IBRAHIMA THIOUB, L'ICONOCLASTE DE L'HISTORIOGRAPHIE AFRICAINE
L'historien sénégalais ose questionner les responsabilités africaines dans l'esclavage et dénonce la dérive élitiste de l'éducation. Un double combat contre l'amnésie historique et l'injustice sociale

(SenePlus) - Dans son bureau sobre de l'université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, Ibrahima Thioub ne mâche pas ses mots. Ce septuagénaire à la voix souriante et au contact chaleureux dresse un constat amer sur l'évolution du système éducatif sénégalais. "Je ne serais pas devenu professeur des universités si l'École publique n'avait pas été un ascenseur social. Ce qu'elle a cessé d'être aujourd'hui", confie-t-il à la journaliste Agnès Faivre de Libération, dans un entretien publié le 5 septembre 2025.
Cette trajectoire personnelle illustre parfaitement les transformations sociales que dénonce l'historien. Fils de paysan né en 1955, Ibrahima Thioub est l'un des deux seuls bacheliers de sa grande famille - l'autre étant son propre fils. Son parcours débute par un "confiage", pratique répandue en Afrique de l'Ouest consistant à confier un enfant à un parent pour lui permettre d'accéder à l'éducation.
Aujourd'hui, cette solidarité familiale dysfonctionne, explique le professeur : "Le parent aisé n'a plus la même capacité d'accueil, car il investit son salaire dans la scolarisation de ses propres enfants dans le privé, durant les six années de primaire, afin de produire un élève très performant." L'objectif ? Intégrer les établissements publics d'excellence où les élèves, sélectionnés par concours, sont pris en charge par l'État jusqu'au baccalauréat.
Cette évolution crée un cercle vicieux que dénonce vigoureusement Thioub : "Les élites capturent ainsi des ressources censées être distribuées au plus grand nombre. La masse populaire, elle, paie une École publique médiocre, faute d'enseignants bien formés. Le Sénégal a réglé le problème de l'accès à l'éducation, mais pas celui de la qualité de l'enseignement, qui permet de corriger les inégalités sociales à la base."
Cette préoccupation a d'ailleurs inspiré son dernier ouvrage, "Servir l'école de la République" (Presses universitaires de Dakar, 2025), témoignage de cinquante années consacrées à l'enseignement public sénégalais.
La formation intellectuelle de Thioub s'enracine dans l'effervescence post-soixante-huitarde. Orienté vers l'École normale à 17 ans pour des raisons financières familiales, il abandonne son rêve de médecine pour devenir instituteur. Cette période le transforme profondément : "Marx, Lénine, Engels, Trotski à la si belle plume, mais aussi Descartes, Rousseau, Kant et sa morale dictée par les impératifs catégoriques qui le fascinent", détaille Libération. "Lire était notre seule distraction. On dévorait", se souvient l'historien.
Cette formation intellectuelle nourrit son engagement militant au sein de la Ligue démocratique, organisation communiste clandestine, puis comme responsable syndical. Il critique alors le "socialisme africain" du président Léopold Sédar Senghor, estimant qu'il était "trop soumis à Paris, et que notre économie était contrôlée par les multinationales françaises".
Au début des années 1990, Thioub révolutionne l'approche historique africaine en s'extirpant des deux grands axes de recherche traditionnels : la traite atlantique et les grandes civilisations liées à l'Égypte pharaonique. Avec ses confrères, il se concentre sur les "oubliés de l'histoire", adoptant une "approche par le bas" qui étudie les marginaux, les prisonniers et les systèmes de domination internes à l'Afrique.
Cette démarche le conduit vers un sujet particulièrement sensible : l'esclavage interne au continent africain. Lors du congrès de l'association des historiens africains à Bamako en 2001, il présente une étude critique sur les angles morts de l'historiographie traditionnelle : "qui organise le commerce des esclaves, les captures, qui est razzié, comment, avant de les embarquer à destination de l'Amérique et des Caraïbes ?"
Sa position tranche avec le discours dominant de l'époque, focalisé sur la reconnaissance internationale de la traite négrière comme crime contre l'humanité. "On m'a répondu à coups de bazooka", raconte-t-il. Face aux accusations de vouloir "responsabiliser les Africains", il rétorque : "L'Afrique a été victime, mais pas tous les Africains. Seulement des groupes sociaux bien identifiés : paysans, artisans, métallurgistes. À la tête des États côtiers qui commerçaient avec les compagnies européennes, l'aristocratie militaire, les commerçants et certains chefs religieux ont organisé les captures et le transport de ces forces productives."
Malgré sa reconnaissance internationale - professeur invité dans des universités aux États-Unis, en Europe et en Asie, sollicité par le Collège de France - Thioub reste fidèle à son engagement local. En 2014, devenu recteur de l'université Cheikh-Anta-Diop, il refuse les attributs du pouvoir comme la voiture de fonction, et décline l'invitation prestigieuse du Collège de France.
Cette fidélité s'enracine dans un pacte conclu à la fin des années 1980 avec sept autres doctorants sénégalais dans un foyer Sonacotra d'Athis-Mons : "Rentrer au pays, n'accepter aucun poste à l'étranger, devenir professeur, publier, et ne pas verser dans la médiocrité au prétexte que nous n'avons pas les moyens." Un engagement scrupuleusement respecté qui fait de lui une figure emblématique de l'université africaine contemporaine.
L'œuvre de Thioub illustre ainsi comment l'analyse du présent peut éclairer les mécanismes historiques de domination, une approche qu'il résume par cette formule : "Le présent permet de comprendre le passé."