VIDEOL’IMPENSÉ COLONIAL FRANÇAIS
La recherche historique sur le colonialisme progresse, mais la France refuse toujours de se déclarer anticolonialiste. Malika Rahal dénonce un « goutte-à-goutte mémoriel » qui évite les vrais enjeux contemporains

L'historienne et directrice de l'Institut d'histoire du temps présent était l'invitée d'Edwy Plenel dans « L'échappée » le 8 mai 2025, pour évoquer l'actualité brûlante de la question coloniale. Le choix de la date n'était pas anodin. Le 8 mai 2025 marquait les 80 ans des massacres de Sétif et Guelma, cet « autre 8 mai 1945 » qui révèle la face sombre de la libération européenne. Tandis que la France célébrait la fin du nazisme, elle réprimait dans le sang les aspirations à la liberté des peuples colonisés d'Algérie.
« Au moment des festivités de la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de militants algériens se saisissent de ces manifestations pour porter leurs revendications », rappelle Malika Rahal. Les mêmes valeurs célébrées en Europe, pensaient-ils, pouvaient aussi s'appliquer en Algérie. Il n'en fut rien.
La répression fut terrible : 102 morts européens, comptabilisés avec précision, face à 15 000 à 45 000 victimes algériennes, chiffres imprécis car « du côté de la population colonisée, le décompte des victimes ne se fait pas ou se fait mal ». Cette asymétrie dans la comptabilisation révèle déjà une volonté d'effacement.
Cette logique de disparition traverse l'œuvre de l'historienne. Avec son collègue Fabrice Riceputi, elle a créé le site 1000autres.org pour documenter les disparus de la « bataille d'Alger » de 1957. Leur découverte d'archives préfectorales contenant les témoignages de familles venues déclarer les enlèvements par les paras français leur a permis de donner des noms aux victimes.
« Pour la première fois, on a une liste de quelques centaines de noms qui permet de lancer un appel à témoins », explique Rahal. Cette histoire « du point de vue des victimes » bouleverse la compréhension de l'événement, révélant notamment les « rafles » quotidiennes dans les quartiers populaires d'Alger.
Paradoxalement, alors que la recherche historique sur le fait colonial progresse - Malika Rahal dirige aujourd'hui l'Institut d'histoire du temps présent, succédant à des spécialistes de la Seconde Guerre mondiale - la classe politique française demeure dans le déni.
« On a beaucoup réfléchi sur la façon de mener une politique mémorielle », analyse l'historienne, évoquant les gestes symboliques récents (reconnaissance de la torture de Maurice Audin, de l'assassinat d'Ali Boumendjel). Mais ces « gouttes-à-goutte mémorielles » restent insuffisantes : « Qu'est-ce que ça veut dire d'être anticolonialiste aujourd'hui ? »
L'actualité palestinienne donne une résonance particulière à ces réflexions. Rahal établit un parallèle saisissant avec les universités américaines qui reconnaissent les génocides du XIXe siècle tout en maintenant leurs financements liés à Israël : « À quoi ça sert de reconnaître le génocide du 19e siècle quand, au 21e siècle, on est en train d'éradiquer la population de Gaza ? »
Pour l'historienne, « dans le présent, je ne suis pas prête à accepter ce futur qu'on nous promet dans 100 ans » - celui où l'on s'excusera tardivement pour les crimes d'aujourd'hui.
L'Europe aveugle au monde
Cette cécité révèle un eurocentrisme persistant. « Si le monde arabe s'appelait l'Europe, ça fait belle lurette que le terme de guerre mondiale ferait consensus » face aux conflits qui ravagent le Moyen-Orient et l'Afrique, écrivait-elle dès 2016.
L'exemple de la prise de Palmyre par Daech illustre cette hiérarchie des émotions : « Tout d'un coup, parce que c'est des ruines romaines, là, on est bouleversé, mais Daech aux portes des grandes villes irakiennes, ça ne touche personne. »
Malgré sa critique du pouvoir algérien actuel - elle évoque les « plus de 200 prisonniers politiques » -, Rahal revendique sa fierté pour ce pays « qui a su résister » et « faire tomber un impérialisme ». Son livre « Algérie 1962 » documente les réussites post-indépendance souvent occultées : chute spectaculaire de l'analphabétisme, démocratisation de l'éducation.
Le Hirak de 2019 avait réactivé « quelque chose de très similaire » à l'enthousiasme de 1962, avant d'être réprimé. « Pour le reste du monde, cette question-là ne fait aucun doute » : l'Algérie a bien fait sa révolution, quoi qu'en pensent certains historiens français.
Trinationale (française, algérienne, américaine), Rahal analyse finement les contraintes qui pèsent sur sa parole selon le lieu d'où elle s'exprime. Depuis la France, elle doit constamment « tordre le bâton dans l'autre sens » face aux caricatures sur l'Algérie, l'empêchant de critiquer aussi librement qu'elle le souhaiterait le pouvoir algérien.
Cette géographie de la parole révèle combien « l'anticolonialisme est une affaire du présent » : il ne s'agit pas seulement de reconnaître le passé, mais de transformer le regard contemporain sur le monde et les rapports de domination qui perdurent.