs perdraient tous leurs mains ! Les gens de l’État, c’est tous des voleurs qui volent le peuple. Moi, je suis pour couper la main des voleurs ! Comme ça, plus personne ne volera. »Reconnu en 2007, le Rassemblement national pour la réforme et le développement (RNRD-Tawassoul, mot qui désigne le fait de se rapprocher de Dieu par divers moyens), parti islamiste affilié aux Frères musulmans égyptiens et considéré comme modéré, peine cependant à mobiliser les masses dans ce pays où aucun parti, même ceux issus des mouvements marxistes des années 1970, ne se prononce pour l’abolition de la charia comme source du droit.
Obsession de la religion, wahhabisme rampant, revendication de la charia, inégalités sociales exacerbées... À première vue, tous les ingrédients semblent réunis pour faire de la Mauritanie un creuset du terrorisme islamiste. Or il n’en est rien, et ce cas force à réexaminer toute représentation schématique des pays musulmans. Depuis 2014, le G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) lutte contre les groupes djihadistes de la région avec le soutien de l’armée française et l’aide financière de l’Union européenne, des États-Unis et de l’Arabie saoudite ; la Mauritanie y apparaît comme le pays le plus paisible. Entre 2007 et 2009, quelques attentats, revendiqués par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), y ont été perpétrés — notamment l’assassinat de quatre touristes français près d’Aleg, en décembre 2007, qui avait provoqué l’annulation du rallye Paris-Dakar. Mais ensuite, plus rien, ou presque.
Comment expliquer ce calme qui règne depuis dix ans, d’autant que la Mauritanie partage plus de deux mille kilomètres de frontière avec le dangereux Mali ? À cette question chacun apporte sa réponse, sans qu’il soit vraiment possible d’en juger la pertinence. Pour certains, l’armée aurait fourni d’énormes efforts de modernisation, aidée financièrement par l’Union européenne — certains suggèrent d’ailleurs que le gouvernement a exagéré la menace islamiste afin d’obtenir des fonds de Bruxelles, toujours prêt à de grosses dépenses dès qu’il s’agit de « lutte contre le terrorisme » ou de « programme de déradicalisation ». D’autres, plus nombreux, évoquent des accords secrets entre le gouvernement et les djihadistes installés au Mali, qui recevraient des valises de dollars en échange de leur non-ingérence. « J’ai du mal à croire à un tel accord financier, rétorque Ould Bah. Pour moi, il s’agit plutôt demoutaraka, sorte de pacte de non-agression qui existe dans l’islam : vous nous laissez tranquilles, on vous laisse tranquilles. »
La présence à Nouakchott de l’ancien mufti d’Oussama Ben Laden, M. Abou Hafs, confortablement installé dans une belle villa du centre-ville, pourrait aussi constituer un élément d’explication. Pour l’avocat Ould Moine, « la séquestration de Mkhaïtir fait peut-être partie du deal entre Al-Qaida et le gouvernement. En tous les cas, pour Al-Qaida, la Mauritanie est une terre amie ». D’autres, enfin, font remarquer que de nombreux responsables mauritaniens possèdent des liens de sang, par leur tribu, avec des combattants maliens, et même algériens. « Nous appartenons avant tout à une tribu, pas à un État, nous explique un notable maure. La frontière entre le Mali et la Mauritanie est une création coloniale, elle ne nous concerne pas. Les gens d’Al-Qaida, c’est ma tribu, ce sont mes cousins. » Parmi ces tribus, celle des Reguibat, d’origine berbère, mais aujourd’hui arabophones, illustre bien la complexité des rapports de solidarité entre les populations de l’ouest du Sahara et du Sahel.
Retour à Basra, avec les « oiseaux libres ». Troisième et dernière tournée de thé, la plus douce au palais, afin de « favoriser les échanges ». La pratique religieuse et cette tradition du thé à la menthe servi en trois fois constituent les deux plus importants éléments partagés par l’ensemble des Mauritaniens. Abdallah reprend : « En vérité, nous ne sommes pas libres du tout. Notre seule liberté, c’est le rap. » Depuis une bonne quinzaine d’années, le hip-hop a en effet pris une importance considérable au sein de la jeunesse. Aujourd’hui, chaque quartier de Nouakchott possède plusieurs studios d’enregistrement, certains constitués en labels avec des musiciens sous contrat. « Le rap permet de véhiculer un message, de parler de la misère de ta vie. C’est le seul moyen de te libérer du poids qui est en toi », explique M. El Hajj Adama Fall, directeur de Zik Melo, un studio réputé de Basra. « Pour 5 000 ouguiyas [12,50 euros], tu payes deux heures de studio, et tu ajoutes à nouveau 5 000 pour le beatmaker [concepteur rythmique], explique Lola Eva, une des rares rappeuses mauritaniennes. Pour 10 000 [25 euros], tu peux enregistrer un titre. »
Dans la vie de tous les jours, Lola Eva travaille sous son vrai nom, Hawa Malam Coma, à former des adultes à l’informatique pour le compte d’une société koweïtienne. Jeune mère de famille, elle gagne 5 000 ouguiyas (125 euros) par mois. « Avant, je travaillais comme secrétaire dans une petite entreprise tenue par un Maure blanc. Mais eux, quand ils te donnent un emploi, ils pensent que tu leur appartiens. Très vite, mon directeur m’a fait comprendre que, si je voulais garder ma place, il fallait que je couche avec lui. Alors j’ai démissionné. » Être femme et, en plus, rappeuse : un vrai combat pour cette artiste, qui ne s’en sort que parce que son mari la soutient « à 100 % ». « Ici, quand tu dis “rappeuse”, les gens pensent : fille ratée, qui se drogue, qui n’est pas présentable, qui couche avec n’importe qui. Les garçons, eux, c’est l’image du voyou... »
Ce que confirme Señor CHK, jeune Beïdhani issu d’une famille modeste ayant grandi à Dar Naïm : « Quand ma mère a appris que je faisais du rap, elle m’a fait jurer d’arrêter ! Alors, j’ai changé mon blase [nom d’artiste] et j’ai retiré ma photo de ma chaîne YouTube. Ici, y a grave d’injustice ! Tous les postes élevés sont réservés aux gens des grandes familles. Mes idoles, c’est le groupe Ewlad Leblad. Eux, ce sont des vrais ! Ils clashent le président. » Ewlad Leblad (« les enfants du pays », en arabe) a été le premier groupe rap à succès composé de Maures blancs. Peut-être justement parce que maures et chantant en hassanya, ils se sont vite attiré les foudres du régime, qui les a poussés à l’exil.
Pas le droit de prononcer le mot « racisme »
« Avec le rap, on peut à peu près tout dire, explique Monza (Limam Kane de son vrai nom), ancien rappeur aujourd’hui directeur de studio et organisateur depuis treize ans du festival Assalamalekoum. Mais il existe cependant quelques interdits. Par exemple, tu n’as pas le droit de prononcer le mot “racisme”, ni de parler de l’esclavage, puisque, officiellement, ça n’existe plus en Mauritanie [il rit]. Si tu veux dénoncer l’accaparement des richesses du pays par une poignée de corrompus, tu peux le faire, mais sans désigner précisément le président de la République. » Une limite, justement, qu’Ewlad Leblad a osé franchir. En mars 2019, deux blogueurs réputés ont été arrêtés pour avoir fait écho à une information circulant dans les médias émiratis selon laquelle la police avait saisi dans une banque de Dubaï 2 milliards de dollars appartenant au président mauritanien.
Les chanteurs maures, blancs ou noirs, sont relativement rares sur cette scène hip-hop largement dominée par les Négro-Africains. Car, là encore, la société est divisée, et chacun a sa musique. Pour les Maures blancs, celle des griots, une musique traditionnelle écoutée sous la tente par les grandes familles, dont chacune, il y a quelques années encore, « possédait » son propre griot ; pour les Haratine, le medh, chant religieux, ou le redh, plus dansant. Et pour les Négro-Africains, donc, le rap. Chez les griots comme chez les musiciens haratine, on reste très prudent dans les sujets abordés. « Dans mes chansons, explique en français Noura Mint Seymali, la chanteuse griotte la plus connue internationalement, je parle parfois de l’amour, ce qui peut être un peu choquant. J’ai même un texte sur le cancer du sein, qui est un sujet tabou ici, de sorte que beaucoup de femmes en meurent. Mais il y a d’autres sujets, par exemple le mariage entre une Mauresque [femme maure blanche] et un griot ou un Hartani. C’est un sujet qui me touche, mais, si je chante là-dessus, ça va provoquer un grand scandale, et je risque d’avoir des problèmes. Alors je préfère ne pas en parler. »
Chez les « oiseaux » de Basra, c’est Abdallah le vrai artiste, et lui n’a peur de rien. « Mon nom de scène est AB. J’ai déjà une dizaine de morceaux. Ils sont tous là [il montre son téléphone portable à l’écran fendillé]. Je dois monter les images, et après je mets tout sur YouTube ! » La nuit tombe. Avant que l’on se quitte, le jeune rappeur entonne devant ses amis un de ses textes, écrit en français : « Ils nous mentent / Ils nous tuent / Ils nous haïssent en faisant semblant qu’ils nous aiment / Ils disent être des musulmans / Mais ils continuent d’verser le sang / Ils coffrent des innocents / Ils nous interdisent de vivre notre vie / Mais qui sont-ils... ? / Mais qui sont ces Maures blancs... ? »
UNE FILIÈRE D'ÉMIGRATION CLANDESTINE DÉMANTELÉE PAR LA DIC
Actif depuis janvier, le réseau a permis à une centaine de Sénégalais de rejoindre l’Espagne via le Maroc. Six suspects sont désormais inculpés pour extorsion de fonds, blanchiment d’argent, et association de malfaiteurs
Une filière d’émigration clandestine a été démantelée par la nouvelle Division nationale de lutte contre le trafic des migrants. L’opération a été menée en août, d’après une source policière.
Actif depuis janvier, le réseau d'émigration clandestine récemment démantelé a permis à une centaine de Sénégalais de rejoindre l’Espagne via le Maroc. Six suspects sont désormais inculpés pour extorsion de fonds, blanchiment d’argent, et association de malfaiteurs.
Il y a d’abord les deux recruteurs du réseau, deux commerçants, qui habitent Louga, une ville rurale du nord-ouest du pays. Ils sont chargés de rabattre les candidats au départ. Tous deux ont été placés en détention provisoire.
Leur première mission : mettre en contact les migrants avec quatre commerçants de la capitale gérant un point de transfert d’argent. À ces intermédiaires chacun doit remettre ou faire envoyer par des proches en Espagne 1 650 000 francs CFA, soit plus de 2 500 euros. Après ce versement, les candidats à l’émigration empruntent un vol régulier vers le Maroc.
Cet argent, précise une source proche du dossier, reste chez le commerçant et n’est pas versé directement à la tête du réseau. Il s’agit d’un Sénégalais qui réside à Casablanca. C’est lui qui organise le transfert par la mer vers l’Espagne. Ses intermédiaires à Dakar ont été placés sous contrôle judiciaire. L’enquête se poursuit autour de l’homme à la tête de la filière, toujours en liberté.
Ces moyens choisis par le réseau, dont l’avion, sont assez inédits, remarque une analyste. En tout, 15 000 migrants ont rejoint l’Espagne par la mer depuis janvier, soit deux fois moins qu’à la même date l’année dernière, d’après l’OIM, l’agence de l’ONU pour les migrations.
« ABDOUL MBAYE DOIT SE MONTRER DIGNE »
Seydou Gueye, ministre conseiller en communication de la présidence de la République, répond à l'ancien Premier ministre qui estime que l'État est en faillite
Le ministre conseiller en communication de la présidence de la République n’y est pas allé dans le dos de la cuillère avec le leader de l’ACT en l’occurrence Abdoul Mbaye. Ce dernier, invité dernièrement de l’émission Jury du dimanche, déclarait que l’Etat du Sénégal est en faillite. Non sans dire ses quelques regrets d’avoir occupé le poste du Premier ministre. Seydou Gueye a choisi la même tribune pour le recadrer, sans sourciller. « Ce que je voulais dire à Abdoul Mbaye, je pense qu’il a le droit d’être haineux mais, il a le droit d’être honnête et juste », a d’emblée lancé Seydou Gueye, visiblement, très remonté.
Poursuivant son argumentaire, il souligne : « Quand on a été Premier ministre comme Abdoul Mbaye, connaissant les rouages de l’Etat et certains mécanismes, on doit bien comprendre que l’Etat ne peut pas être en faillite. L’Etat vient de s’acquitter d’une obligation de plus de 100 milliards pour le secteur du BTP. Ensuite, sur la période du mois d’août, il a encaissé au titre des régies financières, plus de 1600 milliards de francs CFA. Il paie les salaires même s’il y a un retard. Je pense que les sénégalais veulent des hommes politiques sérieux qui font des critiques sérieuses ».
Pour Seydou Gueye, Abdoul Mbaye doit se montrer digne d’avoir eu l’avantage d’être un Premier ministre du Sénégal. « Il faut, quand on a eu ses responsabilités, honorer l’histoire et s’honorer soit même. Il doit être à sa place qui est celle d’un ancien Premier ministre », explique-t-il.
par Nioxor Tine
À LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ PERDUE !
Si beaucoup trop de conflits opposent des personnalités devant servir de référence à leurs autres concitoyens et jouer un rôle de régulation sociale, c’est parce notre vie publique semble avoir perdu ses repères et sa base éthique
“L’encre du savant est plus précieuse que le sang du martyre”
Nul doute que Nelson Mandela aurait du mal à reconnaître ses compatriotes, qui de gibiers de boers racistes, se sont métamorphosés en chasseurs impitoyables de leurs frères africains, dans un contexte de forte criminalité très fortement liée à l’histoire du pays de l’apartheid.
De la même façon, le vénéré Abdoul Aziz Sy disparu le 14 septembre 1997 serait interloqué par le Sénégal dit émergent, en perte de valeurs et noyé dans les eaux pluviales.
Notre pays continue de rendre un hommage mérité à Dabakh, une éminente personnalité religieuse, qui faisait l’unanimité autour de sa personne, non seulement parce qu’elle était une grande figure de l’Islam et Khalife, durant 4 décennies d’une de nos plus grandes confréries, mais encore et surtout pour ses vertus de tolérance, son amour immodéré de la vérité et son engagement indéfectible pour la justice sociale et la paix civile.
Jusque devant la tombe de Me Lamine Guèye, président de l’Assemblée Nationale d’alors, il n’avait pas hésité à rappeler aux puissants de l’époque, ce qu’il considérait comme la futilité de notre vie sur terre, le caractère illusoire de leur pouvoir éphémère face à la primauté du décret divin.
Bien que très pieux, il était loin d’être animé par un esprit de résignation et de fatalisme, car il était souvent le premier à se dresser devant ce qu’il considérait comme les abus et dérives des gouvernants. Il ne se lassait jamais de rappeler les différents protagonistes du jeu politique à l’ordre, surtout ceux qui mettaient la préservation de leurs privilèges personnels au-dessus de l’intérêt national.
Il est troublant de constater, qu’à mesure que le temps avance, le peuple sénégalais se sent, aujourd’hui plus qu’hier, orphelin de lui et de tous les saints hommes de son acabit, y compris du cardinal Thiandoum.
De leur vivant, cette crise autour du port du voile, à l’école à l’Institution Sainte Jeanne d’Arc, aux forts relents hexagonaux, n’aurait pas eu lieu ou alors, elle aurait pu être jugulée, de manière plus policée et plus adroite. Car, en réalité, cette agitation autour du voile n’est pas comparable aux évènements de même nature, qu’on peut observer en France, qui a une conception de la laïcité anti-cléricale, plus radicale dans le sens de la séparation entre religion et État.
Il pourrait s’agir, dans notre pays, d’une exacerbation de la vieille rivalité entre une élite occidentalisée, pro-Charlie, côtoyant les cercles maçonniques et des activistes musulmans et/ou de cadres arabophones, souvent victimes de délits de faciès et considérés, à tort, comme de potentiels terroristes.
Certes, le danger de l’extrémisme musulman, favorisé par la faillite de nos schémas de développement néocoloniaux et la domination culturelle de l’occident, est bien présent et s’est accentué au vu du contexte géostratégique sous-régional (terrorisme au Sahel) et des récentes découvertes de ressources naturelles, dans nos différents pays. Néanmoins, le port du voile par une vingtaine d’adolescentes musulmanes dans une école héritée du colonialisme et fonctionnant selon les modèles issus de la France métropolitaine, ne peut être considéré, tout au plus, que comme une des multiples manifestations de cette défiance contre l’occident et de la ”guerre des civilisations”.
Dans le même ordre d’idées, Dabakh aurait certainement résolu l’équation consistant à concilier les besoins de valorisation des différentes familles religieuses, groupes ou sous-groupes confrériques avec l’inaltérabilité de la vérité historique. Il aurait fallu, pour cela, associer, plus étroitement, les comités scientifiques des différentes communautés religieuses au processus de rédaction de l’Histoire générale du Sénégal, pour aboutir, grâce à des données factuelles, ayant fait l’objet de consensus, à une version qui agrée toutes les parties.
Si beaucoup trop de conflits opposent des personnalités devant servir de référence à leurs autres concitoyens et jouer un rôle de régulation sociale, c’est parce notre vie publique semble avoir perdu ses repères et sa base éthique.
Mais l’origine de toute cette dérégulation des normes et standards éthiques se trouve dans la mise à mal des normes républicaines, dans les pratiques clientélistes à l’endroit des chefs religieux, que Dabakh avait toujours combattues.
Cette politique entamée depuis le règne ”socialiste”, a connu une accélération, après l’alternance de 2000, pour culminer présentement avec le régime du Yakaar trahi.