EXCLUSIF SENEPLUS - 62 et 63 marquent l’avènement très précoce d’une justice aux ordres des gouvernants. Une réalité politique qui ne cessera de se reproduire et de s’amplifier sous les différentes mandatures
Pour comprendre « 63 », il faut remonter à loin. Peut-être même aux années 40. Une jeune élite sénégalaise, portée par les bourses Lamine Gueye, a alors pris rendez-vous avec la destinée du pays. Après un détour en France, nourris de formations et de compagnonnage, ils rentrent au bercail avec une belle charpente intellectuelle et idéologique. Dans le lot, Amadou-Mahtar Mbow, Abdoulaye Ly, Fadilou Diop, entre autres. Amis, intellectuels, frères à bien des égards, à l’avant-garde des combats de libération, entre eux se noue vite une conscience de groupe, bâtie par une énergie commune. Lors de leur retour au pays, première halte : l’incontournable BDS (Bloc démocratique sénégalais) de Senghor. Force centripète en plein épanouissement. Mais très vite, les jeunes font bande à part, mus par d’autres aspirations plus vives et plus offensives. Ils avaient déjà mis sur pied, en France, le Garep..., Groupement Africain de Recherches Economiques et Politiques. Le mouvement est d’obédience marxiste, et il agrège d’autres étoiles montantes, comme Assane Seck ou encore James Benoit.
Le référendum de 58, la faille originelle
Premier moment de friction avec Senghor, l’homme fort de l’UPS : le référendum de 58, initié par De Gaulle. Evènement fondateur. L’exemple guinéen de Sékou Touré, son refus, et son magnétisme continental, aiguisent les appétits. D’autant plus qu’en période de galère, le jeune syndicaliste avait eu pour avocat un certain Fadilou Diop. Son parcours résonne ainsi d’autant plus au sein du Garep. Et à la sortie de ce référendum, la jeune bande veut l’indépendance. C’est ainsi que sous la houlette de l’énergique Abdoulaye Ly, naît le PRA-S (Parti du regroupement africain-Sénégal) à la suite de la scission d’avec l’UPS (Union progressiste sénégalaise) qui prend la suite du BDS. Abdoulaye Gueye Cabri en est aussi l’un des membres fondateurs. Une année plutôt, le PAI (Parti africain de l’indépendance) voyait le jour. Deux entités qui joueront les premiers rôles sur la scène politique sénégalaise, la première plus encline à temporiser avec le pouvoir, la seconde plus radicale dans la clandestinité.
L’année 58 est rude, Senghor et Dia cadenassent l’arène, et draguent les barons religieux. Séquence importante qui déconstruit le mythe de la résistance des leaders religieux dans la colonisation. Elle annonce aussi une forme d’alliance du temporel et du religieux, dont le Sénégal se gargarise, pour le meilleur et le pire. C’est ainsi que Senghor, contre la volonté d’une élite souverainiste, gagne et exauce De Gaulle. Le PRA-S calme le jeu et consent à pactiser avec les gagnants, mais ne raccroche pas les gants.
La fraude électorale, une tradition sénégalaise ?
Autre tournant, les élections municipales de 60. Ces élections ouvrent une séquence politique mouvementée, et la traque de la clandestinité du PAI atteint des sommets. Exemple parmi tant d’autres, symbolique de cette tension croissance, à Saint-Louis, le pouvoir est convaincu de fraude aux élections, ce qui conduit à l’arrestation de Majhemout Diop du PAI. A la tête du pouvoir répressif, les rôles sont bien répartis : à Senghor la diplomatie de la stature, et à Mamadou Dia la basse besogne. D’autant plus que « Maodo » s’y plaît. L’image rigide qu’il traine n’est pas une légende, il la cultive et l’entretient. C’est une carte à jouer, qu’il endosse à une rigueur d’ascète. Il est froid et impitoyable. Il envoie sans ménagement les militants du PAI en prison, conduit la répression, en parfaite synergie avec Senghor. Il a l’idée de la prison de Kédougou, pour casser les ailes du PAI, avec ses désirs de révolutions et d’insurrection dans le Sénégal oriental. Ironie du sort, c’est dans sa « demeure » carcérale qu’il sera renvoyé, quand le vent de la fortune et de la romance avec Senghor aura tourné.
Ces différents évènements raidissent le pays. Les grèves s’enchainent. Partout, la grogne monte. La dissidence intellectuelle est bâillonnée et le marxisme étend son emprise intellectuelle. Dans la capitale en proie à des tensions, à des traques, des larcins, intimidations physiques et autres violences contre les politiques, surtout ceux dans l’opposition, l’ambiance est électrique. C’est dans ce climat qu’arrivent les élections de 63, en décembre. Le passif est lourd d’autant qu’en 62, le couple Dia/Senghor divorce dans la violence. Le jour des élections, la fraude est massive. Senghor passe, mais la rue gronde. L’état de grâce du président nouvellement élu ne dure pas, et des allées du centenaire, on scande « le palais, le palais ». La foule est compacte et décidée. Elle est jeune. Et les militants du PAI comme du PRA-S, investissent les cortèges. Le pouvoir accuse l’opposition d’avoir des velléités de violences physiques, de disposer d’armes. La réponse est tragique. Bain de sang. Plus d’une quarantaine de morts, bilan longtemps sous-évalué, et des centaines de blessés. Le climat de terreur prend une nouvelle dimension. L’émoi est général, et même les soutiens français du pouvoir déplorent la tragédie. La traque des responsables désignés commence sur le champ, et c’est ainsi que Dia subit le même traitement qu’il avait infligé aux acteurs de l’opposition, notamment ceux du PAI. Du côté de l’opposition, c’est un coup de filet gigantesque. Tous ceux qui ont chahuté le pouvoir y passent. Abdoulaye Ly est mis aux arrêts et incarcéré, Fadilou Diop passe brièvement par la case prison. Mais la séquence soude encore plus le PRA-S mais révèle nature des dissensions internes.
Le début d’une tempête de plusieurs années
62 et 63 à leur manière installent dans le pays pré-insurrectionnel, marqué par la peur diffuse mais bien réelle face à l’inquisition du pouvoir, l’inclination de ce dernier à enfermer ses adversaires sans ménagement et selon ses préoccupations du moment. C’est l’avènement très précoce d’une justice aux ordres des gouvernants. Une réalité politique qui ne cessera de se reproduire et de s’amplifier sous les différentes mandatures. D’autant plus qu’après 63, les déchirements de la jeune élite politique d’alors iront croissants, avec des réconciliations en chemin, des trêves, mais aussi des conflits jusqu’à la déflagration de 68, qui elle marquera nettement une rupture dans le continuum politique. Ce contre-récit entache l’image de stabilité la démocratie sénégalaise autant qu’il la renforce…
LUMIÈRE SUR LE FRIGIDAIRE SANS ÉLECTRICITÉ DE BAH ABBA
Les Noirs ont pris une part active dans l’histoire de l’humanité sur bien des plans. En matière d’inventions, ils se sont illustrés de fort belle manière, mais malheureusement toutes les inventions à l’actif des Noirs n'ont pas été suffisamment vulgarisée
Les Noirs ont pris une part active dans l’histoire de l’humanité sur bien des plans. En matière d’inventions, ils se sont illustrés de fort belle manière, mais malheureusement toutes les inventions à l’actif des Noirs n'ont pas été suffisamment vulgarisées. Au pire des cas, leurs inventions ont été accaparées par les Blancs qui finissent par se les approprier injustement. Ainsi, certains chercheurs africains travaillent à porter à la connaissance de tous les exploits faits par des Noirs. C'est le cas du Dr Oumar Dioum.
Dans son livre «Lumières noires de l'humanité: inventeurs, héros, artistes et sportifs», le Dr Oumar Dioum y a recensé quelques-unes de ces inventions marquantes faites par des Noirs. C’est le cas de celle du Nigérian Mouhammed Bah Abba qui a inventé un frigidaire sans électricité.
La capacité d'invention n'est pas forcément dissociable de la performance du système éducatif. Depuis des années, il est admis que le système éducatif hérité de la France par les pays d’Afrique francophone est inefficace. La nécessité, voire des réformes s'impose. Toutefois, les dirigeants d’Afrique francophone rechignent à franchir ce cap des réformes. Ce qui continue de retarder les générations entières d'Africains. Comment comprendre cet immobilisme ?
Pour le Dr Oumar Dioum, c’est l’aliénation qui explique ce blocage des dirigeants à rompre avec le système français inefficace et dépassé. A son avis, c’est tout comme si la France inoculait une certaine dose d’aliénation dans le cerveau des pays qu’elle a colonisés.
par Jean-Claude Djéréké
UN SOMMET INUTILE
EXCLUSIF SENEPLUS - Quitter l’Afrique signifierait, pour la France, ne plus avoir accès aux nombreuses richesses qu’elle y pille. Il faut être fou pour se faire hara-kiri. Je ne vois pas Macron oser scier la branche sur laquelle son pays est assis
Il fut un temps où Achille Mbembe critiquait la politique française en Afrique et se gardait de caresser les dirigeants français dans le sens du poil. En 2010, par exemple, à une question de Christophe Boisbouvier de RFI, il répondait ceci : “Je pense que les Africains qui cherchent à réinventer leur futur gagneraient à oublier la France. Elle n’est pas le centre du monde. Il est temps de regarder ailleurs et de ne pas lui reconnaître plus de pouvoir qu’elle n’en dispose vraiment.” Pourquoi les Africains, d’après lui, devraient-ils se tourner vers d’autres pays ? Parce qu’ils “ne sont toujours pas à même de choisir librement leurs dirigeants, parce que les anciennes colonies françaises se sont transformées en satrapies gérées comme des fiefs privés, que l’on se transmet de père en fils”. Et Mbembe d’ajouter : “Le temps est venu de tirer un trait sur cette histoire ratée. Elle n’est porteuse d’aucun futur digne de ce nom. Au fond, cela aura été une relation passablement abusive qui ne reflète en rien la richesse et la densité des rapports humains établis depuis plusieurs siècles entre Français et Africains.”
Avec la publication de Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire (Paris, L’Harmattan, 1985) et Afriques indociles (Paris, Karthala, 1988), l’historien camerounais se positionnait indiscutablement comme l’un des penseurs africains avec qui il fallait compter dorénavant. En raison de la rigueur, de la vigueur et de la profondeur de ses analyses, je le percevais comme l’un des dignes héritiers des Jean-Marc Ela, Fabien Eboussi Boulaga et Mongo Beti. En un mot, ses réflexions sur l’Afrique et les relations franco-africaines forcèrent assez vite mon estime et mon admiration. Le “divorce” entre nous deux intervint en janvier 2011 quand Mbembe apposa sa signature sur un texte où des universitaires français, américains et africains (Elikia M’Bokolo, Mamadou Diouf, Paulin Hountondji et Ousman Kobo) décrivaient Laurent Gbagbo comme un “chef ethnocentriste”. Ce texte, je le trouvais tout simplement abject, non parce qu’il désavouait l’ancien président (même les Gbagbo ou rien ont le droit d’être en désaccord avec leur champion), mais parce qu’il ne donnait aucune preuve de ce qu’il affirmait. En effet, comment peut-on accuser d’ethnocentrisme un président qui nomma à des postes-clés Dona Fologo, Mamadou Koulibaly, Paul David Nzi, Jean-Baptiste Akrou, Philippe Mangou, Sidiki Bakaba, Jacques Anouma qui ne sont pas de l’ethnie bhété ? Un mois plus tard, Mbembe essaya de se racheter dans une interview où il disait ne pas savoir qui était le vrai vainqueur de l’élection présidentielle de novembre 2010.
Le sommet France-Afrique, initialement programmé en juillet, aura finalement lieu du 7 au 9 octobre 2021 à Montpellier (France) et ne concernera que les sociétés civiles africaine et française. De l’avis de Benoît Verdeaux, ancien numéro 2 de l’Agence française de développement (AFD) en Côte d’Ivoire, il s’agira de “réfléchir à réinventer, redynamiser les relations entre l’Afrique et la France”. Achille Mbembe affirme avoir accepté de co-piloter la préparation du sommet parce que “des gestes ont été accomplis, je pense en particulier à la mission qu’il [Macron] a confiée à mon ami Felwine Sarr, qui a permis de rouvrir le débat sur les restitutions [des biens culturels africains], qui a permis un déclic des imaginaires. Je pense à l’autre mission, confiée à madame N’Goné Fall, qui a abouti à une grosse opération « Africa 2020 ». Il y a des pas qui ont été accomplis en ce qui concerne le franc CFA… Et donc il y a un frémissement.” Doit-on croire l’historien camerounais quand il s’exprime de la sorte et qu’il se défend d’être une prise de guerre de Macron ? Peut-on partager son optimisme sur les rapports entre la France et ses ex-colonies ? Emmanuel Macron tuera-t-il vraiment la Françafrique qui a fait tant de mal aux peuples d’Afrique francophone ? Réussira-t-il là où tous ses prédécesseurs ont lamentablement échoué ?
Notre réponse est “non”. Pourquoi ? Premièrement, parce que “c’est le soleil du matin qui sèche l’attiéké” (proverbe ivoirien). Macron a eu 4 ans pour opérer un changement dans les relations entre son pays et ses anciennes colonies, changement qui, pour nous, passe par la fermeture des bases militaires françaises installées dans certains pays africains, la fin de l’immixtion de la France dans nos affaires internes et la création d’une monnaie africaine par les Africains eux-mêmes. Au lieu de cela, il a soutenu le 3e mandat anticonstitutionnel de Dramane Ouattara et d’Alpha Condé, validé la réélection de tel ou tel président ayant déjà passé plus de 30 ans au pouvoir, soutenu des dictateurs sanguinaires, gardé au Mali des soldats soupçonnés d’y faire autre chose (piller l’or, l’uranium, le gaz et le pétrole de ce pays) que de combattre le terrorisme, établi un lien douteux entre les familles nombreuses et le manque d’éducation.
La seconde raison est la suivante : quitter l’Afrique signifierait, pour la France, ne plus avoir accès aux nombreuses richesses qu’elle y pille depuis 6 décennies. Il faut être fou pour se faire hara-kiri. Je ne vois pas le président français oser scier la branche sur laquelle son pays est assis. Elle a beau clamer qu’elle ne gagne rien en Afrique et qu’elle se saigne plutôt pour les Africains, la France aurait moins de poids et moins d’influence sur la scène internationale sans ces richesses.
À partir de là, chacun s’apercevra aisément de l’inutilité du sommet de Montpellier. Celui-ci n’est organisé que pour tromper une fois de plus les Africains et essayer de les “reconquérir” au moment où, après le Centrafrique de Touadéra, le Mali d’Assimi Goïta est en train de remplacer l’ancienne puissance colonisatrice par la Russie jugée plus humaine, plus sincère et plus compétente. En d’autres termes, rien ne changera dans la relation franco-africaine après Montpellier, ce qui ne veut pas dire que le changement n’adviendra jamais. Les adeptes africains et français de la Françafrique gagneraient, à cet égard, à lire ou à relire le texte de Jean-Paul Sartre : “Nos procédés sont périmés. Ils peuvent retarder parfois l’émancipation, ils ne l’arrêteront pas. Et n’imaginons pas que nous pourrons rajuster nos méthodes : le néo-colonialisme, ce rêve paresseux des Métropoles, c’est du vent ; les " troisièmes forces " n’existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies bidon que le colonialisme a déjà mises au pouvoir. Notre machiavélisme a peu de prise sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l’un après l’autre nos mensonges. Le colon n’a qu’un recours : la force, quand il lui en reste ; l’indigène n’a qu’un choix : la servitude ou la souveraineté.”
C’est un truisme de dire que le sentiment anti-français monte de jour en jour de Bamako à N’Djamena en passant par Dakar et Bangui. Macron espère que le sommet de Montpellier fera baisser la tension dans ces capitales africaines. À mon avis, il a aggravé les choses car, quand on est intelligent, on ne convoque pas chez soi une personne en colère. Le bon sens voudrait qu’on se rende plutôt chez elle, qu’on l’écoute et qu’on fasse droit à ses légitimes desiderata. En tout état de cause, non seulement les 200 millions d’Africains qui suivent la chaîne panafricaine Afrique Media ne sont plus prêts à se laisser distraire par des mesurettes mais rien ne leur semble plus agaçant que le paternalisme arrogant et condescendant de la classe politique française. Quant aux “intellectuels” africains, qui se sont mis au service de cette classe médiocre et prédatrice, ils sont aussi méprisables que le Léopold Sédar Senghor qui, intervenant le 29 janvier 1957 à l’Assemblée nationale française, déclarait : “Le carré français, croyez-moi, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement y bâtir nos propres cases, qui élargissent et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l’Hexagone France”. Fanon avait vu juste en disant d’eux qu’ils “ont intériorisé le système colonial qui place le Blanc tout en haut de l'échelle des races, que le colonialisme s’est infiltré en eux avec tous ses modes de pensée”.
Toujours en quête de la reconnaissance et de l’approbation du maître, ces “êtres truqués” (Sartre) se rendent à Montpellier, non pour imposer quoi que ce soit, mais pour voler au secours d’un pays qui ne doit s’en prendre qu’à lui-même si ses ex-colonies ont commencé à lui tourner le dos. Ils n’y vont pas pour défendre les intérêts de l’Afrique mais pour dire “oui, patron” et recevoir des cacahuètes.
En conclusion, le sommet de Montpellier n’apportera rien de bon aux Africains car ceux qui l’ont organisé ne sont ni bons ni sincères. Seuls les naïfs peuvent croire que le soleil du soir séchera l’attiéké.
Jean-Claude DJÉRÉKÉ
Originaire de Côte d’Ivoire, J.-C. DJÉRÉKÉ a publié plus de 15 ouvrages dont Le défi de la seconde indépendance (L’Harmattan, 2012), Abattre la Françafrique ou périr (L’Harmattan, 2014) et L’Afrique francophone peut-elle s’en sortir ? (L’Harmattan, 2020), il enseigne la littérature et les cultures africaines à Bryn Mawr College, Philadelphie (USA).
Voir Télérama du 8 octobre 2010.
Cf. Le Monde du 18 janvier 2011.
Cf. Jeune Afrique du 14 février 2011.
Entretien avec Boisbouvier sur RFI, le 14 septembre 2021.
Sur RFI, le 22 mars 2021.
Lire sa préface à Les Damnés de la terre de Frantz Fanon.
Macron est Zemmourien dans sa perception de l'ordre international et dans sa conception des rapports de force entre nations. Le sommet de Montpellier est une stratégie française du diviser pour régner en Afrique
Décryptage de la situation politique tendue entre Paris et Bamako par Aminata Dramane Traoré.
ALGÉRIE : MACRON MET LE FEU À LA POUDRIÈRE MÉMORIELLE
En reprenant les antiennes éculées de ceux qui veulent euphémiser les violences coloniales infligées par la France aux Algériens, l'Élysée donne des gages à l’extrême droite et ouvre une crise diplomatique d’une ampleur inédite avec l’Algérie
Mediapart |
Rachida El Azouzi |
Publication 07/10/2021
«La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. » Le 15 février 2017, Emmanuel Macron, alors en campagne pour le fauteuil présidentiel, déclenchait une tempête en France en tenant des propos inédits dans la bouche d’un responsable politique français sur l’antenne d’une télévision algérienne.
La droite, l’extrême droite mais aussi une partie de la gauche lui tombaient dessus tandis qu’en Algérie, on se réjouissait qu’enfin, après tant de décennies de déni, un candidat à la présidence de la République française ait le courage de regarder le passé en face.
« Honte à Emmanuel Macron qui insulte la France à l’étranger ! », fulminait Gérald Darmanin, alors sarkozyste et maire de Tourcoing, devenu depuis macroniste et promu ministre de l’intérieur. « Ni droite ni gauche, un jour pour la colonisation positive, un jour crime contre l’humanité », tweetait l’ancien premier secrétaire du parti socialiste Jean-Christophe Cambadélis. Allusion à un entretien d’Emmanuel Macron au Point quelques mois plus tôt, en novembre 2016, déclarant qu’il y a eu en Algérie « des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ».
Près de cinq ans plus tard, le candidat LREM (La République en marche) de 2017 ne ressemble en rien au candidat LREM de 2022. Plus question de se mettre à dos la droite et l’extrême droite françaises qui saturent le débat public de leurs obsessions identitaires : à sept mois de l’élection présidentielle, l’heure est au labour de leurs terres, même les plus nauséabondes. Quitte à sacrifier une relation franco-algérienne structurellement très compliquée et à faire un bond en arrière.
Lors d’une rencontre avec une vingtaine de descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie jeudi 30 septembre, et relatée samedi 2 octobre par Le Monde, seul journal invité par l’Élysée, Emmanuel Macron a eu des mots peu amènes et jamais tenus jusqu’ici publiquement par un chef d’État français en exercice, à l’égard du pouvoir algérien et des fondements même de la nation algérienne.
« C’est terrible, se désole un diplomate français “catastrophé”. On revient à 2005. » Quand le traité d’amitié franco-algérien avait volé en éclats sous Jacques Chirac après que le Parlement français eut adopté une loi reconnaissant « le rôle positif » de la colonisation.
Dans un article intitulé « Le dialogue inédit entre Emmanuel Macron et les “petits-enfants” de la guerre d’Algérie », le journaliste Mustapha Kessous rapporte que le président français estime qu’après son indépendance en 1962, l’Algérie s’est construite sur « une rente mémorielle », entretenue par « le système politico-militaire », que l’« histoire officielle » est « totalement réécrite » et qu’elle « ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France », que « le président [algérien] Abdelmadjid Tebboune » est pris dans « un système très dur », « un système fatigué », « fragilisé » par le Hirak (le soulèvement populaire qui a balayé en 2019 Abdelaziz Bouteflika récemment décédé). Des propos non démentis par l’Élysée qui ne s’arrêtent pas là.
« La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder, a encore déclaré le président, toujours selon Le Monde. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient. »
En allant jusqu’à remettre en question l’État-nation algérien, en cherchant à mettre sur le même pied d’égalité l’interminable conquête française bien plus sanglante et meurtrière que la domination ottomane entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et en reprenant ainsi les antiennes éculées de ceux qui veulent euphémiser les violences coloniales infligées par la France aux Algériens, ceux qui disent que l’Algérie n’est pas un pays, le président français donne des gages à l’extrême droite et ouvre une crise diplomatique d’une ampleur inédite à quelques mois de l’anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie (1954-1962) et son indépendance.
Ses propos incendiaires interviennent deux jours après la décision brutale de l’exécutif de réduire drastiquement le quota de visas accordés aux citoyens des pays du Maghreb, à commencer par les Algériens (lire ici notre article). Sous les ors de l'Elysée, devant la jeunesse héritière de la douloureuse mémoire franco-algérienne - des petits-enfants de pieds-noirs, de soldats, de harkis, d’indépendantistes du FLN et de juifs d’Algérie - Emmanuel Macron a justifié cette décision qui envenime encore les rapports très tendus entre les deux pays pour « ennuyer les gens qui sont dans le milieu dirigeant, qui avaient l’habitude de demander des visas facilement » et leur dire « si vous ne coopérez pas pour éloigner des gens qui sont en situation irrégulière et dangereux, on ne va pas vous faciliter la vie ».
« C’est terrible, se désole un diplomate français “catastrophé”. On revient à 2005. » Quand le traité d’amitié franco-algérien avait volé en éclats sous Jacques Chirac après que le Parlement français eut adopté une loi reconnaissant « le rôle positif » de la colonisation et que la France eut offert au monde entier le spectacle désolant d’une nation passéiste incapable d’assumer ses méfaits, ses crimes, ses pillages devant le miroir, se félicitant du bon vieux temps des colonies.
Emmanuel Macron, dont la candidature à l’élection présidentielle d’avril prochain ne fait pas l’ombre d’un doute même s’il ne l’a pas encore officialisée, a cessé de parler depuis bien longtemps de « crimes contre l’humanité » de la part de la France en Algérie. Il n’aura condamné les 132 ans d’oppression coloniale en Algérie qu’une seule fois tant qu’il était candidat à la présidentielle. Le credo de son quinquennat, martèle son entourage, c’est « ni excuses ni repentance ». Et d’être réélu à tout prix.
« Le deuxième mandat est devenu l’objectif presque unique de la fin du premier », constate auprès de Mediapart un ancien ambassadeur de France en Algérie. Un avis partagé de l’autre côté de la Méditerranée par plusieurs diplomates français qui déplorent une relation bilatérale et des efforts de bonne entente entre les deux pays « sacrifiés » par des visées électoralistes. « Macron est en train de se laisser dépasser par son souci de politique intérieure », abonde à son tour un ancien directeur Afrique et Moyen-Orient du Quai d’Orsay.
Le pouvoir algérien, qui avait convoqué trois jours plus tôt l’ambassadeur de France à Alger François Gouyette pour « une protestation formelle » après la décision de Paris de réduire de moitié les visas accordés aux Algériens, n’a pas tardé à réagir dans des proportions qui dépassent sa susceptibilité habituelle. Après avoir procédé samedi 2 octobre au « rappel immédiat pour consultation » de son ambassadeur, Alger a interdit le lendemain le survol de son territoire aux avions militaires français, qui empruntent depuis 2013 son espace aérien pour rejoindre ou quitter la bande sahélo-saharienne où sont déployées les troupes de l’opération antijihadiste « Barkhane ».
ACHILLE MBEMBE, L'ARCHITECTE DU SOMMET AFRIQUE-FRANCE DE MONTPELLIER
Une partie de l'opinion publique africaine voit dans le choix d’Achille Mbembe une manœuvre de l’Élysée pour redorer l’image de la France sur le continent et une "prise de guerre" pour Emmanuel Macron
Théoricien du post-colonialisme, Achille Mbembe, l’un des intellectuels les plus en vue d’Afrique francophone, a accepté la tâche controversée de préparer le sommet Afrique-France, qui se tiendra vendredi et auquel pour la première fois aucun chef d'État africain n'a été convié.
Rarement un homme aura autant marqué de son empreinte ce type d’événement. Non seulement Achille Mbembe a remis un rapport mardi à Emmanuel Macron "pour la refondation des relations entre la France et le continent", mais il a aussi sélectionné les 12 jeunes qui débattront, vendredi 8 octobre, avec le chef de l’État.
Pendant sept mois, l’intellectuel camerounais a pris son bâton de pèlerin à travers 12 pays et lancé plus de 60 "dialogues" entre mars et juillet derniers avec des acteurs de la société civile pour préparer le sommet Afrique-France de Montpellier.
"J’ai trouvé que c’était un projet nécessaire, raisonnable, que la mission était une mission de bon sens, que l’Afrique devrait pouvoir y trouver son intérêt, ce qui me semble être le cas", explique Achille Mbembe dans une interview accordée RFI.
Contempteur de la "Françafrique", réputé pour ses prises de position énergiques, l'auteur mondialement connu de "Brutalisme" et de "Critique de la raison nègre" a passé les trente ans d’une brillante carrière universitaire à cheval entre l’Afrique du Sud et les États-Unis.
"D’une manière très intelligente et sans doute stratégique, Emmanuel Macron lui a demandé d’aller sonder les Africains sur les orientations à suivre pour forger de nouvelles relations entre la France et l’Afrique", analyse le journaliste Assane Diop, sur l’antenne de France 24.
Personnalité transgressive au charisme magnétique, l’historien franco-camerounais est présenté comme l'un des pères des études postcoloniales. Admirateur d’Édouard Glissant et de Frantz Fanon, Achille Mbembe s’est également attaqué au cours de sa carrière à la critique du néolibéralisme et aux mécanismes de domination dans le monde contemporain.
"Le choix d’Achille Mbembe pour ce sommet est tout à fait juste. C’est l’un, si ce n’est le plus grand penseur contemporain de l’Afrique", affirme le Canadien d’origine guinéenne Amadou Sadjo Barry, docteur en philosophie et chercheur en relations internationales, joint par France 24. "Il connaît l’Afrique et, en même temps, essaie de penser le devenir mondial du continent."
Le fantôme de Ruben Um Nyobè
Né en 1957, à une soixantaine de kilomètres de Yaoundé, Achille Mbembe passe son enfance à la ferme de son père, au sein d’une famille nationaliste et chrétienne.
Il vit dans sa chair l’extrême violence de la colonisation lors de la guerre d’indépendance du Cameroun (1955-1962), quand l’un de ses oncles est tué aux côtés du leader nationaliste Ruben Um Nyobè, dont la dépouille est traînée, de village en village, par les forces armées françaises pour terroriser la population.
De ces événements tragiques, naîtra sa vocation d’historien. Bientôt, il se rend à Paris pour poursuivre ses études. Alors que l’histoire officielle au Cameroun cherche à faire disparaître l’existence de Ruben Um Nyobè, lui se bat pour faire vivre sa mémoire.
Son premier livre, contenant des extraits de textes signés de l’indépendantiste, lui vaut d'être banni de son pays pendant dix ans. À la mort de son père, il ne peut pas assister à son enterrement. Depuis, il n'a jamais remis les pieds au Cameroun.
Après l’écriture de sa thèse, il enseigne aux États-Unis puis prend la tête du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) à Dakar, au Sénégal.
Installé à Johannesburg en Afrique du Sud depuis vingt ans, il dirige aujourd’hui l'Institut de recherches en sciences économiques et sociales de l'université du Witwatersrand.
En acceptant cette mission d’Emmanuel Macron, Achille Mbembe, qui dénonçait il y a peu une "flagrante absence d’imagination historique", du chef de l’État, ouvre, à 64 ans, une nouvelle page dans sa carrière. Mais ce tournant a également suscité l’incompréhension, voire l’hostilité d’un certain nombre d’intellectuels africains.
Dans une tribune au vitriol parue dans Jeune Afrique, l’écrivain camerounais Gaston Kelman fustige l’intellectuel "flatté dans son orgueil de 'savant' qui maîtrise la science du maître". Quant au Sénégalais Boubacar Boris Diop, il ironise sur "une mauvaise plaisanterie" évoquant un sommet "choquant" et "pathétique".
"Prise de guerre"
Une partie de l'opinion publique africaine voit également dans le choix d’Achille Mbembe une manœuvre de l’Élysée pour redorer l’image de la France sur le continent et une "prise de guerre" pour Emmanuel Macron.
"La classe politique française comprend que les chefs d’État africains sont discrédités, mais qu’il y a encore des intellectuels qui sont écoutés et qu’à travers eux, on pourra s’adresser à la jeunesse africaine", analyse le docteur en histoire contemporaine et professeur de littérature à Philadelphie, Jean-Claude Djereke, joint par France 24. "Mais je crois que c’est une erreur. Beaucoup de gens ont été déçus par Achille Mbembe, qui donne ici l’impression de voler au secours de Macron."
Quatre ans après le discours de Ouagadougou qui devait poser les bases d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique, force est de constater une forme de désenchantement selon Jean-Claude Djereke. "Les problèmes de fond pour les jeunes Africains ne sont pas abordés : ces problèmes, ce sont les bases militaires françaises, c’est le franc CFA, l’immixtion intempestive de la France dans les affaires intérieures africaines."
L'intervention militaire française au Sahel pour lutter contre les jihadistes et le soutien à la junte militaire au Tchad sont les deux sujets qui ont récemment alimenté les crispations autour de la présence française en Afrique et les accusations de néocolonialisme.
"Sur le plan politique, il n’y a pas eu de mutation", reconnaît Amadou Sadjo Barry, qui rappelle le contexte de rivalité avec la Chine et la Russie pour l’hégémonie sur le continent. Mais selon le philosophe, il serait injuste de considérer qu’Emmanuel Macron n’a pas contribué à redéfinir la relation avec l’Afrique de manière symbolique avec la restitution des œuvres d’art ou encore la remise du rapport Duclert sur le Rwanda.
"Sur le plan (des) injustices historiques, Emmanuel Macron a posé des gestes forts. La question est de savoir jusqu’où cette dimension symbolique peut vraiment conduire à une mutation profonde de la politique étrangère de la France", interroge Amadou Sadjo Barry.
De son côté, Achille Mbembe balaye toute idée de manipulation ou de compromission et promet un débat sans tabou. Dans un entretien à l’AFP, l’intellectuel pose l’objectif qu’il s’est fixé lors de ce forum. "Si à Montpellier, on arrive à déplacer le débat au-delà de la récrimination et du déni, alors on aura ouvert la voie à une petite révolution culturelle."
par Ndongo Samba Syllam Amy Niang et Lionel Zevounou
LA SOCIÉTÉ CIVILE AU SERVICE DE L'IMPÉRIALISME FRANÇAIS
EXCLUSIF SENEPLUS - Ce qui va se jouer au sommet de Montpellier n’est peut-être ni plus ni moins que la volonté de Paris de contenir le discrédit politico-diplomatique et le relatif déclin économique de l’Hexagone sur le continent africain
Ce texte est tiré d’un important ouvrage collectif contre le sommet de Montpellier dirigé par Koulsy Lamko, Amy Niang, Ndongo Samba Sylla et Lionel Zevounou. "De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néocolonialisme français" rassemble une vingtaine de contributions. Le projet a été initié par le Collectif pour le Renouveau africain (CORA). »
À quoi servent les sommets France-Afrique ? Cette question provocatrice avait été soulevée par Thomas Sankara lors du Sommet de Vittel en octobre 1983. Devant une presse française sur la défensive, le chef d’État et leader révolutionnaire burkinabè avouait ne pas avoir de réponse satisfaisante tant il était évident, selon lui, que ce type de rencontre n’était pas le cadre le plus approprié pour parler des problèmes africains. Malgré les critiques de Sankara, les chefs d’État francophones, rejoints progressivement par leurs homologues du reste du continent, continuent de sacrifier à ce rituel, rebaptisé sommet « Afrique-France », sans doute pour conjurer les représentations ordinairement peu flatteuses associées à la « Françafrique ».
La nouveauté du format du prochain sommet Afrique-France à Montpellier programmé le 8 octobre, tient dans l’absence des chefs d’État et dans l’introduction de la « société civile », et notamment de personnalités africaines de renom que le président français Emmanuel Macron a choisies comme ses interlocuteurs. L’érection de cette « société civile » de nature néo-impériale doit être interprétée comme une tentative désespérée de maintenir une ambition hégémonique de plus en plus contrariée.
Perte de contrôle et anxiété
L’idée que l’avenir de la France et son statut géopolitique sont inextricablement liés au maintien de relations particulières et asymétriques avec son ancien empire colonial africain a été et continue d’être la toile de fond de la politique hexagonale vis-à-vis de l’Afrique postcoloniale. Pourtant, malgré l’importance stratégique du continent, la France n’a jamais eu une politique étrangère africaine digne de ce nom en Afrique francophone. Car elle n’en a jamais eu besoin : elle a su y maintenir une forme de contrôle néocoloniale.
En lieu et place d’une politique étrangère classique, la France a longtemps mobilisé le registre des injonctions dans son ancien empire. À commencer par la Conférence de Brazzaville (1944) qui avait été tenue sans la présence d’Africains alors qu’elle était censée discuter de l’avenir de l’Afrique dite française. Depuis, pour l’Afrique francophone, la France demeure le pays privilégié où se discutent la démocratie (La Baule 1990), les questions sur la sécurité (Sommet de Pau du 13 janvier 2020), le financement du développement (Sommet de Paris sur le financement des économies africaines de mai 2021), etc. D’ailleurs, presque toutes les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’Afrique francophone sont ou influencées ou parrainées par la France.
Ces relations asymétriques sont de moins en moins tolérées par les populations africaines comme l’ont démontré les attaques contre les intérêts économiques français lors du soulèvement populaire de mars 2021 au Sénégal, et la contestation populaire de la présence militaire française au Mali. En marge de ce que les officiels français et médias mainstream qualifient tendancieusement de « sentiment antifrançais », Paris subit, dans son « pré carré » africain, la concurrence économique de la Chine, mais également la rivalité militaro-diplomatique d’autres puissances comme la Russie, notamment en République centrafricaine, ou la Turquie. Ce contexte suscite, côté français, un sentiment de perte de contrôle ainsi qu’une certaine anxiété au sujet de l’avenir du continent.
Le fait est que les dispositifs traditionnels de maintien de l’hégémonie impériale ont aussi montré leurs limites. Les interventions militaires dont la principale, Barkhane, ne peuvent être gagnées : en plus d’être ruineuses, elles deviennent de moins en moins populaires auprès des opinions publiques africaines. C’est sans doute de cette manière qu’il faudrait lire la « fin » — en fait la réorganisation — de la force Barkhane au Mali. De même, le fossé se creuse de plus en plus entre une minorité dirigeante soutenue par Paris et les aspirations de leurs peuples. L’alliance avec des chefs d’État loyaux, comme l’illustre la « réforme » en trompe-l’œil du franc CFA annoncée en décembre 2019 par le président ivoirien Alassane Ouattara aux côtés de son homologue français, alimente une défiance et une suspicion croissantes vis-à-vis de la France. Enfin, ces dirigeants ne se privent généralement pas d’ouvrir leurs économies aux puissances rivales prêtes à accorder les financements souhaités.
C’est au regard à la fois des nouveaux défis auxquels la France fait face sur le continent africain et de l’inadaptation de ses méthodes d’intervention traditionnelles qu’il faut lire les improvisations de l’actuel gouvernement français, et notamment l’élargissement de son cercle d’alliances à la « société civile ».
Macron, artisan du restart
Dire que la politique africaine de l’actuel gouvernement français garde ses vieux lambris dorés est un truisme. Il suffit de penser par exemple à la succession dynastique et militaire que Macron a adoubée avec le récent coup d’État au Tchad. La politique africaine de Macron arbore toutefois un cachet spécifique que l’Institut Montaigne, un think tank marqué à droite, désigne, dans un rapport daté de septembre 2017, par le vocable anglais de restart.
Sur le plan formel et rhétorique, le restart consisterait pour Paris à abandonner ses inhibitions en adoptant un discours qui « lève les tabous » ainsi qu’une stratégie plus « franche ». Ce souci de redorer l’image de la France en Afrique explique quelques récentes ouvertures « symboliques » : le projet de restitution de certains biens culturels, la reconnaissance à mots couverts de la responsabilité de la France durant le génocide des Tutsi du Rwanda, la « facilitation » de l’ouverture des archives coloniales en Algérie et celles relatives à l’assassinat de Thomas Sankara, etc.
Sur le fond, le restart fait le pari d’un « afro-réalisme » dont les entrepreneurs et start-ups français seraient les fers de lance : « [Le] discours de restart doit libérer les énergies et favoriser l’accès des entreprises françaises aux marchés africains », souligne l’Institut Montaigne. Parallèlement aux soutiens politiques traditionnels, l’influence économique acquiert une importance renouvelée. C’est là sans doute l’une des motivations ayant présidé à la mise en place du Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) en 2017, une structure consultative composée de personnalités principalement issues du monde des affaires.
L’influence via le « marché » a l’avantage de créer une communauté d’intérêts entre la France et ses partenaires européens, également soucieux de rivaliser avec la Chine, la Russie, la Turquie et parfois les États-Unis. En contrepartie des concessions sur l’ouverture économique de l’espace francophone, la France plaide pour une mutualisation de la gestion militaire, incarnée par l’Europe de la Défense.
Cette diplomatie économique, à l’heure actuelle, s’inscrit notamment dans la perspective du « Consensus de Wall Street », un concept qui renvoie au nouvel agenda de développement des Institutions financières internationales, des banques multilatérales de développement, des agences de développement, des sociétés de gestion d’actifs financiers, etc. L’objectif est de maximiser les financements privés dans les pays du Sud global en les prémunissant de divers risques (risques politiques, risque de demande, et risque de change). Cette philosophie du « développement comme neutralisation des risques » est à la base du « New Deal » de Macron pour l’Afrique. Elle implique non seulement une privatisation des services publics, à travers des instruments comme les partenariats publics privés (PPP), mais encore elle transforme les États en assureurs bénévoles des profits des investisseurs internationaux. Dans la déclaration finale de douze pages du récent Sommet de Paris sur le financement des économies africaines, le mot « risque » apparaît dix-neuf fois. La résonance accrue de ce type d’approche néolibérale sur le continent est rendue possible par l’approche fonctionnaliste, dépolitisée et technocratique des cercles de décision économique et des institutions telle l’Union africaine.
Le rôle de la « société civile » néo-impériale
Le sommet Afrique-France de Montpellier va formellement consacrer l’alliance entre le régime de Macron et une certaine « société civile » africaine taillée sur mesure pour donner l’illusion qu’il serait à l’écoute des populations africaines et de leurs intellectuels. Face à l’illégitimité des dirigeants d’Afrique francophone, traditionnels alliés de la France, il a pu sembler astucieux d’ériger une « société civile » néo-impériale ayant vocation à servir de bouclier face au « sentiment antifrançais » en progrès sur le continent et aussi à valider, par omission ou par conviction, des options économiques néolibérales comme solutions aux problèmes africains.
Le président français a demandé à l’universitaire camerounais Achille Mbembe de réunir un groupe de personnalités africaines avec pour mission d’organiser des consultations populaires dans une douzaine de pays du continent et dans la diaspora et, sur cette base, de livrer des recommandations lors du sommet de Montpellier, « l’événement pour réinventer la relation Afrique France ». En acceptant cette mission, Mbembe et son groupe se sont mis à dos une partie des intellectuels africains et ont dû régulièrement se justifier dans les médias français face à l’accusation de « trahison des clercs ».
Le profil de l’intellectuel africain « fréquentable » pour l’Élysée et le Quai d’Orsay concerne d’une part ceux qui n’ont pas d’objections manifestes vis-à-vis du déploiement de la logique néolibérale à l’échelle du continent. Il inclut d’autre part ceux qui, comme Achille Mbembe, distinguent leur démarche de l’anti-impérialisme et, même, n’hésitent pas à proposer que la France organise une « grande transition » destinée à installer la démocratie en Afrique centrale. Œuvrer nolens volens à effacer voire à aseptiser la tradition intellectuelle critique africaine nourrie aux deux mamelles du panafricanisme et de l’anticapitalisme est une formule qui a souvent fait florès pour les intellectuels africains en quête de notoriété en Occident.
Dans la période coloniale, la France choisissait ses interlocuteurs parmi les « bons » mouvements de libération. Après les indépendances, les « bons » présidents et leaders politiques furent promus au détriment des « mauvais » qui furent chassés du pouvoir ou assassinés avec le soutien de Paris. Ce qui va se jouer au sommet de Montpellier n’est peut-être ni plus ni moins que la volonté de Paris de contenir le discrédit politico-diplomatique et le relatif déclin économique de l’Hexagone sur le continent africain. S’adjoindre pour l’occasion les services d’une société civile néo-impériale dont la connexion organique avec les masses populaires est quasi inexistante n’est sans doute pas ce qu’on pourrait appeler une stratégie bien pensée.
Au-delà des faux-semblants de Montpellier, la bonne nouvelle est que la lutte pour une « seconde indépendance » est portée sur le plan intellectuel par des initiatives panafricanistes comme le Rapport Alternatif sur l’Afrique (RASA) et le Collectif pour le Renouveau Africain (CORA). Publiée en mai 2021, la première édition du RASA a pour titre Les souverainetés des sociétés africaines face à la mondialisation. Lancé en avril 2021, CORA rassemble une centaine d’intellectuels de toutes disciplines, des arts aux sciences exactes. Comme le souligne son Manifeste, il œuvre, dans le respect de la diversité linguistique, à « l’émergence d’une Afrique véritablement indépendante et souveraine avec comme horizon l’éclosion d’une authentique éthique humaniste marquée du sceau de la solidarité universelle. » Comme le soutenait Frantz Fanon, la responsabilité de l’intellectuel africain doit se comprendre comme une responsabilité tournée vers la libération du continent.