L'INTRANQUILLITE EST L'ESSENCE DU JOURNALISME
C'est à la presse d'être un apporteur de mauvaises nouvelles au service de l'intérêt général. C'est à la presse de disséquer, questionner, révéler, contrôler, secouer les pouvoirs politiques. C'est à la presse d'être dangereuse pour les dominants

Les contours de la presse sénégalaise ont été tracés par des aînés brillants, respectables, élégants, et surtout inébranlables. Et dans le dédale de leurs rapports qui étaient souvent heurtés avec les différents régimes politiques qui se sont succédé, les Babacar Touré, Sidy Lamine Niasse, Mame Less Camara, Latif Coulibaly, Eugénie Rokhaya Aw pour ne citer que ceux-là ont toujours assumé leur «subversion épistémologique», pour reprendre Elimane Kane de Legs Africa, voire leur «indiscipline intellectuelle» au sens de l'écrivain et journaliste marocain Driss Ksikes (son livre s'appelle les Chantiers de l'Indiscipline) vis-à-vis des pouvoirs dominants. Il définit en effet l'indiscipline comme une quête de liberté et de justesse. Une éthique du décentrement, qui consiste à sortir des chemins balisés, à assumer son autonomie vis-à-vis des pouvoirs et des institutions en place, à oser des pas de côté par rapport aux cadres de savoirs étriqués, à refuser dogmes, identités et traditions figées. Si la presse nationale connaît une fulgurance et un essor qui visiblement fait peur, c'est parce que les pères fondateurs ont été imperturbables dans leur quête d'une presse libre.
Tout ça pour dire que le pouvoir politique est en train de jouer un rôle qui nous est dévolu, normalement. C'est à la presse d'être un apporteur de mauvaises nouvelles au service de l'intérêt général. C'est à la presse de disséquer, questionner, révéler, contrôler, secouer les pouvoirs politiques. C'est à la presse d'être dangereuse pour les dominants. Le journaliste est par essence et comme le dit Edwy Plenel un ferment de désordre. Évidemment, les journalistes ne doivent pas être dans l'impunité et sont tenus de respecter les lois de ce pays. Pas d'équivoque possible sur ce plan. Ceux qui se sentent lésés ont aussi le droit d'exprimer leurs craintes voire leurs soupçons de tentative de musellement.
Mais il est regrettable de voir comment cette publication des organes «valables» par le ministre de la Communication a ébranlé et divisé la corporation. Aliou Sall a eu gratuitement un SAV de la part de certains journalistes. C'est l'Etat qui a jeté un pavé dans la mare de la presse sénégalaise, mais c'est les journalistes qui se crêpent les chignons et jouent la prolongation au lieu de faire bloc pour lever le voile sur cette affaire. Il faut savoir raison garder.
C'est une situation qui indispose mais qui doit être gérée avec lucidité, honnêteté et de manière solidaire. Les relations entre pouvoir et presse n'ont jamais été un long fleuve tranquille. Ce nouveau régime a beau être le chantre du Jub, Jubal et Jubanti, ce conflit, qui du reste est une condition nécessaire pour une démocratie qui se respecte, ne va pas changer. La presse est un contre-pouvoir qui n'enchante aucun pouvoir politique. Le régime du tandem Diomaye-Sonko ne fait pas exception.
La presse sénégalaise a grandement besoin de retrouver ses lettres de noblesse et le secteur se doit de nourrir son homme. Mais notre génération doit assumer pleinement sa part de subversion journalistique. Nous avons tous nos affinités politiques et idéologiques, mais notre service doit être neutre. Le rendu journalistique est neutre. Et surtout, surtout être critique à l'égard de tous les pouvoirs. La presse ne doit être ni partisane ni inféodée et molle. Seulement, cette posture nous met en «intranquillité» et dans un inconfort que les journalistes doivent assumer. Dans la ténacité et avec un flegme britannique. «Du lu ñëw war ño yobu....».