QUAND LA SCIENCE A INVENTÉ LES 'RACES'
Comment une innovation des naturalistes des Lumières at-elle fini par justifier l'esclavage et le génocide ? L'histoire du concept de « race » révèle les dérives possibles quand la science épouse les préjugés de son époque

L'idée de race humaine, aujourd'hui largement rejetée par la communauté scientifique, trouve ses racines dans les classifications naturalistes du XVIIIe siècle. Retour sur trois siècles d'histoire d'un concept qui a légitimé les pires dominations.
Contrairement aux idées reçues, le terme "race" n'a pas été inventé par les idéologues racistes du XIXe siècle. Son histoire commence bien plus tôt, dans les laboratoires et les traités de sciences naturelles des Lumières.
Dès le XVe siècle, le mot "race" circule dans plusieurs domaines. Dans le vocabulaire religieux, il désigne des lignages marqués par les fautes de leurs ancêtres – comme la "race d'Adam" héritant du péché originel. La noblesse française en fait une catégorie juridique : être "noble de race" signifie descendre d'un lignage vertueux depuis des générations.
L'élevage utilise déjà cette notion pour créer des "races" par sélection. Enfin, les récits de voyage emploient le terme pour décrire des populations partageant une même origine géographique.
"La notion de race est intimement liée à l'idée d'une généalogie", explique Claude Olivier Doron, historien des sciences à l'université Paris Diderot et auteur de "L'homme altéré : race et dégénérescence (XVIIe-XIXe siècle)".
Buffon réinvente le concept pour la science
Au milieu du XVIIIe siècle, les naturalistes bouleversent leurs méthodes de classification. Fini les catalogues artificiels de Carl von Linné : place aux rapports de parenté et à la transmission héréditaire.
Le comte de Buffon intercale alors la notion de "race" entre "espèce" et "variété" pour décrire des variations qui se transmettent de manière stable à travers les générations. Cette innovation répond à un problème scientifique concret : comment classer des formes vivantes héréditaires sans remettre en cause l'unité et la stabilité des espèces ?
L'idée fait école. Emmanuel Kant l'adopte, tout comme de nombreux botanistes qui l'appliquent aux plantes. Le concept devient même central pour les futures théories de l'évolution.
Charles Darwin n'hésite pas à utiliser le terme dans le titre complet de son œuvre majeure : "L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la survie".
Pour le père de l'évolutionnisme, les espèces ne sont que des races qui se sont fixées au fil du temps. La "raciation" précède la spéciation dans son modèle théorique. Cette conception perdurera jusque dans la "synthèse moderne" du XXe siècle.
Le glissement fatal vers la hiérarchisation
Rapidement, l'étude des "races humaines" dérape. Dès la fin du XVIIIe siècle, les scientifiques abandonnent le critère de couleur de peau, jugé peu fiable, pour se concentrer sur la morphologie crânienne.
Georges Cuvier, figure emblématique de l'anatomie comparée, franchit la ligne rouge. Dans sa célèbre dissection de Saartjie Baartman, surnommée la "Vénus noire", il prétend déduire des capacités intellectuelles et morales à partir de l'angle facial et de la forme du crâne.
"Sa tête osseuse présente une combinaison frappante des traits du nègre et de ceux du calmouque", déclare-t-il devant l'Académie de médecine en 1815, ajoutant : "Je n'ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne."
Cette "science des races" ne naît pas dans un vide idéologique. Elle accompagne et justifie les nouvelles hiérarchies sociales de l'ère libérale. Dans un monde proclamant l'égalité des droits, elle fournit une explication "naturelle" aux inégalités persistantes.
Le savoir racial légitime ainsi les dominations coloniales tout en servant d'étendard à des populations européennes en quête de reconnaissance politique – Germains, Slaves, Celtes. Paradoxalement, le même concept sert à la fois l'oppression et la revendication identitaire.
Une persistance post-1945 méconnue
Contrairement à une idée répandue, le concept de race ne disparaît pas après la Seconde Guerre mondiale. L'UNESCO adopte une stratégie de distinction entre "usages scientifiques légitimes" et "dévoiements idéologiques".
La génétique des populations des années 1950-60 continue d'utiliser cette catégorie, persuadée de pouvoir enfin lui donner une définition rigoureuse. Il faut attendre les années 1970 pour qu'une critique radicale émerge, démontrant l'inadéquation fondamentale de cette notion pour décrire la diversité humaine.
Aujourd'hui, la communauté scientifique reconnaît que les variations génétiques sont plus importantes à l'intérieur des groupes qu'entre eux, invalidant définitivement l'idée de races biologiquement distinctes chez l'Homo sapiens.