GRAND-PLACE, LIEU DE DÉSINFORMATION ET D'EXPERTISE EN TOUT
Ils sont une partie du décor de nos quartiers. Mais les grand-places ne sont pas que des espaces à palabres. Elles sont pour beaucoup un espace de partage d’informations, vraies ou fausses. Ici, l’expert peut être contredit par un profane

Ils sont une partie du décor de nos quartiers. Mais les grand-places ne sont pas que des espaces à palabres. Elles sont pour beaucoup un espace de partage d’informations. Qu’elles soient vraies ou fausses, ces informations sont distribuées à grande vitesse. Ici, l’expert peut être contredit par un profane. Tout est toléré.
Il est midi passé. Le soleil darde de chauds rayons. Entre va-et-vient incessants, d’autres préfèrent se réfugier à l’ombre d’un arbre. À Guediawaye, au quartier Notaire, non loin de l’hôpital Roi Baudouin, une sorte de tente fait office de grand-place pour chauffeurs de clandos, vendeurs, laveurs de voitures. Tous s’y retrouvent même si les premiers sont majoritaires. Entre siège de véhicule usé, banc, chacun se débrouille pour se trouver une place. Ça discute de tout. La parole est à qui veut la prendre, quitte à parler en même temps.
Si certains prennent le soin d’écouter la radio, la plupart se contentent de bribes d’informations glanées sur les réseaux sociaux pour concocter leur revue de presse. « Il paraît que Guy Marius est pris en otage », lance un chauffeur qui venait juste de garer sa voiture. C’est parti pour des analyses de toutes sortes. « C’est quelqu’un qui fait peur au pouvoir. S’il n’est pas prudent, il risque d’être éliminé », alerte un autre. « Il n’a pas peur. Il a été enfermé à plusieurs reprises, mais ce n’est pas ce qui va le faire reculer. C’est pourquoi ils l’ont pris en otage pour lui faire peur », ajoute quelqu’un d’autre.
En un temps record, l’information fait le tour de la grand-place. Les plus réactifs se permettent même de partager sur WhatsApp. Policier à la retraite, le vieux Massamba joue bien son rôle de régulateur. Alors que tous avaient fini de croire à la prise en otage de l’activiste, il lui suffit de quelques clics sur des sites crédibles pour donner la bonne information. Comme si de rien n’était, on passe à un autre sujet. De la cherté de la vie aux élections locales, tout y passe.
Les intellectuels ou la bonne information
La grand-place située en face de la Police de Guédiawaye est une des plus anciennes du coin. Elle regroupe professeurs à la retraite, anciens commis de l’administration… Ici, il y a un système qui permet de disposer de tous les journaux le matin sans se ruiner. C’est à tour de rôle, explique quelqu’un. Très sélectifs dans le choix des journaux, ils dépensent 600 FCfa par jour. Entre un quotidien sportif et des généralistes, ils disposent d’une bonne palette de lecture. « Nous sommes autour de 13 personnes. Chaque semaine il y a six personnes qui sont désignées pour acheter le journal. Mais ce sont les autres qui lisent en priorité. Celui qui achète peut rentrer avec son journal, à moins qu’il décide de l’offrir à quelqu’un », explique Diaby, instituteur à la retraite. Ici, ça débat sur tous les sujets. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres garages où l’écrasante majorité est analphabète, on ne raconte pas n’importe quoi ici. En plus des journaux, les vieux ne ratent pas le journal à la radio. Si certains préfèrent les chaînes locales, d’autres restent scotchés à Rfi. C’est une question d’habitude, souffle un vieillard, abonné à cette radio depuis plusieurs années. Avec les journaux et la radio, il est sûr d’avoir un résumé de l’information mondiale.
Selon lui, si beaucoup croient en toutes les informations qui émanent des grand-places, c’est parce que par le passé, seules des personnes ayant servi pendant des années s’y retrouvaient. Chacun, dit-il, mettait son expérience au service. « L’actualité y était décortiquée. Certains pouvaient même, dans leurs analyses, prédire des choses, surtout en politique. Mais, aujourd’hui, même de simples chômeurs peuvent créer une grand-place. À l’époque, à travers leur profil, les membres de grand-places inspiraient respect », analyse-t-il.
« C’est le meilleur endroit pour décompresser »
Même s’il n’est pas le plus âgé, Mame Mbaye est le régulateur de la grand-place des chauffeurs. Une responsabilité qu’il doit à sa ponctualité et à sa régularité. Tôt le matin, il est sur place, nettoie, range et s’installe. « C’est grâce à lui qu’on a interdit la cigarette et les insultes ici. Celui qui insulte est obligé de payer une amende de 200 FCfa sinon on ne lui autorise plus l’accès à l’endroit », explique un vendeur de café, non loin de là.
Selon le régulateur, au-delà d’un simple espace de discussion, la grand-place permet à beaucoup de ses membres de changer d’air. « Je connais des gens qu’on décrit comme colériques mais qui s’épanouissent ici. Le simple fait de trouver à qui parler de plusieurs choses peut soulager. Aujourd’hui, poursuit Mame Mbaye, les liens sont tels que certains peuvent même se confier à des membres. C’est devenu une famille ».
Baye Mor a su compter sur la présence de ses compagnons quand il traversait des périodes difficiles dans son ménage. « J’étais vraiment au bord de la rupture. Un jour, alors que je venais de péter un câble à la maison et prêt à divorcer, je suis sorti pour aller griller une cigarette. En me promenant, je me suis retrouvé à la grand-place. Un des vieux a compris que je n’étais pas dans mon assiette. Il s’est rapproché de moi et Dieu sait que c’est cette discussion qui a sauvé mon ménage », raconte-t-il. Depuis ce jour, il a mesuré l’importance de la grand-place.