LA GUERRE EN UKRAINE N'A RIEN D'UNIQUE
Le philosophe et historien camerounais, Achille Mbembe questionne l’eurocentrisme s’agissant de la guerre en Ukraine. Et il propose une nouvelle utopie face à la multiplication des crises qui menacent la planète

Professeur à l’Université de Witwatersrand à Johannesburg, en Afrique du Sud, et mandaté par Emmanuel Macron pour dépoussiérer la relation entre la France et l’Afrique, le Camerounais Achille Mbembe est considéré comme l’un des penseurs les plus influents du continent. Il intervient ce mardi soir à Genève en ouverture du festival Explore à Genève, consacré à la transition urbaine. Il exposera une nouvelle utopie, le «droit universel à la respiration». Rencontre.
Le Temps: Qu’est-ce que le droit universel à la respiration?
Achille Mbembe: Même si la respiration est vitale, ce droit n’existe pas. Cette utopie n’est pas près de se réaliser, j’en suis bien conscient. Mais le but des utopies est justement de penser le possible et de refuser la fatalité d’un monde abrutissant et brutal. Nous n’interrogeons pas suffisamment la respiration qui signe notre parentalité commune avec toutes les autres espèces vivantes. A partir de cette base, nous pourrions réimaginer le droit à l’existence et notre appartenance commune à une planète en danger. Cela ouvre la possibilité de fonder un droit qui ne dépendrait pas d’un Etat ou d’un guichet. L’air n’a pas de frontières et nous le respirons à égalité.
Est-ce le covid qui vous a mené à cette réflexion?
Cette question me taraudait avant la pandémie. Je n’ai rien inventé. Frantz Fanon, par exemple, en parle constamment. En le relisant, j’ai pris conscience de la dimension politique de la respiration. Le covid n’a fait qu’amplifier cet intérêt, car cette maladie s’attaque à notre capacité respiratoire.
Le covid a frappé le monde entier. Qu’ont changé ce sentiment de vulnérabilité global et ce destin commun?
Cette tragédie a mis en scène notre parenté essentielle avec les autres espèces vivantes. Il est désormais évident que notre sort dépend de notre faculté à composer avec les autres habitants de cette planète, les animaux ou les végétaux, à leur laisser une place. Cela remet radicalement en cause notre modèle de développement. Celui-ci était basé sur l’exploitation d’un monde soi-disant infini. Or il est de plus en plus petit et ses ressources s’épuisent. Pour que le monde soit durable, il faudra le partager et le réparer, tant nous l’avons endommagé. Nous n’en sortirons pas sans satisfaire cette double condition.
Pendant la pandémie, vous mettiez en garde contre un regain de tensions et de violences, alors qu’il faudrait «sanctuariser le vivant». Avec la guerre en Ukraine, nous y sommes.
Oui, mais la brutalisation exercée contre l’Ukraine n’est pas inédite. Auparavant, la guerre se déroulait plus loin de l’Europe, comme récemment en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou au Yémen.
Y a-t-il un facteur d’explication commun à ces conflits? La compétition accrue pour des ressources?
En Ukraine, je vois surtout la pulsion coloniale russe: un peuple mieux armé et économiquement plus fort veut imposer sa loi sur un autre perçu comme plus faible. La Russie veut réduire à néant les infrastructures et les ressources de l’Ukraine, plutôt que de les accaparer. Voilà à quoi ressemblaient les guerres coloniales. Nous assistons à un rapatriement au cœur de l’Europe des méthodes qu’elle infligeait à des peuples lointains, comme lors des guerres de saccage qui avaient permis de détruire les empires africains au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, on fait comme si la guerre en Ukraine était inédite. Or elle n’a rien d’unique, ou si peu.