Dans le secteur de la pêche et de la production maraîchère, l’importance de Fass Boye n’est plus à démontrer. Mais, aujourd’hui, ce village qui compte pas moins de 23 000 âmes manque d’eau et d’infrastructures de base, au grand dam de ses jeunes
Maguette Ndong et Arame Ndiaye et Assane Sow |
Publication 19/08/2023
C’est une route jonchée de nids de poule qui mène à Fass Boye. Situé à un peu plus d’une quarantaine de kilomètres de Mboro, dans le département de Tivaouane, ce village de pêcheurs et d’agriculteurs est l’un des plus grands poumons économiques de la commune de Darou Khoudoss. En cette mi-journée de samedi, il faut surtout essayer de maîtriser les virages et contournements de cette route où passent des taxis-clandos et autres camions frigorifiques qui proviennent du site de débarquement des produits halieutiques. Mais, de part et d’autre de la chaussée, l’on peut admirer les champs verdoyants où sont cultivées plusieurs variétés de légumes allant du navet à l’aubergine en passant par le chou, l’oignon et surtout la carotte.
elon Moda Samb, premier adjoint au maire de Darou Khoudoss, Fass Boye a réalisé, l’année dernière, une production de 21 000 tonnes de carottes entre les mois de janvier et juillet. « Nous maîtrisons entièrement le circuit de production de la carotte. Aujourd’hui, nous sommes champions dans cette filière », rapporte l’élu local. Seulement, l’absence d’unités de conservation et de terres constitue de réelles menaces pour les producteurs de carottes à Fass Boye.
Toutefois, ce village de la grande côte est réputé être une zone de pêche par excellence. Sur le rivage, plusieurs embarcations sont rangées sur le sol fin, tandis que d’autres pirogues, par manque d’espace, sont maintenues en mer.
En compagnie de ses amis pêcheurs comme lui, le jeune Abdou Karim est assis en face de la mer. Ils sont une dizaine de jeunes garçons à s’entasser sur un banc de fortune se trouvant à l’ombre d’une tente. Ils regardent tous les pirogues qui oscillent sur cette mer agitée. « Nous ne sommes pas en mer aujourd’hui, car le poisson se fait de plus en plus rare et les bateaux étrangers nous mènent une concurrence déloyale », se plaint le jeune homme. Cette inertie des jeunes pêcheurs n’enlève en rien l’importance de Fass Boye en matière de pêche dans la zone. « Fass fait partie des quatre centres de pêche de la région de Thiès, à côté de Mbour, Joal et Kayar. Nous avons un parc piroguier de plus de 1000 embarcations. Chaque année, 20 à 25 000 tonnes de poissons sont pêchées ici pour une valeur de 17 à 19 milliards de FCfa », renseigne Moda Samb.
Cette activité économique dynamique de Fass Boye a fini de faire de la localité un melting-pot où les Lébous vivent en parfaite harmonie avec les Sérères, les Diolas, les Mandingues et d’autres ethnies du Sénégal. « Nous avons même un quartier qui s’appelle Thiocé. C’est le quartier des Mandingues », informe Madieb Boye, le chef de village de Fass. Ce dernier est le cinquième chef de village de la localité. Il succède à son grand-père, Mambaye Boye.
FASS BOYE PLEURE SES MORTS
"Les jeunes passent des mois en mer pour rentrer bredouilles.Les autorités ont bradé toutes nos ressources, elles sont donc responsables de ce drame", estime Amedi Dieye, 53 ans, qui dit avoir perdu deux beaux-frères dans la pirogue
Le chef de la localité sénégalaise de Fass Boye fait résonner son appel jeudi dans les haut-parleurs de la mosquée: "Sortez assister à la récitation du Coran pour le repos de l'âme de nos fils, neveux, petit-fils", déclame Madiop Boye.
Plus de 60 personnes, dans leur grande majorité des hommes originaires de Fass Boye et des environs selon des responsables locaux, sont présumés morts en mer après être partis le 10 juillet de cette petite ville de pêcheurs.Leur pirogue a été repérée et secourue lundi au large du Cap Vert après plusieurs semaines de dérive, quand il faut normalement une dizaine de jours pour rallier les Canaries.
Il y avait 38 survivants alors qu'ils avaient été 101 à s'embarquer, tous Sénégalais sauf un.
La nouvelle en provenance du Cap Vert, de plus en plus redoutée faute d'information, a semé la consternation à Fass Boye.
"Ceux qui sont partis sont partis et ne reviendront jamais.C'est notre devoir de prier pour eux", dit Madiop Boye.Sous un ciel nuageux, des dizaines de personnes ont convergé vers le lieu de prière de cette localité de quelque 20.000 âmes sur la côte atlantique, à une centaine de kilomètres au nord de Dakar.
"Cent ans que nos jeunes partent par la mer, mais c'est la première fois que Fass Boye vit une telle situation", assure-t-il.
Certains égrènent leur chapelet de prière, d'autres murmurent des versets, le visage triste, le regard tourné vers le sol.Tous ont en tête le dernier drame migratoire sur la route qui relie le pays ouest-africain aux îles espagnoles des Canaries, porte d'entrée de l'Europe, où les jeunes rêvent d'une vie meilleure.
Les victimes ont succombé à la soif et à la faim, selon des survivants cités par des membres d'équipage du bateau de pêche espagnol qui a secouru l'embarcation en perdition au large de l'île cap-verdienne de Sal.
"Sur les 38 survivants, 32 sont hébergés dans un lycée local et six sont à l'hôpital régional de l'île de Sal; deux des six hospitalisés sont en soins intensifs, mais la plupart des survivants commencent à reprendre des forces", a déclaré à la télévision cap-verdienne Nuno Santos, un commandant local de la Protection Civile.
- Tristesse et colère -
"Nous demandons à l'Etat du Sénégal de tout mettre en œuvre pour le rapatriement de nos fils encore en vie, et de nous ramener les corps de ceux qui ont été retrouvés morts", déclare M. Boye, qui communique par WhatsApp avec des rescapés.
Le ministère sénégalais des Affaires étrangères a assuré œuvrer au rapatriement de ses ressortissants "dans les meilleurs délais".
"Que pareille tragédie ne s'abatte plus sur notre village !", prie l'imam.
Dans les rues étroites en terre qui bordent l'édifice religieux, les gens continuent de sortir et de se réunir."Woy, Woy Dieu est grand", pleure une passante.
Mercredi soir, la tristesse a fait place à la colère.Des jeunes ont brûlé des pneus, barré la route principale avec des troncs d'arbre, accusant les autorités de ne pas avoir fait le nécessaire pour retrouver la pirogue à temps.
Jeudi matin, des véhicules de gendarmerie étaient stationnés à l'entrée de la ville.
- Drames successifs -
"Les jeunes passent des mois en mer pour rentrer bredouilles.Les autorités ont bradé toutes nos ressources, elles sont donc responsables de ce drame", estime Amedi Dieye, 53 ans, qui dit avoir perdu deux beaux-frères dans la pirogue.
"Beaucoup de jeunes du village qui ont rejoint l'Europe achètent des voitures et construisent des maisons à leur retour.Mon fils aussi voulait la même chose", raconte Abdou Aziz Sène, père d'un jeune homme de 25 ans disparu."Il voulait rejoindre l'Europe parce qu'il ne trouvait plus son compte ici", confie-t-il.
Le Sénégal a été endeuillé par de nombreux drames de la migration ces dernières années.Seize migrants ont péri dans la nuit du 23 au 24 juillet dans le naufrage de leur embarcation dans les environs de Dakar. Au moins 13 Sénégalais ont perdu la vie quelques jours auparavant au large des côtes marocaines.
Le gouvernement sénégalais a présenté fin juillet une Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière, le long de différents axes: prévention, contrôle des frontières, répression, retour et réinsertion des migrants.
Mais chaque année, les départs rythment la vie des villes côtières du Sénégal.Dimanche, les habitants de Fass Boye se retrouveront pour rendre un dernier hommage aux morts et aux disparus.