ENQUETE CENOZO - AFRIQUE DE L’OUEST : LA TYRANNIE DU RIZ
“Les performances internes des différents pays de la région ne sont pas encore à la mesure des contraintes qui entravent le développement des chaines de valeurs rizicoles”, indique toujours le Bulletin de synthèse Souveraineté alimentaire
Impact.sn |
Arnaud OUEDRAOGO avec Momar DIENG |
Publication 19/03/2019
Le riz joue un rôle important dans l’économie des pays ouest-africains et dans la consommation des ménages urbains et ruraux.
Comparativement à l’importation, la production locale de cette céréale est en général faible dans les pays de l’Afrique de l’Ouest, à l’exception du Mali.
Cette part, plus grande, de l’importation dans le secteur du riz Afrique de l’Ouest s’explique, en partie, par la crise alimentaire de 2008, qui avait été marquée par une forte hausse du prix de la denrée et provoqué ainsi des émeutes dans plusieurs pays de la zone. La sous-région a durement ressenti cette crise car elle dépendait à hauteur de 40% des importations internationales de riz.
Le prix de la denrée a ainsi été multiplié par 2 au Sénégal et par 1,5 au Bénin et au Mali indique le Bulletin de synthèse Souveraineté alimentaire dans son numéro 23 de décembre 2016.
La plupart des Etats ont alors pris des mesures d'urgence et adopté des politiques et programmes d’autosuffisance en riz, qui ont fait une part belle à l’importation avec notamment des exonérations fiscales.
Des pays comme le Bénin, le Burkina Faso, le Ghana, le Libéria, le Mali, le Nigéria et le Sénégal ont décidé de suspendre les droits de douanes sur le riz. Le Mali et le Bénin ont fait de même avec la TVA (taxe sur la valeur ajoiutée).
En dépit des progrès réalisés ces dernières années dans la production locale, les importations de riz semblent loin de se réduire. “Les performances internes des différents pays de la région ne sont pas encore à la mesure des contraintes qui entravent le développement des chaines de valeurs rizicoles”, indique toujours le Bulletin de synthèse Souveraineté alimentaire.
Le riz est devenu au fil des ans une denrée de consommation courante et un produit stratégique pour une bonne partie de la population ouest-africaine, voire mondiale, selon la FAO.
“Il occupe par exemple la 4ème place parmi les céréales cultivées au Burkina Faso, tant du point de vue des superficies, de la production que de la consommation annuelle par tête”, révèle le Bulletin de synthèse Souveraineté alimentaire. La consommation annuelle du riz au Burkina Faso dépasse largement les 400 000 tonnes et s’accroît à un rythme d’environ 5,6% par an, selon le ministère de l’Agriculture et de l’Aménagement hydraulique.
Dans un pays comme le Bénin, le riz fait partie des céréales les plus consommées également. Il y occupe d’ailleurs la troisième place en termes de production de céréales après le maïs et le sorgho et représente la deuxième céréale en termes de consommation après le maïs, selon le Conseil de concertation des riziculteurs du Bénin (CCR-B).
“Autrefois considérée comme un aliment de luxe, le riz devient un aliment de base pour toutes les couches de la population avec une consommation moyenne de 25 à 30 kg par habitant par an, soit entre 175 000 et 210 000 t dont plus de 80% couverts par les importations”, rapporte le document cadre de la Stratégie nationale pour le développement de la riziculture (SNDR) de ce pays.
Les importations importantes de riz dans la sous-région résultent aussi en partie de changements au niveau de la demande. La consommation de riz en Afrique de l’Ouest a progressé rapidement, passant de 10 kg par personne et par an en 1961 à 26 kg en 1981 et 34 kg en 2009. Les résultats des projections récentes montrent que la consommation de riz par habitant devrait atteindre 53 kilos en moyenne en 2025. Ainsi, la consommation totale de riz devrait atteindre environ 24 millions de tonnes en 2025, soit une augmentation de 74% sur la période 2011-2025, explique Ahouansou Aurélien, un expert béninois du riz.
Selon lui, cette forte progression est la résultante de la croissance démographique, de l'urbanisation rapide et de la hausse du pouvoir d’achat. “Non seulement la population augmente à un rythme annuel de 2,7%, mais l’urbanisation introduit un changement rapide des habitudes alimentaires avec une inclinaison plus affirmée pour le riz, en particulier importé, au détriment des autres céréales”, poursuit-il.
Il y a d’autres facteurs qui expliquent cette forte dépendance aux importations de riz. Les chocs climatiques des années 1970 en Afrique de l’Ouest - particulièrement au Burkina Faso, au Sénégal, au Mali et quasiment dans tout le Sahel où une famine a sévi - ont eu des effets négatifs sur l’offre de céréales locales. Le recours subséquent à l’aide alimentaire s’est généralement fait à base de riz importé. Les Etats ont mis en place des politiques dites « pro-urbaines », fondées en partie sur la fourniture de riz à bas prix, permises par la disponibilité de surplus de riz moins cher sur le marché international. Toutes choses qui ont également contribué à modifier les préférences alimentaires des populations, en faveur du riz importé, contribuant ainsi à déprimer l’offre locale. (à suivre)
PAR MOMAR DIENG
445 MILLIARDS DE FRANCS CFA D’IMPORTATIONS SUR 20 MOIS
Enquête sur la tyrannie du riz au Sénégal : La plus grande partie de ce stock a sans doute été déjà consommée au grand bonheur des importateurs, d’autant plus que la denrée est exemptée de taxe sur la valeur ajoutée (Tva).
La Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (Cenozo) dont le siège est à Ouagadougou (Burkina Faso) publie de mars à mai 2019 une série d’enquêtes sur différents thèmes d’intérêt public. Le quotidien « Tribune » en publiera un certain nombre dont celle-ci consacrée à la problématique de la denrée riz, notamment au Sénégal. (Partie 1)
Les importations sénégalaises de riz se portent plutôt bien avec des achats en valeurs d’environ 444,525 milliards de francs Cfa sur 20 mois (janvier 2017-août 2018) pour des quantités de 2 millions 118 mille tonnes. La plus grande partie de ce stock a sans doute été déjà consommée au grand bonheur des importateurs, d’autant plus que la denrée est exemptée de taxe sur la valeur ajoutée (Tva). Un cadeau financier de plusieurs dizaines de milliards de francs Cfa que l’Etat justifie par la nécessité de préserver la paix sociale en soutenant des prix accessibles aux populations, avec la bienveillance de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa).
La tyrannie du riz importé au Sénégal, menacée par une brouillonne montée en puissance de la production locale, est une réalité incontestable, surtout lorsqu’elle est exprimée à travers des chiffres officiels. Selon des documents de la Douane sénégalaise en notre possession, 2,118 millions de tonnes de riz sont entrées au Port de Dakar entre le 1er janvier 2017 et le 31 août 2018. Ces achats ont coûté la somme de 444 milliards 525 millions 649 mille 497 francs CFA. Les droits et taxes dont les importateurs se sont acquittés ont été de 29 milliards 608 millions 416 mille 87 francs CFA.
Le riz importé durant la période indiquée provient de grands pays producteurs de la céréale comme l’Inde, le Brésil, le Pakistan, la Thaïlande, la Chine, l’Argentine, les Etats-Unis, la Malaisie, l’Uruguay, le Cambodge… mais aussi de destinations improbables comme Antigua-Barbuda, la Belgique, les Emirats Arabes Unis, la Suède, le Myanmar, la Slovénie, etc.
«Si le riz est exempté de TVA, c’est une forme de subvention qui est ainsi accordée aux consommateurs»
Selon le directeur du commerce intérieur, Ousmane Mbaye, aucune subvention n’est directement allouée par l’Etat du Sénégal aux importateurs de riz. Les seules charges imposées à la filière sont des taxes de 10% à payer à la Douane et des prélèvements globaux de 2,9%, soit 12,9% en tout. Même la fameuse taxe sur la valeur ajoutée (TVA), impôt indirect que les services de l’Etat sont chargés de récolter a posteriori auprès des commerçants, ne frappe pas le riz importé.
«Si le riz est exempté de TVA, c’est une forme de subvention qui est ainsi accordée aux consommateurs», souligne le directeur du commerce intérieur. «Si cette Tva était appliquée comme elle l’est à d’autres denrées, le riz aurait coûté 18% plus cher que son prix actuel toutes choses étant égales par ailleurs», suivant les variétés vendues sur le marché. Ainsi, le kilogramme de riz brisé ordinaire (260 francs Cfa) aurait été relevé de 46 francs ; le riz brisé parfumé ordinaire (400 francs Cfa), de 72 francs Cfa ; le riz parfumé de luxe (450 francs Cfa), de 81 francs Cfa ; et le riz local entier et brisé (300 francs Cfa), de 54 francs Cfa (prix officiels au 19 juin 2018).
Sur la base des informations douanières en notre possession, en particulier de la valeur marchande de 444,525 milliards des quantités de riz importées entre janvier 2017 et août 2018, le cadeau financier offert par l’Etat du Sénégal aux importateurs de riz peut être évalué à environ 80 milliards de francs Cfa si on prend en compte une TVA à 18%. « L’opérateur qui investit son argent n’est pas un bon Samaritain. S’il ne s’en sort pas, il va faire autre chose, et le consommateur n’aura plus de riz », souligne le directeur du commerce intérieur. «Il est impératif de garantir la rentabilité de l’activité (des importateurs et autres commerçants de riz) en la rendant pérenne par une politique d’équilibre dans l’intérêt de toutes les parties.»
En réalité, la non application de la Tva sur le riz découle d’un choix politique communautaire au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Il s’agit de l’alinéa 3 de l’article 21 de la Directive n°02/98/CM/UEMOA du 22 décembre 1998 (modifiée en mars 2009) consacré à l’harmonisation des législations des Etats membres en matière de TVA. «Sont exonérées de la Tva : (…) les livraisons de produits alimentaires non transformés et de première nécessité conformément à la liste objet de l’annexe à la présente Directive dont elle fait partie intégrante.»
Dans ladite annexe, le riz est dans la première des huit catégories de produits classifiés par l’Uemoa, avec le maïs, le mil, le millet, le sorgho, le fonio, le blé. Mais il y a une exception de taille : la Tva ne concerne pas le « riz de luxe ».
La non application de la Tva sur le riz découle d’un choix politique communautaire au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa)
Principal denrée de consommation des Sénégalais, le riz ne peut laisser les autorités politiques indifférentes. Sa gestion est donc l’objet d’une attention permanente. «A dire vrai, il n’y a pas de problème autour du riz. C’est un marché que nous surveillons au plan macro-économique, au niveau des stocks, par des anticipations sur les marchés extérieurs », explique le directeur du commerce intérieur.
Cette surveillance concerne deux pôles qui s’interconnectent: l’approvisionnement correct et continu du marché, et la stabilité des prix au consommateur. Le riz vu sous cet angle, l’objectif des gouvernements qui se succèdent ne varie pas: prévenir des émeutes sociales liées au produit manquant et/où à la volatilité des prix afin d’éviter les spéculations et les ruptures de stocks artificielles.