CRITIQUE DE LA RAISON ORALE DE MAMOUSSÉ DIAGNE, UN OUVRAGE FONDAMENTAL DE LA CONSTRUCTION NARRATIVE AFRICAINE
EXCLUSIF SENEPLUS - En écho à la "Critique de la raison pure" de Kant, il défend la légitimité épistémologique de l'oralité africaine face au logocentrisme occidental dans cet essai de référence sur la pensée orale

Notre patrimoine littéraire est un espace dense de créativité et de beauté. La littérature est un art qui trouve sa place dans une époque, un contexte historique, un espace culturel, tout en révélant des vérités cachées de la réalité. La littérature est une alchimie entre esthétique et idées. C’est par la littérature que nous construisons notre récit qui s’inscrit dans la mémoire. Ainsi, la littérature africaine existe par sa singularité, son histoire et sa narration particulière. Les belles feuilles de notre littérature ont pour vocation de nous donner rendez-vous avec les créateurs du verbe et de leurs œuvres qui entrent en fusion avec nos talents et nos intelligences.
Dans le domaine de la recherche, l’essai est un ouvrage en prose et de facture libre, qui se distingue de la fiction et se définit par la concision et le caractère personnel de la réflexion. Le terme essai est issu du latin exagium qui signifie peser, examiner. Dans ces œuvres de réflexion, les essayistes y exposent donc leur pensée de manière personnelle, voire subjective. Toutefois, l’essai n’a pas vocation à traiter du sujet choisi dans son exhaustivité mais seulement de l’aborder par touches successives et sous un angle précis en y apportant des hypothèses de réflexion.
Le genre de l’essai est créé par Michel de Montaigne au XVIe siècle qui le définit comme un exercice de jugement sur tous les sujets susceptibles de traverser l’esprit. Devenu universel et humaniste, le genre de l’essai est le moyen de revenir à la pensée de Socrate, se connaître soi-même, pour engager un double dialogue, une sorte de tête à tête avec le lecteur et avec soi-même. L’essai est également la possibilité d’exercer son esprit critique confronté aux opinions et aux jugements souvent erronés.
Et c’est bien ce que parvient à faire Mamoussé Diagne dans son essai Critique de la raison orale. Mamoussé Diagne, agrégé de philosophie et professeur à l'Université Cheikh Anta Diot de Dakar, propose un ouvrage très complet, un écrit qui est le premier volume d’une série consacrée à la philosophie et aux philosophes d’Afrique noire. Le titre choisi semble être un glissement sémantique vers Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant qui proposait, en son temps, une étude sur les concepts du raisonnement nés de la réflexion et ceux créés par l’expérience. Mamoussé Diagne embrasse les deux positions, pour dire que la raison orale possède une historicité conceptuelle tout en étant une pratique expérimentale du discours.
Dans cet essai réflexif et scientifique, Mamoussé Diagne ne se contente pas d’opposer l’expression orale à l’expression écrite, il explore les conditions de l’oralité, dans ses aspects historiques, scientifiques, phénoménologiques, épistémologiques et herméneutiques. Ainsi, ce recueil réflexif s’impose avec brio comme l’ouvrage de référence sur la mise en perspective de la raison orale.
Car dans cet essai, l’auteur pose une problématique fondatrice de la pluralité des cultures. L’oralité ne serait-elle pas, malgré son caractère volatile, une production figurative de l’histoire, de la mémoire et de la transmission ? Il répond de manière concrète à la nécessité de considérer la raison orale comme une pratique de construction et de signification qui ne se laisse pas enfermer dans la seule réponse du logocentrisme de l’écrit.
C’est ainsi que Mamoussé Diagne se propose d’explorer l'historicité de la raison orale, avec à l’appui des références scientifiques et la production multiple et littéraire de l’oralité dans le temps et l’immémorial.
Dans la première partie, l’auteur s’attache à expliciter la dialectique du verbe dans l’oralité. Pour cela, il détermine ce qu’est une civilisation de l’oralité en écartant quelques idées reçues. Il énumère les différentes formes orales qui contribuent au discours et à la transmission orale : le proverbe, la maxime, la devinette, l’énigme, le conte, le mythe, le théâtre avec le déploiement du processus archéologique de la raison orale. Il tient compte des effets de la dramatisation, de l’interprétation du locuteur, de la mise en scène des récits qui sont autant de systèmes d’encodage et de décodage. Ainsi les facteurs de dramatisation, l’expérience narrative, la ruse de la raison orale sont des éléments contribuant à la communication du discours et à la transmission d’une vérité, d’une morale et de valeurs préhistoriques qui se recomposent en fonction d’une raison spatio-temporelle qui fait appel à la fois au réel, au surréel et à l’imagination. Ainsi, on peut dire que la construction orale possède un caractère littéraire, faite d’intrigues, de rebondissements et d’épilogue au même titre que la production écrite.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur s’attache à l’oralité et sa temporalité. Il convoque ainsi plusieurs modes de transmission orale : la poésie, les récits historiques, les chronologies, la généalogie, les réseaux de l’oralité pour une édification du mémorable. Il donne pour exemple cette expression narrative des sacs à paroles qui ouvrent les douze portes du Manding, l’apport colossal des griots qui représentent les bibliothèques vivantes de l’Afrique noire. C’est pour cela aussi que l’on peut considérer le récit épique comme le fondement de l’histoire dans la plus pure tradition orale puisqu’au commencement, et dans toutes les civilisations antiques, la parole était au centre de la transmission et de l’histoire.
Mamoussé Diagne évoque encore le panthéon verbal comme les tam-tams de la renommée, la typologie et ses codes de valeurs. Et si le risque de l’évasion orale par son absence de support technique peut conduire à la disparition de l’histoire et des temples du savoir, la raison orale emploie des stratégies discursives originales qui permettent la continuité temporelle. L’édification du mémorable des haut-faits et des hommes illustres trouve ainsi sa place dans la force de l’épopée qui s’incarne dans le réel supposé et dans le mythe sans cesse renouvelé.
Pour la troisième et dernière partie, l’auteur se rapproche de ce qu’il nomme l’espace immémorial qui prend sa source dans le mythe, la légende, dans la quête des origines et du temps, traduite par l’initiation, un parcours herméneutique dont le Maître est l’homme habilité à en décoder les symboles.
Ainsi, afin de pérenniser la transmission d’une civilisation à vocation orale, il existe plusieurs sortes d’adjuvants qui servent à combler le silence, la mort et l’oubli. Ce sont des catalyseurs discursifs qui s’ajoutent naturellement au récit : la dramatisation du discours, en particulier dans les narrations épiques ou légendaires, les rituels oralisés, l’éloquence des mythes et la convocation du sacré. Ces stimulants discursifs sont une disposition locutrice qui contribue à la sauvegarde du patrimoine légendaire, historique, culturel, social et identitaire d’une civilisation de l’oralité.
Cette étude de Mamoussé Diagne, absolument passionnante et exigeante, constitue un ouvrage de référence concernant la raison orale. Il s’impose même comme un manifeste de la pratique orale qui est synonyme de sens, de conception et de communication. Constitué de recherches épistémologiques, scientifiques, culturelles et historiques, ce projet d’édification de l’expression orale comme productive de la pensée, de l’imaginaire des langues, du sens profond de l’expression d’une culture et de la construction transversale des savoirs, n’est pas loin du traité tant les analyses sont pertinentes et étayées par de nombreux exemples.
La langue d’écriture est particulièrement fluide et accessible par une stylistique, en apparence simple, qui peu à peu s’intensifie par les strates de l’analyse qui fonctionne comme un éventail qui s’ouvre avec intelligence et précision par l’énoncé de ses hypothèses et de ses démonstrations. Ainsi, l’essai réussit le double pari de faire émerger les concepts scientifiques de l’oralité, tout en rendant cette théorie vivante, explicite et perceptible. Pour toutes celles et tous ceux qui s'intéressent à la formation orale des récits, et à toutes les formes du discours, Critique de la raison orale est un manuel indispensable à la réflexion épistémologique.
L’ouvrage de Mamoussé Diagne est une lecture dont on se délecte car le puzzle se forme peu à peu avec les propositions, à la fois dialectiques et philosophiques, de l’auteur qui n’a à l’esprit que celle de transmettre la raison orale pour la recherche et pour la postérité.
Amadou Elimane Kane, écrivain poète.
Critique de la raison orale - Les pratiques discursives en Afrique noire, Mamoussé Diagne, éditions Celhto-Karthala-IFAN, Niamey, Paris, Dakar, 2005.
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