LE CAPITAINE-PRÉSIDENT, LES "DEEPFAKES" ET LE POISON DE LA DÉSINFORMATION
La désinformation à grande échelle joue un rôle important, peut-être déterminant, dans les dynamiques politiques à l’œuvre en Afrique de l’Ouest. Elle est une arme redoutable et, pour le moment, me semble-t-il, imparable.

Un ami médecin que j’ai revu récemment à Cotonou au Bénin m’a confié que les publications et les tables rondes de WATHI avaient fait évoluer sa perception de ce qui se passait dans les pays du Sahel. Il m’expliquait que la plupart de ses collègues étaient des admirateurs du capitaine Ibrahim Traoré. Avec un autre ami, médecin également étrangement, il est devenu impossible de discuter de la situation au Sahel. Pour lui, tout ce qui se passe dans la région est vu sous le prisme de la bataille entre ceux qui veulent se défaire de l’impérialisme occidental et de l’emprise particulière de la France, et ceux qui n’adhèrent pas à cette seule grille de lecture.
Nous sommes dans un moment où les faits et ce qu’ils nous disent sur les intentions des uns et des autres, sur leurs valeurs, sur la sincérité de leurs discours, n’intéressent plus grand monde. Un moment où les travaux des chercheurs qui essaient de rendre compte de la complexité des situations sont largement ignorés. Ce qui force l’admiration et garantit une immense popularité dans l’espace public, c’est la radicalité des positions, l’absence de nuances, de contextualisation, de toute distance critique par rapport à des opinions tranchées et des certitudes assénées.
La désinformation à grande échelle joue un rôle important, peut-être déterminant, dans les dynamiques politiques à l’œuvre en Afrique de l’Ouest. Elle est une arme redoutable et, pour le moment, me semble-t-il, imparable. Nous avons organisé le 30 avril dernier un dialogue en ligne « WATHI et vous » sur ce sujet, au cours duquel mon collègue Bah Traoré a exposé les différences entre mésinformation, désinformation, mal-information, donné plusieurs exemples de désinformation qui nourrissent la polarisation et de dangereuses passions dans les pays sahéliens et bien au-delà. Le fléau est mondial, on le sait. Dans le contexte de notre région, les conséquences sont potentiellement tragiques.
Un article de l’unité de désinformation de la BBC, le média public anglais, publié le 15 mai dernier, examine la prolifération récente de contenus sur les réseaux sociaux à la gloire du capitaine Traoré. On peut y lire ceci : « Depuis la fin du mois d'avril, des centaines de vidéos générées par l'intelligence artificielle et présentant M. Traoré comme un héros panafricain, dont beaucoup contiennent de fausses informations, inondent les plateformes de médias sociaux dans toute l'Afrique subsaharienne. La tendance a une grande portée, avec des utilisateurs de médias sociaux sur X, Facebook, Instagram, TikTok, WhatsApp et Youtube de pays comme le Nigéria, le Ghana et le Kenya, vantant M. Traoré comme un exemple pour d'autres dirigeants africains. »
L’article donne plusieurs exemples de fausses informations et de vidéos réalisées par l’IA appelées « deepfake », comme des faux clips musicaux qui mettent en scène des célébrités comme Rihanna aux côtés du capitaine Traoré. Une vidéo qui montre ce dernier aux côtés du chanteur R. Kelly a été visionnée 1,8 million de fois. Cité dans l’article, l’auteur de ce clip, un Nigérian de 33 ans, explique qu’il est un fan du jeune président burkinabé mais confie aussi que la monétisation de la vidéo sur YouTube lui a rapporté 2000 dollars américains.
D’autres clips qui ont massivement circulé sur les réseaux sociaux montrent des images présentées comme étant celles de manifestations de soutien au capitaine Traoré en France, en Afrique du Sud ou ailleurs, des images qui sont en réalité celles d’une manifestation antigouvernementale à Belgrade en Serbie en mars 2025. Une vidéo qui m’a été transférée il y a quelques jours par un très proche parent du troisième âge décrit en 23 minutes accompagnées d’une voix off le plan « Opération Fantôme Rouge » qui aurait visé à éliminer le capitaine Traoré lors de sa visite officielle à Moscou le 9 mai dernier. Le récit est invraisemblable mais l’impact sur des milliers de personnes, est réel.
Il y a de bonnes raisons d’adhérer à certains des objectifs affichés par les néo-révolutionnaires sahéliens : la conquête d’espaces de souveraineté, la renégociation des rapports avec les acteurs économiques étrangers dans l’industrie minière, le renforcement des capacités des forces de défense et de sécurité, l’encouragement de la production locale et de la consommation de produits locaux. Mais d’une part, toutes ces bonnes intentions n’ont rien de nouveau pour ceux qui connaissent l’histoire politique du continent et la manière dont se sont terminées l’écrasante majorité des expériences de pouvoirs militaires révolutionnaires.
D’autre part, face à une situation sécuritaire extrêmement difficile, dans un pays dont les indicateurs économiques, sociaux, éducatifs, sont parmi les plus faibles de la région et du continent, la combinaison d’un pouvoir personnel absolu, d’une diabolisation de tous ceux qui ne soutiennent pas l’approche exclusivement militaire et brutale de tous les aspects de la gestion de l’État a peu de chances de conduire au meilleur résultat pour les populations.
Beaucoup de jeunes professionnels parmi les mieux formés, les plus entreprenants et les plus libres d’esprit partent ou sont déjà partis du Burkina Faso pour aller travailler et vivre ailleurs dans la région ou plus loin. Et cela concerne aussi le Mali et le Niger. Même les patriotes ont besoin de nourrir leurs familles, de se soigner, d’avoir un peu d’électricité, d’offrir une bonne éducation et des perspectives à leurs enfants. Je ne suis pas sûr que ce soit très utile pour un pays d’être souverain mais durablement détruit.
Le 17 mai, des personnalités politiques de plusieurs pays de la région, y compris le Premier ministre du Sénégal, Ousmane Sonko, ont assisté à l’inauguration du mausolée dédié à Thomas Sankara à Ouagadougou. Il faut espérer que quelques invités ont au moins évoqué en privé le sort des dizaines de journalistes, d’acteurs de la société civile, d’acteurs politiques illégalement enlevés puis envoyés en prison ou au front et ceux qui sont portés disparus depuis des semaines ou des mois.
Il faut peut-être rappeler quelques noms cités dans une publication récente de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains : Guy Hervé Kam, avocat, défenseur des droits humains, coordonnateur du mouvement politique Sens, Rasmané Zinaba, Bassirou Badjo, Amadou Sawadogo et Miphal Ousmane Lankoandé, tous membres du Balai citoyen, les journalistes Guezouma Sanogo, Boukary Ouoba, Luc Pagbeguem, Kalifara Sere, Serges Oulon et Bayala Adama… La liste est loin d’être exhaustive. Les listes des victimes définitives des atrocités des groupes armés terroristes tout comme celles des forces armées et de leurs supplétifs qui ne semblent avoir aucune limite dans l’usage de la force contre les civils sont, quant à elles, interminables.
Il semble que ceux qui se réclament de l’héritage de Sankara ne se souviennent que du slogan « La révolution ou la mort, nous vaincrons ». Ils devraient méditer sur quelques autres déclarations fortes de ce dernier. Par exemple celles-ci : « Un militaire sans formation politique, idéologique est un criminel en puissance »; « Celui qui aime son peuple aime les autres peuples». Et cette dernière : « Une jeunesse mobilisée est dangereuse, une jeunesse mobilisée est une puissance qui effraye même les bombes atomiques. ». C’était bien avant les réseaux sociaux et les machines à produire et à disséminer massivement des fausses informations et à manipuler les opinions. Dans le contexte régional et mondial du moment, une jeunesse mobilisée par des gens dangereux et irresponsables est une bombe qui peut détruire profondément notre continent.